lundi 25 décembre 2017

PIERRE PÉLADEAU SELON BERNARD BUJOLD


Pierre Péladeau 
Pierre Péladeau et Bernard Bujold (1995) 


PIERRE PÉLADEAU SELON BERNARD BUJOLD

Voici les deux parties de livres autobiographiques que j'ai écrits suite à mon passage en tant qu'adjoint au président auprès du magnat de la presse et fondateur de Quebecor, Pierre Péladeau. 

La PREMIÈRE PARTIE : " PIERRE PÉLADEAU CET INCONNU" a été publiée le 5 février 2003 en format papier et sur internet. 

La DEUXIÈME PARTIE : "EMPIRE QUEBECOR ET SON FONDATEUR PIERRE PÉLADEAU" a été publiée, en format internet uniquement, en décembre 2007, soit 10 ans après sa mort. 

Je vous souhaite une bonne lecture! 

Bernard Bujold

dimanche 24 décembre 2017

1. Pierre Péladeau cet inconnu (2003)

           

            

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J'ai eu le plaisir de partager la vie professionnelle quotidienne 
de Pierre Péladeau, le fondateur du Journal de Montréal et 
de l'empire QUEBECOR, durant les sept dernières années 
de sa vie de 1991 à 1997. 
J'ai voulu à mon tour partager cette expérience dans un livre: 
 "Pierre Péladeau cet inconnu" publié en février 2003 aux 
Éditions Trait d'Union. 
Bonne lecture 
Bernard Bujold-

Texte disponible sur Google Books
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Pierre Péladeau cet inconnu


À mes deux enfants, David et Stéphanie.
Merci à Carole pour sa généreuse collaboration à cet ouvrage, ainsi qu’à Heljon de Rueire pour son inspiration.
Les liens du sang sont  toujours les plus forts...
Mario Puzo , Le Parrain.
Les meilleurs alliés de l’homme sont la femme et le cheval...
Napoléon Bonaparte.


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INTRODUCTION

Il y a cinq ans, en décem­bre 1997, Pierre Péla­deau, cer­tai­ne­ment l’un des per­son­na­ges les plus con­tro­ver­sés du milieu des af­faires au Canada, s’étei­gnait, lais­sant en héri­tage à ses sept enfants, nés de trois uni­ons dif­fé­ren­tes, l’un des plus riches et plus puis­sants empi­res de l’édi­tion et de l’im­pri­me­rie en Amé­ri­que du Nord.
Je suis arrivé dans la vie de Pierre Péla­deau en 1991 alors que l’em­pire Que­be­cor était en pleine crois­sance et qu’il avait le vent dans les voi­les. Le chif­fre d’af­fai­res attei­gnait alors plus de deux milliards de dol­lars. Douze ans plus tard, au début de 2003, il est de plus de 12 milliards de dol­lars.
J’ai vécu avec Pierre Péla­deau plu­sieurs évé­ne­ments uni­ques, cap­ti­vants et par­fois his­to­ri­ques. Ma prin­ci­pale res­pon­sa­bi­lité était de m’as­su­rer que l’image publi­que du magnat de la presse soit à la hau­teur du per­son­nage. Je crois avoir connu Péla­deau sous plu­sieurs aspects de sa per­son­na­lité qui n’étaient pas tou­jours visi­bles à pre­mière vue. J’étais avant tout adjoint exé­cu­tif, mais je suis devenu peu à peu l’ami et le con­fi­dent du pré­si­dent fon­da­teur de Que­be­cor.
Aujourd’­hui, cinq ans après sa mort, je réalise que j’ai vécu aux côtés de Pierre Péla­deau une période très riche en évé­ne­ments dans sa vie et néces­sai­re­ment dans l’his­toire de Que­be­cor. J’ai connu l’homme d’af­fai­res qué­bé­cois voici plus de vingt-cinq ans et j’ai appris à l’ap­pri­voi­ser. J’ai l’in­time con­vic­tion que l’his­toire de ce grand per­son­nage mérite d’être racon­tée.
Je suis un grand ama­teur de pho­to­gra­phie et, selon moi, une image per­met sou­vent de per­ce­voir le vrai côté des gens. Lors­que je fais de la pho­to­gra­phie, j’es­saie de sai­sir l’âme de la per­sonne qui est devant mon appa­reil. On pourra aimer ou non mon ouvrage, mais ce que j’ai voulu faire est une sorte de por­trait en gros plan de Pierre Péla­deau, pris sous l’an­gle où je l’ai connu et qui, je crois, fait res­sor­tir plu­sieurs côtés mécon­nus du per­son­nage.
Ce livre offre un récit rem­pli d’anec­do­tes et qui raconte plu­sieurs faits vécus dans les milieux des affai­res ou de la poli­ti­que avec diver­ses per­son­na­li­tés du Qué­bec et du Canada. Pierre Péla­deau nous a laissé un héri­tage qu’il nous appar­tient de décou­vrir dans tous ses bons et ses mau­vais côtés. Je suis très heu­reux de vous pré­sen­ter le vrai Pierre Péla­deau.

                  


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CHAPITRE 1

Le 2 décem­bre 1997

La jour­née avait com­mencé comme d’ha­bi­tude. C’était une belle jour­née d’hi­ver froide mais enso­leillée.
L’agenda de Pierre Péla­deau, grand patron de l’em­pire Que­be­cor, était bien rem­pli. Quel­ques pro­blè­mes à résou­dre et des ren­con­tres à l’in­terne en avant-midi. L’après-midi, il avait fixé un rendez-vous à un jour­na­liste de Radio-Canada. Cette entre­vue était pla­ni­fiée depuis quel­ques semai­nes déjà et trai­tait d’un sujet qui lui tenait par­ti­cu­liè­re­ment à cœur : le mécé­nat et les arts. On lui avait éga­le­ment demandé de choi­sir quelques-unes de ses pièces musi­ca­les pré­fé­rées que l’on ferait jouer tout au long de l’émis­sion dif­fu­sée sur les ondes de la radio FM de la société d’État. Au petit mot que je lui avais envoyé quel­ques semai­nes plus tôt, il avait répondu d’ac­cor­der l’en­tre­vue le 2 décem­bre à 15 heures.
Si on lui avait collé une éti­quette d’homme d’af­fai­res et de ges­tion­naire très rigide, enri­chie d’une répu­ta­tion de grand séduc­teur et d’une autre, moins pri­sée, de per­son­nage irré­vé­ren­cieux, on avait aussi décou­vert en lui un grand phi­lan­thrope, admi­ra­teur et ami des artis­tes et des créa­teurs. Ce trait de carac­tère a mar­qué de façon impor­tante la der­nière par­tie de sa vie. Aux dires de ses nom­breux détrac­teurs, il vou­lait se rache­ter. Aux dires du prin­ci­pal inté­ressé, la vie l’avait choyé et il était nor­mal qu’il redonne un peu de ce qu’il avait reçu 1.
Le soir du jour fati­di­que, un con­cert de l’Or­ches­tre métro­po­li­tain avait lieu à la Place des Arts, et M. Péla­deau y avait invité une cin­quan­taine de per­son­nes. En tant qu’ad­joint au pré­si­dent, je devais m’oc­cu­per de coor­don­ner l’évé­ne­ment et d’as­si­gner les pla­ces aux invi­tés. Je pas­sai donc une bonne par­tie de l’avant-midi à véri­fier cer­tains détails et à con­fir­mer les pré­sen­ces de der­nière minute 2.
Vers 12 h 30, M. Péla­deau sort pour aller dîner. À ce jour, on ne sait tou­jours pas qui “ Mon­sieur P. ” allait ren­con­trer. Rien n’était ins­crit à son ordre du jour et, en sor­tant, il n’a rien men­tionné non plus à sa secré­taire quant à son emploi du temps entre midi et 14 heures. Encore aujourd’­hui, le mys­tère demeure. On ne sem­ble pas savoir qui était la per­sonne avec laquelle il aurait par­tagé son der­nier repas. On a inter­rogé une quan­tité de gens, mais la ques­tion est res­tée sans réponse.
Pierre Péla­deau revient au bureau vers 14 h 15 pour pré­pa­rer l’en­tre­vue de 15 heures. Il enlève ses cla­ques qu’il dépose bien ali­gnées dans la salle de bains de son bureau, au 13e étage de l’édi­fice Que­be­cor de la rue Saint-Jacques, en plein cœur du quar­tier des affai­res de Mon­tréal.
Ce bureau a été pho­to­gra­phié à diverses repri­ses et les pho­to­gra­phies ont été publiées dans plu­sieurs maga­zi­nes et revues. On sait que le grand bureau était situé à l’an­gle des rues Saint-Jacques et McGill. Fenes­tré sur deux pans de murs, il comportait, à l’en­trée, une table de tra­vail ronde et qua­tre chai­ses. Plus loin se trou­vait son bureau avec sur le côté, lon­geant les fenê­tres, un meu­ble sur lequel étaient posés sa chaîne sté­réo et les disques de ses piè­ces musi­ca­les pré­fé­rées, qu’il écou­tait sans arrêt.
Pierre Péla­deau sus­pend son man­teau sur un cin­tre et s’as­soit, non pas à son bureau, mais à la table de tra­vail située à pro­xi­mité. Il aurait peut-être eu une défaillance à ce moment pré­cis, et aurait été trop fai­ble pour se rendre jus­qu’à son bureau. Il était seul, tout le monde vaquait à ses occu­pa­tions. Tout était nor­mal.
Vers 14 h 30, sa secré­taire l’en­tend tous­ser d’une manière inha­bi­tuelle. Elle lui demande alors si tout va bien, mais n’ob­tient pas de réponse. Mon­sieur P. était très orgueilleux et n’ai­mait pas que les gens le pren­nent en pitié ou soient témoins de ses fai­blesses. Comme sa secré­taire n’en­tend aucun son, elle quitte son poste de tra­vail et se dirige vers celui de son patron, un peu trop silen­cieux.
Au cours des der­niers mois, Pierre Péla­deau, alors âgé de soixante-douze ans, avait eu quel­ques mal­ai­ses dont cer­tains, assez sérieux, avaient été éprou­vés lors de con­fé­ren­ces don­nées devant dif­fé­rents grou­pes de gens d’af­fai­res. Il n’y avait eu aucune pres­sion ; il ado­rait ce genre de ren­con­tres. C’était “ sa ” rou­tine, mais on aurait dit que le corps ne sui­vait plus.
Après avoir bu un café très fort, il reve­nait à lui, repre­nait des cou­leurs et con­ti­nuait comme si rien ne s’était passé. Il avait aug­menté sa con­som­ma­tion de café corsé de façon con­si­dé­ra­ble au cours des mois qui avaient pré­cédé son atta­que du 2 décem­bre 1997.
Il ne fai­sait pas atten­tion à son ali­men­ta­tion et il pou­vait man­ger des ali­ments très riches et pas du tout recom­man­dés pour son état. Il ne se pri­vait de rien. Il était inutile d’es­sayer de le con­te­nir dans ses élans. Il refu­sait d’en enten­dre par­ler. Il ne vou­lait pas savoir que, s’il con­ti­nuait de cette façon, il y lais­se­rait sa peau. Il remet­tait tou­jours à plus tard toute ques­tion con­cer­nant d’éven­tuelles mesu­res d’ur­gence à prendre à son sujet, ou alors il écar­tait sys­té­ma­ti­que­ment la ques­tion.
Ce jour-là, donc, je suis au télé­phone, en train de dis­cu­ter avec un des invi­tés de M. Péla­deau pour le con­cert prévu en soi­rée, lorsque Miche­line Bour­get, sa secré­taire, entre en lar­mes dans mon bureau. J’ai de la dif­fi­culté à com­pren­dre ce qu’elle me dit, tant elle est bou­le­ver­sée, mais je devine que quel­que chose de grave vient d’ar­ri­ver. Je cours vers le bureau de mon patron et je le trouve éva­noui sur sa chaise. Un filet de salive coule entre ses lèvres et, visi­ble­ment, il ne res­pire plus.
Même si tout le per­son­nel savait que M. Péla­deau était fra­gile, aucun employé de son entou­rage immé­diat ne con­nais­sait les manœuvres de réani­ma­tion. On savait, Pierre Péla­deau le pre­mier, qu’un inci­dent du genre pou­vait arri­ver à tout moment, mais on n’avait pas encore pris les mesu­res nécessaires pour for­mer au moins une per­sonne de son entourage qui aurait pu lui admi­nis­trer les pre­miers soins en cas de crise.
Les témoins diront que j’étais calme. Je dirais que j’étais pré­paré. C’était un scé­na­rio qui se dérou­lait dans ma tête depuis plu­sieurs mois déjà ; en fait, sur­tout depuis que j’avais com­pris qu’il ne chan­ge­rait pas d’idée pour les mesu­res d’ur­gence ; je m’at­ten­dais à cette situa­tion n’im­porte quand. Lors de mes vacan­ces quel­ques mois plus tôt, j’étais tou­jours aux aguets en écou­tant les nou­vel­les. J’étais cer­tain que j’en­ten­drais “ la nou­velle ”. Lors­que ce moment est arrivé, j’y étais pré­paré men­ta­le­ment. De l’ex­té­rieur, je don­nais l’im­pres­sion de maî­tri­ser la situa­tion, mais à l’in­té­rieur c’était dif­fé­rent. J’étais inquiet.
J’étais autant attristé par ce qui arri­vait à mon patron et ami que par ce qui atten­dait l’en­tre­prise. Même aujourd’­hui, je suis inca­pa­ble d’ex­pli­quer ce que je res­sen­tais vrai­ment ; c’était un mélange de cha­grin et d’ap­pré­hen­sion envers l’ave­nir de Que­be­cor, ainsi qu’à l’égard des dif­fé­ren­tes œuvres aux­quel­les Pierre Péla­deau s’était con­sa­cré durant les der­niè­res années.
En quel­ques secon­des, la stu­pé­fac­tion s’est empa­rée d’à peu près tout le monde sur le plan­cher du 13e étage. Gra­duel­le­ment, j’ai par­couru tous les étages pour trou­ver rapi­de­ment quel­qu’un qui pou­rrait inter­ve­nir en atten­dant l’ar­ri­vée de l’am­bu­lance, mais en pre­nant bien soin de ne pas nom­mer la per­sonne à secou­rir. J’étais des­cendu au 12e étage, puis au 11e, et on m’avait dit que Lise Cour­te­man­che, une adjointe juri­di­que, avait une for­ma­tion en pre­miers soins. Elle est mon­tée en vitesse au 13e étage, et c’est seu­le­ment lorsqu’elle fut par­ve­nue sur les lieux qu’elle a su de qui il s’agis­sait. Elle a pris la situa­tion en mains. Nous étions autour d’elle pour l’as­sis­ter. Nous l’avons aidée à dépla­cer M. Péla­deau et elle a fait les manœuvres de res­pi­ra­tion arti­fi­cielle afin de secou­rir son patron.
Le cœur s’est remis à bat­tre, mais Pierre Péla­deau n’a jamais repris con­nais­sance. Dans mon for inté­rieur, je savais qu’il ne s’en remet­trait jamais.
Je l’ai accom­pa­gné à l’hô­pi­tal, mais, encore là, ce ne fut pas aussi rapide qu’on l’au­rait sou­haité. Bien que les ambu­lan­ciers aient ras­suré tous ceux qui étaient sur place quant aux pre­miers soins pro­di­gués, cha­que minute qui s’écou­lait était pré­cieuse pour sau­ver le célè­bre patient. La civière n’en­trait pas dans l’as­cen­seur et il a fallu la pla­cer debout en dia­go­nale. Pour ce faire, il fal­lait aussi main­te­nir soli­de­ment le malade pour qu’il bouge le moins pos­si­ble.
Je me sou­viens pré­ci­sé­ment de cha­que moment qui a suivi l’arrivée de l’am­bu­lance au ser­vice des urgen­ces de l’Hôtel-Dieu : la remise par le per­son­nel de l’hô­pi­tal d’une enve­loppe con­te­nant les effets per­son­nels de Pierre Péla­deau (mon­tre, porte-monnaie, etc.) ; l’at­tente dans une petite pièce en com­pa­gnie de Syl­vie Laplante, son ancienne adjointe per­son­nelle, qui était accou­rue immé­dia­te­ment ; la réac­tion d’Érik Péla­deau face au drame ; et les pre­miè­res remar­ques des méde­cins quant à ses chan­ces de sur­vie.
Au moment de l’ac­ci­dent, un jour­na­liste de Radio-Canada était arrivé au bureau de Que­be­cor et, bien mal­gré lui, avait assisté à un évé­ne­ment autre que celui qu’il avait à son pro­gramme. Il était déjà dans le hall d’en­trée lors­que M. Péla­deau s’écrou­lait dans son bureau. Comme exclu­si­vité, per­sonne ne pou­vait deman­der mieux. Mais la direc­tion de Que­be­cor a refusé de lui con­fir­mer la nou­velle. On ne vou­lait pas qu’elle se répande trop vite. Il fal­lait éga­le­ment atten­dre le dia­gnos­tic des méde­cins. Il y avait aussi d’au­tres pro­blèmes impor­tants qui se posaient et qui étaient d’un tout autre ordre que le fac­teur humain, c’est-à-dire la ges­tion de l’in­for­ma­tion finan­cière. On aura com­pris que, parce que les actions de Que­be­cor étaient négociées en Bourse, il fal­lait gérer l’in­for­ma­tion de ma­nière à res­pec­ter la loi, mais aussi à évi­ter une baisse spec­ta­cu­laire du cours de l’ac­tion.
J’étais par­fai­te­ment au cou­rant que, depuis quel­que temps, M. Péla­deau s’oc­cu­pait de signer des docu­ments juridiques, comme son tes­ta­ment, une pro­cu­ra­tion en cas d’ac­ci­dent, un man­dat d’inap­­ti­tude, bref, tout ce qu’un homme d’af­fai­res qui gère un empire tel que le sien et con­voité par un nom­bre rela­ti­ve­ment con­si­dé­ra­ble de suc­ces­seurs poten­tiels devrait tenir à jour. On aurait dit que, pour lui, le fait de repous­ser con­ti­nuel­le­ment l’échéance de cet exer­cice fon­da­men­tal était un gage de lon­gé­vité. À force de dire qu’il était éter­nel, peut-être en était-il venu à le croire ?
M. Péla­deau n’avait pas déter­miné de façon défi­ni­tive l’iden­tité de celui qui pren­drait la relève à court, à moyen ou même à long terme. Il y avait, bien entendu, une col­lec­tion de vice-présidents au sein de l’en­tre­prise pour assu­rer un inté­rim, mais, selon moi, si M. Péla­deau avait repris con­nais­sance et avait été en état de prendre des déci­sions, il est fort pro­ba­ble que la suite des évé­ne­ments aurait été dif­fé­rente.
En pre­mier lieu, M. Péla­deau avait déjà avisé quelques-uns de ces vice-présidents qu’ils seraient licen­ciés ou mis à la retraite sous peu. Cer­tains n’avaient déjà plus de secré­tai­re. Prévu au retour des vacan­ces des fêtes, leur départ était une ques­tion de jours ou de mois, et les prin­ci­paux inté­res­sés étaient par­fai­te­ment au cou­rant de ce qui les atten­dait.
De plus, M. Péla­deau pre­nait des notes per­son­nel­les (aide-mémoire) depuis un cer­tain temps dans le but de révi­ser son tes­ta­ment. À tout moment, il écri­vait une petite note sur un bout de papier : “ Je lègue cela ou tel mon­tant à telle autre per­sonne. ” Je ne sais pas ce qu’il est advenu de ce clas­seur où mon patron gar­dait un nom­bre con­si­dé­ra­ble de ces “ petits papiers ”. Seul le patron savait quel était le plan de match de l’“ après Pierre Péla­deau ”. Le pro­blème est qu’il le gar­dait dans sa tête et ne l’avait pas encore par­tagé avec per­sonne au moment où il s’est éva­noui, le 2 décem­bre 1997 en après-midi. Cer­tains en con­nais­saient des bri­bes, mais per­sonne ne peut affir­mer avoir eu con­nais­sance de l’en­sem­ble des der­niè­res volon­tés du grand patron de l’en­tre­prise. Il envi­sa­geait de se reti­rer gra­duel­le­ment de la ges­tion de Que­be­cor et de per­met­tre à la relève de se met­tre en place pour assu­rer sa suc­ces­sion. Il comp­tait s’ab­sen­ter et se con­sa­crer à la rédac­tion de son auto­bio­gra­phie. De plus, même si son lea­ders­hip avait été sérieu­se­ment remis en ques­tion par cer­tains mem­bres de son entou­rage au cours de l’an­née ayant précédé son départ pré­ma­turé, et en dépit de cer­tai­nes cri­ses pro­vo­quées visant à for­cer sa retraite, Pierre Péla­deau demeu­rait le seul maî­tre à bord après Dieu. La plu­part des géants du milieu des affai­res crai­gnaient encore Pierre Péla­deau, même à soixante-douze ans et même si son phy­si­que, déjà peu impo­sant, subis­sait les affres du temps et se trouvait con­si­dé­ra­ble­ment affai­bli, sur­tout durant la der­nière année. Même moi, qui l’avais côtoyé pra­ti­que­ment tous les jours depuis que j’étais à son ser­vice, je n’en reve­nais pas de voir com­ment M. Péla­deau en impo­sait autant, lui, un être si fra­gile phy­si­que­ment.
Lors­qu’il était dans le coma, son emprise régnait encore. Mais ce fut de courte durée.
En quit­tant le ser­vice des urgen­ces, ses enfants, qui avaient pris en charge la situa­tion, m’ont clai­re­ment signi­fié que ma présence n’était plus requise à l’hô­pi­tal et que doré­na­vant ils gére­raient seuls cette crise.
“ Tu ne t’oc­cu­pes plus de notre père, on s’en charge. ” Dans ma grande naï­veté, j’ai d’abord cru qu’il s’agis­sait d’une affaire que la famille vou­lait sui­vre per­son­nel­le­ment, ce qui était tout à fait nor­mal. Mais au fur et à mesure que les jours s’écou­laient, comme on ne me con­fiait plus de nou­vel­les res­pon­sa­bi­li­tés aux com­mu­ni­ca­tions de Que­be­cor, j’ai com­pris que je serais pro­ba­ble­ment éloi­gné en per­ma­nence du siège social, une fois la nou­velle direc­tion en place.
J’ai été par­ti­cu­liè­re­ment frappé par la réac­tion du per­son­nel de direc­tion immé­dia­te­ment après l’hos­pi­ta­li­sa­tion de M. Péladeau ; si cer­tains étaient abat­tus par la dis­pa­ri­tion du grand patron et priaient, en lar­mes, pour qu’il revienne, d’au­tres n’avaient aucune dif­fi­culté à tour­ner la page. Leur deuil était déjà fait, et on tenait pour acquis que le chef était parti pour de bon. Ce désis­te­ment se mani­fes­tait rapi­de­ment par plu­sieurs modi­fi­ca­tions des pra­ti­ques cou­ran­tes de la ges­tion quo­ti­dienne, à divers paliers.
Un exem­ple, plus comi­que que dra­ma­ti­que, est celui d’un vice-président que je con­nais­sais bien. On sait que Pierre Péla­deau n’ac­cep­tait pas faci­le­ment les notes de frais de repré­sen­ta­tion. Ce vice-président et direc­teur de ser­vice appor­tait reli­gieu­se­ment son lunch et man­geait tou­jours dans son bureau, et ce, depuis l’épo­que de mes débuts chez Que­be­cor. Durant les semai­nes qui ont suivi l’ac­ci­dent du 2 décem­bre, ce vice-président s’était mis sou­dai­ne­ment à mul­ti­plier les sor­ties et les repas au res­tau­rant, des frais qu’il met­tait sur son compte de dépen­ses. Le roi n’était pas encore mort que l’on pro­fi­tait de sa tire­lire.
Il faut dire que, bien que l’entreprise fût une mul­ti­na­tio­nale avec un impo­sant per­son­nel, les comp­tes de dépen­ses avaient tou­jours été scru­tés à la loupe par le fon­da­teur, qui les rédui­sait au strict mini­mum. On ne po­sait pas aux vice-présidents, sur leur for­mu­laire d’em­bau­che, les questions sui­van­tes : à quel club de golf voulez-vous adhé­rer ? Voulez-vous join­dre le club Saint-Denis, le St. James, le Mount Ste­phen, etc. ? Chez Que­be­cor, il n’y avait pas de bud­get pour des loi­sirs de cet ordre. De toute façon, si l’on voulait join­dre qui que ce soit dans la com­mu­nauté, il fal­lait sim­ple­ment men­tion­ner le nom de “ Mon­sieur P. ” et c’était chose faite. Inutile d’emme­ner cette personne au res­tau­rant pour la con­vain­cre.
Les pre­miers rap­ports médi­caux dif­fu­sés en con­fé­rence de presse avaient laissé pla­ner l’es­poir que M. Péla­deau émer­ge­rait gra­duel­le­ment de son coma. Mais, si ces com­mu­ni­qués se vou­laient ras­su­rants pour ses admi­ra­teurs en géné­ral et pour les inves­tis­seurs en par­ti­cu­lier, les personnes qui étaient à son che­vet ne voyaient aucune amé­lio­ra­tion. Il avait été privé d’oxy­gène pour une période que nous n’avons jamais pu déter­mi­ner, mais les dom­ma­ges céré­braux qui en décou­laient étaient irré­ver­si­bles.
Le soir du 2 décem­bre, je devais donc accueillir les invi­tés per­son­nels de Pierre Péla­deau à la soirée-concert, laquelle ne pou­vait être annu­lée. Il était humai­ne­ment impos­si­ble à ce moment-là de join­dre tout le monde et de les aver­tir du chan­ge­ment de pro­gramme. Par ailleurs, plu­sieurs cen­tai­nes de per­son­nes étaient pré­sen­tes parce qu’el­les avaient acheté leur billet. Elles étaient là pour enten­dre l’or­ches­tre. On avait dit sim­ple­ment aux gens que M. Péla­deau avait eu un petit mal­aise ; on ne vou­lait rien lais­ser fil­trer sur la gra­vité de son état. Je me suis rendu à la Place des Arts pour dis­tri­buer une cin­quan­taine de billets en men­tion­nant sim­ple­ment que “ Mon­sieur P. ” était retenu par ses “ affai­res ”. Plu­sieurs per­son­nes m’en ont reparlé plus tard, me disant que j’étais bien pâle en ce soir du 2 décem­bre et que j’avais l’air bien fati­gué.
Plusieurs parmi les invi­tés pré­sents n’avaient pas écouté les nou­vel­les et n’étaient pas au cou­rant de l’“ ac­ci­dent ”. Ils étaient au rendez-vous et deman­daient à saluer Pierre Péla­deau. Je me con­ten­tais de dire que mon patron était retenu ailleurs. C’était arrivé à quel­ques repri­ses, per­sonne ne s’en for­ma­li­sait. Mais je n’ai pas pu faire autre­ment que de dire la vérité à Jean-Marc Bru­net, grand ami de Pierre Péla­deau 3. À lui seul, j’ai con­fié :
“ Ça va mal. Je pense qu’on va le per­dre ! ”
Dis­crè­te­ment, nous avons quitté tous les deux le hall de la Place des Arts pour nous diri­ger vers l’Hôtel-Dieu, au che­vet de l’être que nous aimions et admi­rions par-dessus tout.
Comme il n’aimait pas sortir seul, M. Péla­deau avait invité une de ses amies per­son­nel­les, Jac­que­line Mal­lette, une Aca­dienne d’ori­gine, à sou­per avec lui ce soir-là, après le tra­vail, et à l’ac­com­pa­gner ensuite au con­cert.
Mme Mal­lette fai­sant par­tie des gens qui n’avaient pas écouté les nou­vel­les, elle se pré­senta donc au rendez-vous au bureau à 18 heures pré­ci­ses, très heu­reuse à l’idée de revoir son ami qui lui avait parlé dans la mati­née pour con­fir­mer leur ren­con­tre. En la voyant, deux mem­bres du per­son­nel, pro­ches de M. Péla­deau, lui deman­dèrent ce qu’elle faisait là. Can­di­de­ment et un peu éton­née de leur réac­tion, elle répondit : “ Mais je viens voir Pierre. Il m’a donné rendez-vous ce matin. Il m’a dit que nous allions au con­cert ensem­ble ce soir. ”
Il a fallu lui expli­quer qu’il y avait des chan­ge­ments impor­tants au pro­gramme, pour elle et pour les autres !
C’était cau­che­mar­des­que. Je savais pour­tant qu’à tout moment ce genre d’évé­ne­ment ris­quait de se pro­duire. J’avais vu M. Péla­deau s’af­fai­blir au cours des der­niers mois. Il aimait tel­le­ment son tra­vail qu’il ne se rési­gnait pas à “ décro­cher ” défi­ni­ti­ve­ment pour pro­fi­ter d’une retraite bien méri­tée. Mais il y pen­sait.
Beau­coup de per­son­nes m’avaient con­seillé de trou­ver un emploi ailleurs au cours de la der­nière année pas­sée chez Que­be­cor. Il sem­ble que bien des gens voyaient déjà M. Péla­deau parti, vieilli, fati­gué et miné par les lut­tes inter­nes pour la prise du pou­voir, alors que nous qui le côtoyions quo­ti­dien­ne­ment, bien que con­scients de sa vul­né­ra­bi­lité phy­si­que, n’ac­cep­tions pas la pos­si­bi­lité qu’il quitte ses fonc­tions un jour ou l’au­tre. Mal­gré ses soixante-douze ans et ses pro­blè­mes de santé, il avait encore l’es­prit plus alerte que bien des gens qui ont la moi­tié de son âge et qui ne subis­sent pas la pres­sion qu’il subis­sait tous les jours.
Tra­vailler pour Pierre Péla­deau était un défi, non pas par rap­port à lui, mais par rap­port à nous-mêmes. Il fal­lait être en mesure de se sur­pas­ser con­ti­nuel­le­ment, non seu­le­ment parce que c’était ce qu’il atten­dait de nous, mais sur­tout parce qu’à par­tir du moment où on s’en­ga­geait de quel­que façon à “ livrer la mar­chan­dise ”, il ne fal­lait pas traî­ner.
Dès le len­de­main de l’ac­ci­dent, j’ai vécu une période dif­fi­cile qui s’est pro­lon­gée jus­qu’au départ pour les vacan­ces des fêtes. Il était assez évi­dent que la relève déjà en place me fer­mait les por­tes, et, gra­duel­le­ment, on m’a retiré mes dos­siers.
Isa­belle Péla­deau, la fille aînée après Érik, m’a invité à col­la­bo­rer à la rédac­tion de l’al­bum-sou­ve­nir qu’elle a pré­paré et publié chez Publi­cor en jan­vier 1998 : Hom­mage à un grand bâtis­seur, PIERRE PÉLA­DEAU. Ce fut ma der­nière col­la­bo­ra­tion pro­fes­sion­nelle avec la famille de Pierre Péla­deau. Isa­belle et moi som­mes res­tés en con­tact durant deux ou trois ans après le décès de son père.
C’est le cœur gros que je suis parti du bureau le 22 décem­bre pour les vacan­ces de Noël. La nou­velle direc­tion de Que­be­cor avait demandé à tout le per­son­nel d’ou­blier la tra­gé­die de décem­bre et de pro­fi­ter du congé des fêtes pour se repo­ser. Inutile de dire que le party de bureau des employés de Que­be­cor, prévu pour le 15 décem­bre, avait été annulé et l’échange des vœux réduit au mini­mum.
L’in­cer­ti­tude et l’in­quié­tude étaient pal­pa­bles, et avec rai­son. Per­sonne ne savait ce qui nous atten­dait ni ce qu’il advien­drait de la direc­tion de l’en­tre­prise. Mais nous étions tous cer­tains d’une chose : de grands chan­ge­ments se pré­pa­raient pour le début de l’an 1998.
C’est par le tru­che­ment des médias que j’ai pris con­nais­sance du com­mu­ni­qué émis par la célè­bre cli­ni­que Mayo, à laquelle la famille et la direc­tion de Que­be­cor avaient demandé un deuxième avis médi­cal sur les chan­ces de réta­blis­se­ment de M. Péla­deau. Dans l’ar­ti­cle de La Presse, on men­tionnait que les méde­cins de l’Hôtel-Dieu n’étaient pas au cou­rant du fait qu’une telle démar­che avait été entre­prise par la famille. Ils s’en dis­aient sur­pris, comme si l’on met­tait en ques­tion leur com­pé­ten­ce. Selon cette seconde exper­tise, le malade n’avait aucune chance de repren­dre cons­cience. Par con­sé­quent, la direc­tion de Que­be­cor annon­çait offi­ciel­le­ment la com­po­si­tion du nou­veau con­seil d’ad­mi­nis­tra­tion. Le len­de­main, jour­ de Noël, en regar­dant la télé­vi­sion, j’ap­pre­nais que le décès de Pierre Péla­deau avait été offi­ciel­le­ment con­firmé à 21 h 45 le 24 décem­bre 1997. C’était aussi une de ses volon­tés dites publi­que­ment : il ne vou­lait pas être un poids pour per­sonne s’il lui arri­vait un acci­dent. Il refu­sait tota­le­ment d’être dépen­dant. Pour lui, c’était incon­ce­va­ble. Il avait été fort impres­sionné par sa mère, Elmire, qui avait pleuré pour la pre­mière fois de sa vie parce qu’elle était inca­pa­ble de s’oc­cu­per d’elle-même, à quatre-vingt-trois ans !
Ce furent les fêtes les plus tri­stes de toute ma vie. Je vivais mon deuil dans mon coin avec quel­ques amis.
J’ap­pré­hen­dais le retour au tra­vail du 6 jan­vier, et, comme je m’y atten­dais, on m’a immé­dia­te­ment demandé de me ren­dre au bureau de Ray­mond Lemay, ancien pre­mier vice-président, qui me dit sans détour :
“ Tu as fait un bon tra­vail, mais on n’a plus besoin de tes ser­vi­ces. ”
J’ai ren­con­tré Jean Neveu, nou­veau pré­si­dent et chef de la direc­tion de Que­be­cor, afin de lui faire part de mon inté­rêt pour un autre poste que je pour­rais occu­per dans l’em­pire Que­be­cor. Après tout, avec tant d’an­nées pas­sées dans le feu de l’ac­tion auprès du pré­si­dent, je savais que je pou­vais être encore utile à bien des égards. On m’a répondu que l’on étu­die­rait la ques­tion, mais qu’il valait mieux ne pas comp­ter là-dessus.
Ce fut très dif­fi­cile à accep­ter, mais je n’en vou­lais à per­sonne. C’est un pro­ces­sus nor­mal dans toute entre­prise que de nom­mer d’au­tres adjoints lors­que les mem­bres de la direc­tion chan­gent. Je com­pre­nais par­fai­te­ment que Pierre-Karl Péla­deau veuille s’en­tou­rer de gens nou­veaux et avec les­quels il se sen­ti­rait à l’aise. Ce n’était pas une mince tâche que de repren­dre le col­lier là où son père l’avait laissé aussi sub­ite­ment, et dans une impor­tante période de tran­si­tion en plus. Il aurait à supporter con­ti­nuel­le­ment les com­pa­rai­sons entre son père et lui.
On m’a offert une indem­nité de départ et les ser­vi­ces de la com­pa­gnie Mur­ray Axmith pour m’ai­der à me réorien­ter vers un autre domaine. Je me sou­viens de la prin­ci­pale recom­man­da­tion faite par la con­seillère dès notre pre­mière ren­con­tre lors­qu’elle a vu d’où je venais et avec qui j’avais tra­vaillé :
“ N’en parle plus. Pour refaire ta vie, il faut en éli­mi­ner les sept der­niè­res années. Ce cha­pi­tre est ter­miné et il faut main­te­nant tourner la page. Essaie d’ou­blier que tu as été l’ad­joint de Pierre Péla­deau. Ses vic­toi­res en affai­res vont te nuire parce que tu étais son allié, son sol­dat. ”
Chez Que­be­cor, des cadres m’avaient sou­vent con­seillé de quit­ter mes fonc­tions avant que M. Péla­deau ne meure. “ Après, tu auras beau­coup de dif­fi­cul­té à te dif­fé­ren­cier de lui sur le plan pro­fes­sion­nel ”, m’avait dit André Gourd, l’un des vice-présidents, qui avait quitté l’en­tre­prise un an avant le décès de son patron.
Effec­ti­ve­ment, lors de plu­sieurs entre­vues que j’ai obte­nues, au début de 1998, dans de gran­des entre­pri­ses du Qué­bec avec les­quelles j’avais col­la­boré à titre d’ad­joint de Pierre Péla­deau, on ten­tait de me faire racon­ter des anec­do­tes sur­ve­nues de son vivant. La situa­tion se répé­tait inva­ria­ble­ment. On ne s’in­té­res­sait pas à moi, mais à mon ancien patron, et j’ai entendu tou­tes sor­tes de com­men­tai­res à son sujet.
Par exem­ple, au cours d’une entre­vue chez Mol­son, la per­sonne qui m’a reçu m’a demandé :
“ Com­ment avez-vous fait pour tra­vailler avec un être aussi désagré­a­ble que Pierre Péla­deau ? ”
J’étais ren­versé par la ques­tion. Je ne con­nais­sais pas ce Pierre Péladeau-là. Je con­nais­sais un être exi­geant, mais je savais aussi qu’il était humain, géné­reux et un tra­vailleur acharné.
J’ai décou­vert fina­le­ment que les gens ordi­nai­res aimaient Pierre Péla­deau, mais, dans le milieu des affai­res, nom­breux étaient ceux qui, s’ils ne le détes­taient pas, en avaient peur.
Je suis d’avis, après être passé par l’école de Pierre Péla­deau, que si l’on se tient debout, on n’a peur de per­sonne. Mais il y a des gens qui n’agis­sent que par la peur.
Pierre Péla­deau jouait serré en affaires. Il était dur, mais juste. C’était un vif et habile com­pé­ti­teur. Il a tou­jours dit qu’il jouait pour gagner.
Je me suis rendu compte rapi­de­ment que mon expé­rience avec ce per­son­nage n’était pas une valeur ajou­tée à mon cur­ri­cu­lum vitæ, mais un poids à sup­por­ter. J’étais comme un pri­son­nier des der­niè­res vic­toi­res de Pierre Péla­deau.
En affai­res, il n’y a pas vrai­ment de place pour l’hu­ma­nisme. Pierre Péla­deau était toutefois, selon moi, l’un des rares magnats à être très coriace, mais éga­le­ment humain. Il pou­vait met­tre ses occupations com­plè­te­ment de côté pour aller aider quel­qu’un qui l’avait appelé à son secours.
Je me sou­viens aussi de mon départ de chez Que­be­cor. C’était la semaine du 5 jan­vier 1998, qui a coïn­cidé avec le début de la crise du ver­glas. Il y avait une panne géné­rale d’élec­tri­cité, et il fai­sait froid. Tout était som­bre. J’ai pensé que la fin du monde était arri­vée.
1.     Voir le cha­pi­tre 11.
2.     Voir la copie des billets dans le cahier photos no 2.
3.     Jean-Marc Bru­net est le fon­da­teur des centres JMB Le Natu­riste et chro­ni­queur au Jour­nal de Mon­tréal.

         
               
                
                     

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CHAPITRE 2

Pre­mière ren­con­tre avec Pierre Péla­deau

J’ai entendu par­ler de Pierre Péla­deau pour la pre­mière fois en 1977 par Nor­mand Girard, cor­res­pon­dant du Jour­nal de Mon­tréal à Qué­bec. À cette épo­que, j’étais le plus jeune jour­na­liste affecté à l’Assem­blée natio­nale. J’avais vingt ans à peine et j’arri­vais, fraî­che­ment débar­qué, de ma Gas­pé­sie natale 1. Il y avait beau­coup de grands médias à Qué­bec. Comme nous étions au len­de­main de l’élec­tion d’un gou­ver­ne­ment natio­na­liste, j’étais non seu­le­ment avec la crème de la crème des jour­na­lis­tes de la pro­vince, mais aussi avec ceux du reste du Canada qui venaient sur­veiller l’ennemi public numéro un : le Parti qué­bé­cois.
J’étais au ser­vice de la sta­tion CHAU-TV de Car­le­ton, qui des­sert la pénin­sule gas­pé­sienne dans l’est du Qué­bec. J’étais éga­le­ment cor­res­pon­dant pour les sta­tions de radio CKRS Jon­quière, CHLC Hau­te­rive, CJMC Sainte-Anne-des-Monts, ainsi que pour les heb­do­ma­dai­res du groupe Roland Bel­la­vance de Rimouski, mais je le fus briè­ve­ment. Sur la col­line parlementaire, je côtoyais Jean-François Lépine, Michel Lacombe, Denis Tru­deau, Ber­nard Saint-Laurent, Gérald Leblanc, Daniel L’Heu­reux, Ber­nard Des­co­teaux, Gilles Lesage, Lysiane Gagnon et occa­sion­nel­le­ment Jac­ques Guay. Ce der­nier fut le pre­mier cor­res­pon­dant à l’Assem­blée natio­nale du Jour­nal de Mon­tréal au cours des années 1960, ayant tra­vaillé aupa­ra­vant au jour­nal Le Soleil. Il est devenu l’émi­nent pro­fes­seur en jour­na­lisme que l’on sait, à l’uni­ver­sité Laval.
Comme René Léves­que était ori­gi­naire de la même région que moi, avec Gérard-D. Léves­que, j’étais d’autant plus heu­reux de sui­vre leur tra­vail de près, impres­sionné de par­ta­ger le ter­rain avec d’aussi grands joueurs. Je ne con­nais­sais pas très bien Le Jour­nal de Mon­tréal pas plus que le per­son­nage qu’était Pierre Péla­deau. Il n’avait pas vrai­ment fait par­ler de lui en région gas­pé­sienne lorsqu’il avait fondé son “ plus grand quo­ti­dien fran­çais d’Amé­rique ” pen­dant la grève de La Presse de Mon­tréal. La Gas­pé­sie était le ter­ri­toire du jour­nal Le Soleil et Le Jour­nal de Mon­tréal ne se ren­dait pas au-delà de la ville de Qué­bec. Il a fallu atten­dre la créa­tion du Jour­nal de Qué­bec en 1967 pour que les Gas­pé­siens soient sen­si­bi­li­sés aux jour­naux de Pierre Péla­deau. Les jour­naux de Que­be­cor sont tou­te­fois tou­jours res­tés une affaire urbaine prin­ci­pa­le­ment cen­tra­li­sée à Mon­tréal et à Qué­bec. En 1977, Pierre Péla­deau était tou­jours con­si­déré comme un per­son­nage dou­teux qui man­quait de sérieux et de res­pect envers la société. Le Jour­nal de Mon­tréal était une feuille de chou vouée à l’échec selon les soi-disant experts.
Nor­mand Girard me par­lait sou­vent de son patron et j’étais curieux de décou­vrir ce per­son­nage. Girard, de son côté, était con­si­déré comme l’émi­nence grise de la gale­rie de la presse. On dis­ait qu’il avait les meilleurs tuyaux, les meilleu­res exclu­si­vi­tés, les meilleu­res entrées. Il était éga­le­ment isolé, tou­jours un peu à l’écart dans son vaste bureau de La Tri­bune parlementaire alors ins­tal­lée dans l’édi­fice du Par­le­ment. On lui avait attri­bué le bureau le plus vaste, celui qui était en coin, en rai­son de son ancien­neté. Il était le doyen. Je me dis­ais que c’était sans doute pour sau­ve­gar­der ses con­tacts qu’il tenait tou­jours sa porte fer­mée.
J’étais aussi ren­versé de voir les suc­cès que con­nais­sait Le Jour­nal de Mon­tréal, mal­gré le man­que de res­pect de la part des autres jour­na­lis­tes. En 1978, le tirage du Jour­nal de Mon­tréal était de 260 000 exem­plai­res en com­pa­rai­son de 142 000 pour La Presse. Le Soleil tirait à 112 000, Le Jour­nal de Qué­bec à 107 000 et Le Devoir à 50 000 exem­plai­res. Je me deman­dais bien com­ment Pierre Péla­deau était arrivé à impo­ser son jour­nal. Girard me par­lait con­ti­nuel­le­ment du dyna­misme du grand patron, de sa manière d’agir réso­lue en affai­res et exi­geante avec son entou­rage. Il me disait aussi que les gens le détes­taient parce qu’ils étaient sim­ple­ment jaloux de son suc­cès.
Dans ce temps-là, le courrier électronique n’exis­tait pas. Alors on écri­vait des let­tres de la bonne façon tra­di­tion­nelle : machine à écrire, papier et poste. J’ai adressé quel­ques mots à M. Péla­deau pour lui dire que j’étais un jeune jour­na­liste et que j’admi­rais son tra­vail. Et il m’a répondu, non pas pour m’offrir un tra­vail, mais en deux lignes, pour me remer­cier sim­ple­ment. De toute façon, les médias écrits ne m’inté­res­saient pas vrai­ment. Je lui écri­vais, ins­piré par la curio­sité que Girard ali­men­tait. La télé­vi­sion était ma pas­sion, de même que l’envi­ron­ne­ment dans lequel cette indus­trie évo­luait. Le jour­na­lisme écrit est un tra­vail de soli­taire, tan­dis qu’avec la télé­vi­sion toute une équipe nous entoure, du came­ra­man à l’éclai­ra­giste en pas­sant par le réali­sa­teur, etc. Si le jour­na­lisme écrit est un outil de com­mu­ni­ca­tion très puis­sant à cause de la pro­lon­ga­tion de la vie d’un repor­tage après sa publi­ca­tion, la télé­vi­sion est un média beau­coup plus exci­tant et glo­ri­fiant. Elle rejoint les gens dans l’inti­mité de leur salon et son rayon­ne­ment est com­pa­rable à celui de l’indus­trie du cinéma.
J’étais plus impressionné par René Léves­que que par Pierre Péla­deau. D’ailleurs, René Léves­que m’avait en quel­que sorte pris en affec­tion. Je pen­sais que c’était à cause de mes ori­gi­nes gas­pé­sien­nes, mais je suis con­vaincu aujourd’hui que c’était bien plus à cause de ma cou­sine, Gene­viève Bujold, qu’il rencontrait lors­qu’elle était de pas­sage à Mon­tréal. Il me deman­dait tou­jours si j’en avais des nou­vel­les, même si je lui avais dit que je n’étais pas très sou­vent en con­tact avec elle ; elle avait grandi à Mon­tréal, et moi en Gas­pé­sie. Il me racon­tait par­fois les ren­con­tres ami­ca­les qu’il avait eues avec elle et com­bien il admi­rait son talent.
Je ne le savais pas encore, mais, plu­sieurs années plus tard, j’allais cons­ta­ter com­bien le Pre­mier minis­tre avait des points en com­mun avec Pierre Péla­deau. Tous les deux étaient de grands com­mu­ni­ca­teurs au style direct et proche de leur audience. Il faut avoir vu René Léves­que et Pierre Péla­deau pré­sen­ter un dis­cours pour cons­ta­ter la grande res­sem­blance. D’ailleurs, Pierre Péla­deau m’a plus tard con­fié qu’il avait appris à don­ner des con­fé­ren­ces grâce aux con­seils de René Léves­que. Un jour, alors que M. Péla­deau s’adres­sait, sans notes, à un petit audi­toire de gens d’affai­res de Mon­tréal, Léves­que, alors pré­sent, est venu le féli­ci­ter et lui deman­der une copie de son texte.
“ Je n’en ai pas. J’y suis allé de mon ins­pi­ra­tion du moment. ”
Léves­que a répondu : “ T’as été chan­ceux. Un jour, tu vas te figer devant l’assis­tance et tu vas avoir l’air idiot. Tu devrais tou­jours pré­pa­rer tes con­fé­ren­ces et avoir un texte écrit. C’est la seule façon de pré­sen­ter un dis­cours et d’être cer­tain de ne pas dire de niai­se­ries. ”
Pierre Péla­deau con­si­dé­rait que Léves­que lui avait été d’une aide pré­cieuse ce jour-là ; il sui­vit son con­seil pen­dant plus de trente ans, jusqu’à sa der­nière con­fé­rence, quel­ques semai­nes avant sa mort.
Pierre Péla­deau et René Léves­que étaient tous les deux par­tis de loin pour fina­le­ment ral­lier des milliers de gens à leur cause res­pec­tive, cha­cun dans son sec­teur, l’un en poli­ti­que et l’autre en jour­na­lisme. Ils avaient aussi tous les deux à cœur le Qué­bec, la prise en main de son éco­no­mie par les Qué­bé­cois, le déve­lop­pe­ment et la pro­tec­tion du patri­moine de son peu­ple.
M. Péla­deau admi­rait René Léves­que, qu’il avait d’ailleurs embau­ché au Jour­nal de Mon­tréal quel­ques années avant les élec­tions de 1976. Léves­que était sans res­source et sans tra­vail et M. Péla­deau n’avait pas hésité un seul ins­tant à lui offrir un poste de chro­ni­queur dans son quo­ti­dien. Dès lors, le tirage avait monté en flè­che. M. Péla­deau con­si­dé­rait comme ses deux meilleurs coups au Jour­nal de Mon­tréal l’embau­che de Jac­ques Beau­champ aux sports dans les pre­miè­res années et, plus tard, celle de René Léves­que. Dans les deux cas, ces embau­ches avaient per­mis au jour­nal d’aug­men­ter con­si­dé­ra­ble­ment son tirage et d’accroî­tre sa cré­di­bi­lité, ce qui pla­çait le quo­ti­dien devant les autres. Il disait que René Léves­que était le poli­ti­cien le plus impor­tant, le plus brillant qu’il con­nais­sait, celui qu’il admi­rait le plus pour son inté­grité et pour sa com­ba­ti­vité. Il éprou­vait un grand res­pect pour lui.
Pierre Péla­deau me dis­ait que Léves­que n’avait jamais voulu s’enri­chir grâce à ses posi­tions poli­ti­ques.
“ C’était hono­ra­ble, mais tri­ste, dis­ait M. Péla­deau, car René Léves­que, alors qu’il a été l’un des per­son­na­ges les plus mar­quants de l’his­toire du Qué­bec, au même titre que Mau­rice Richard ou Félix Leclerc, est mort sans le sou. ”
Pierre Péla­deau était favo­ra­ble au natio­na­lisme qué­bé­cois, mais à un natio­na­lisme solide sur le plan des finan­ces, pour les per­sonnes comme pour la société dans son ensem­ble. Il dis­ait sou­vent dans ses con­fé­ren­ces qu’il l’avait expli­qué en long et en large à Léves­que, sur le bord de sa pis­cine à Sainte-Adèle.
“ Ton indé­pen­dance du Qué­bec, elle ne tien­dra pas et elle n’ira nulle part si tu ne t’assu­res pas des assi­ses soli­des sur le plan éco­no­mi­que. Un Qué­bec indé­pen­dant sans les finan­ces serait une répu­bli­que de bana­nes. ”
Selon M. Péla­deau, Léves­que com­pre­nait, mais il n’arri­vait pas à maî­tri­ser et à cana­li­ser les ardeurs pas­sion­nées de ses col­lè­gues du Parti qué­bé­cois. Les évé­ne­ments entou­rant la fin de René Lévesque don­nent un peu rai­son à cette théo­rie. Mais René Léves­que est mort trop tôt. Autre­ment, aurait-il eu l’occa­sion de chan­ger sa vie et de par­ti­ci­per encore à celle de ses con­ci­toyens ?
Par ailleurs, M. Péla­deau avait déjà été pres­senti pour se pré­sen­ter en poli­ti­que à titre de can­di­dat, tel­le­ment il affi­chait son pen­chant natio­na­liste. Mais il pré­fé­rait une par­ti­ci­pa­tion plus active et plus directe à l’éco­no­mie en res­tant dans le milieu des affai­res et en créant des emplois. C’était son modus vivendi. De plus, le moment n’était pas appro­prié, car Que­be­cor n’en était qu’à ses débuts dans les années 1976, et la pré­sence quo­ti­dienne du fon­da­teur à la barre était essen­tielle. Si on lui avait pro­posé la même offre durant les années 1990, il aurait accepté, car il aimait ren­con­trer les gens et les pous­ser à s’amé­lio­rer. Il m’a fourni la preuve con­crète de cet engoue­ment poli­ti­que au moment où je l’accom­pa­gnais au pre­mier Som­met éco­no­mi­que de Qué­bec. M. Péla­deau en était revenu frus­tré et pro­fon­dé­ment tri­ste de cons­ta­ter que le Pre­mier minis­tre Lucien Bou­chard ne lui offrait aucun poste pré­cis à la direc­tion des dif­fé­rents comi­tés de relance éco­no­mi­que du Qué­bec. J’étais à ses côtés et j’ai senti que M. Péla­deau avait la mort dans l’âme de se voir mis de côté alors que ses col­lè­gues comme Jean Coutu, des Phar­ma­cies Jean Coutu, et André Bérard, de la Ban­que natio­nale, avaient obtenu des pré­si­den­ces de comité. Je n’ai jamais vu Pierre Péla­deau tri­ste comme en ce jour-là. Il se sen­tait rejeté par son Premier minis­tre et indi­rec­te­ment par le peu­ple qué­bé­cois qu’il a défendu durant toute sa vie.
À la mort de René Léves­que en 1988, j’ai pris con­tact avec Pierre Péla­deau, car j’étais au cou­rant de son affec­tion pour le dis­paru, afin de lui deman­der sa con­tri­bu­tion à la mise en place d’une fon­da­tion. Il m’avait reçu et je lui avais expli­qué que le but de cet orga­nisme était d’acqué­rir la mai­son où avait grandi René Léves­que à New Car­lisle et d’en faire un musée. Les jour­naux en avaient parlé, à l’épo­que. Il avait été tenté, mais il aurait pré­féré que la future fon­da­tion René-Lévesque ait aussi pignon sur rue à Mon­t­réal, ou, à tout le moins, plus près de lui. Fina­le­ment, il a décliné l’invi­ta­tion en dis­ant qu’il valait mieux con­fier le man­dat à quel­qu’un d’autre, par exem­ple à un ancien député du parti ou encore à Corinne Côté-Lévesque, veuve de René Léves­que.
En 1979, Bona Arse­nault, ancien député pro­vin­cial et minis­tre fédé­ral, aussi ori­gi­naire de la Gas­pé­sie et avec qui je m’étais lié d’ami­tié, me sug­géra de pour­sui­vre ma car­rière de jour­na­liste à Radio-Canada. Selon lui, j’avais tout le poten­tiel voulu pour me join­dre un jour au réseau fran­çais à Mon­tréal, mais je devais d’abord faire mes clas­ses en région. Selon Arse­nault, la région idéale était Monc­ton, au Nouveau-Brunswick. En fait, il avait des con­tacts per­son­nels auprès de la direc­tion de Radio-Canada à Monc­ton.
Aussi éloi­gnée que cette ville puisse paraî­tre géo­gra­phi­que­ment, c’est en pleine Aca­die que j’ai décou­vert un peu plus en pro­fon­deur le per­son­nage Pierre Péla­deau. J’ai accepté la pro­po­si­tion de me join­dre à Radio-Canada Monc­ton à titre d’ani­ma­teur d’émis­sions spor­ti­ves à la télé­vi­sion et à la radio. J’y ai fait d’ailleurs la con­nais­sance inté­res­sante de Jean Per­ron, pre­mier entraî­neur de hoc­key cana­dien à appli­quer une méthode d’entraî­ne­ment scien­ti­fique pour les joueurs qui se dis­tin­guait de la méthode gui­dée uni­que­ment par l’ins­tinct qui était tou­jours en vigueur sur toutes les pati­noires. Per­ron était en poste à l’uni­ver­sité de Monc­ton durant les années 1980. Six ans plus tard, il mènera le Cana­dien à la coupe Stan­ley.
Mon pas­sage à Radio-Canada Monc­ton devait initia­le­ment ser­vir de trem­plin à mon entrée sur le ter­ri­toire mon­tréa­lais. Je rêvais de me join­dre à Radio-Canada Mon­tréal, mais je cons­ta­tai rapi­de­ment que ce n’était pas dans les inten­tions de la direc­tion locale, qui vou­lait bâtir une sta­tion régio­nale forte et à long terme avec des figu­res aca­dien­nes. Je rem­plis mon con­trat d’un an à Monc­ton, à la fin duquel j’hési­tais à en signer un deuxième. Je déci­dai de pren­dre un peu de temps pour réflé­chir à mon ave­nir et je com­men­çai alors à publier quel­ques arti­cles dans les jour­naux quo­ti­diens du Nouveau-Brunswick, en fran­çais et en anglais. Le Nouveau-Brunswick était une pro­vince d’envi­ron 700 000 habi­tants en 1980. On y comp­tait trois quo­ti­diens anglo­pho­nes et un quo­ti­dien fran­co­phone, L’Évan­gé­line 2, fondé au début du siè­cle à Monc­ton. Mes arti­cles furent remar­qués par la direc­tion de L’Évan­gé­line et, quelque temps plus tard, on m’offrait un poste qui me rame­nait par rico­chet dans l’uni­vers de Pierre Péla­deau.
Au départ, je n’étais pas vrai­ment con­vaincu de me plaire dans la presse écrite, car j’aimais davan­tage les médias élec­tro­ni­ques. Dans mon esprit, c’était pra­ti­que­ment de la magie que de voir son image entrer dans les foyers pour com­mu­ni­quer une nou­velle. Le jour­nal fai­sait figure de parent pau­vre à côté du pou­voir de l’élec­tro­ni­que, mais je me suis sou­venu de mon ancien col­lè­gue Nor­mand Girard qui, grâce à son tra­vail dans l’écrit, réus­sis­sait à in­fluen­cer l’opi­nion des lec­teurs sur la poli­ti­que du Qué­bec. J’ai accepté d’emprun­ter ce virage dans une autre direc­tion. La presse écrite fut une véri­ta­ble décou­verte, pres­que un coup de fou­dre. L’Évan­gé­line était le seul quo­ti­dien fran­co­phone publié dans l’est du Canada dans un milieu à majo­rité anglo­phone, et ce, depuis 95 ans.
Si j’avais décou­vert l’exis­tence de Pierre Péla­deau par Normand Girard à Qué­bec, j’allais en con­naî­tre encore plus du per­son­nage lors de mon pas­sage à L’Évan­gé­line à Monc­ton, grâce à Éric Goguen, alors chef de pupi­tre. Il avait été l’un des pre­miers rédac­teurs en chef du Jour­nal de Mon­tréal à l’épo­que de sa fon­da­tion en 1964. Il s’était retro­uvé à Monc­ton par choix et un peu par obli­ga­tion. Comme il appro­chait de la retraite, il vou­lait vivre dans sa région d’ori­gine et y finir tran­quille­ment sa car­rière active. À Mont­réal, il avait vécu l’alcoo­lisme et le rythme par­fois épui­sant de ceux qui étaient aux côtés de Pierre Péla­deau. Il avait décidé d’aban­don­ner ce rythme et de s’ins­tal­ler en Aca­die. Plus tard, lors­que Goguen est décédé, soit vers la fin des années 1990, Pierre Péla­deau me con­fia qu’il avait été un grand jour­na­liste et un tra­vailleur infa­ti­ga­ble.
Durant les années 1980, Éric Goguen me par­lait très sou­vent de son expé­rience avec Pierre Péla­deau. En fait, il s’en ser­vait sou­vent comme exem­ple pour for­mer de jeu­nes jour­na­lis­tes comme moi. Je peux dire que c’est à la faveur de son enca­dre­ment que j’ai vrai­ment acquis un engoue­ment pour la presse écrite. Je n’avais jamais com­pris aupa­ra­vant com­bien un arti­cle écrit pou­vait sus­ci­ter autant de réac­tions et avoir autant d’influence que le petit écran.
La télé­vi­sion est un média jeune qui a une puis­sance et une influence con­si­dé­ra­bles. On n’a qu’à pen­ser à l’effet CNN sur le public dès que la chaîne bra­que ses camé­ras sur un évé­ne­ment en direct. Trans­mise selon ce mode, cette infor­ma­tion – on le sait – est brute, non trai­tée et non ana­ly­sée. Mais une fois que l’on a vu un repor­tage au bul­le­tin de nou­vel­les, si l’on se sou­vient des grands titres, on en a oublié le con­tenu le jour­ sui­vant. La vedette d’un repor­tage de télé­vi­sion, c’est l’image. Dans la presse écrite, la vedette du repor­tage est le con­tenu de la nou­velle que l’on rapporte. On peut aussi con­ser­ver un arti­cle de jour­nal et s’y réfé­rer à n’im­porte quel moment après sa publi­ca­tion. Il ne dis­pa­raîtra jamais. Comme on dit, “ les écrits res­tent ”. Cette péren­nité ne tou­che en rien la qua­lité de l’infor­ma­tion en tant que telle, car la rigueur est de mise à l’élec­tro­ni­que comme à l’écrit.
Dès mon entrée à L’Évan­gé­line, Goguen, ancien employé de M. Péla­deau, me con­seillait sur le style de mes repor­tages. Il me dis­ait que j’avais le rythme des gars du Jour­nal de Mon­tréal. Il insis­tait for­te­ment pour que je me con­sa­cre à l’écrit, pré­tex­tant que je m’y plai­rais davan­tage qu’à l’écran.
Nous avons eu de lon­gues con­ver­sa­tions pour com­pa­rer les dif­fé­ren­ces de style d’un quo­ti­dien à l’autre, ce qui en fai­sait le tirage et le suc­cès. C’est dans ces moments qu’il me par­lait le plus de Pierre Péla­deau et de ce qu’il avait fait du Jour­nal de Mon­tréal. Long­temps con­si­déré comme un “ jour­nal jaune ” et sans valeur, le bébé de M. Péla­deau est par­venu, au fil des ans, à faire sa place et à éta­blir soli­de­ment ses assi­ses tant chez les lec­teurs que dans le milieu de l’édi­tion et des affai­res. Lors­que M. Péla­deau a fondé le quo­ti­dien au début des années 1960, il repro­dui­sait ni plus ni moins son Jour­nal de Rose­mont avec plus de pages et une place impor­tante pour les artis­tes. L’objec­tif prin­ci­pal était d’ailleurs d’occu­per le temps de presse de son impri­me­rie. Un jour­nal quo­ti­dien, c’est l’équi­va­lent de cinq heb­do­ma­dai­res dans une même semaine. Bien sûr, M. Péla­deau avait vu, avec Le Jour­nal de Mon­tréal, une occa­sion d’ame­ner un nou­veau joueur au Qué­bec et il a misé le tout pour le tout, pour gagner, comme il l’a tou­jours fait. Mais, à la base, Le Jour­nal de Mon­tréal a com­mencé sim­ple­ment, une édi­tion à la fois et avec l’ambi­tion prin­ci­pale de ren­ta­bi­li­ser ses équi­pe­ments déjà en place pour ses heb­do­ma­dai­res.
Pierre Péla­deau a tou­jours con­si­déré un jour­nal comme un pro­duit sim­ple et facile à lire. Il publiait un jour­nal comme s’il avait été assis sur le coin d’une table et qu’il avait parlé aux gens dans leur cui­sine. Pour lui, un jour­nal devait tenir compte du lec­teur et être lu, sur­tout. M. Péla­deau ne vou­lait pas faire un jour­nal pour se faire plai­sir ni un jour­nal qui paraisse bien. Il vou­lait un jour­nal qui se vende. Le tirage élevé qu’il a réussi à atteindre témoi­gne de la jus­tesse de son juge­ment.
Tou­tes ces com­pa­rai­sons et ces dis­cus­sions tenues à Monc­ton avec Goguen avaient con­tri­bué à sus­ci­ter ma curio­sité et mon inté­rêt envers Pierre Péla­deau. J’ai com­mencé à lui envoyer des copies de mes meilleurs arti­cles, en lui adres­sant tou­jours un mes­sage per­son­nel. Je lui redi­sais com­bien j’admi­rais son tra­vail et il me répon­dait fidè­le­ment en me remer­ciant de ma cor­res­pon­dance.
Je savais qu’il avait voulu se por­ter acqué­reur de L’Évan­gé­line au début des années 1980. Goguen m’a raconté que M. Péla­deau s’était pré­senté au jour­nal sans rendez-vous. Il est arrivé à la récep­tion et a demandé à voir le direc­teur. Évi­dem­ment, lors­que M. Péla­deau arri­vait quel­que part, avec ou sans rendez-vous, on le rece­vait. Il se serait adressé au direc­teur en dis­ant sim­ple­ment :
“ J’aime ça, votre jour­nal. Je vou­drais voir vos livres. ”
Un peu aba­sourdi, le direc­teur a demandé : “ Mais pour­quoi je vous mon­tre­rais nos livres ? ”
“ Parce que je veux l’ache­ter ”, aurait répondu aussi vite M. Péla­deau.
Ils ont dis­cuté quel­que temps, mais le direc­teur n’en démor­dait pas : L’Évan­gé­line n’était pas à ven­dre, sur­tout pas à un per­son­nage coloré comme M. Péla­deau et, pis encore, à un Qué­bé­cois.
Lors­que je repense à cette anec­dote aujourd’hui, je suis per­suadé que M. Péla­deau a pu se pré­sen­ter en dis­ant qu’il vou­lait ache­ter le jour­nal et qu’il désirait voir les livres, mais je doute fort qu’il s’agis­sait d’une visite for­tuite et non pré­mé­di­tée. J’aurais ten­dance à croire que son ancien employé Goguen, tou­jours fidèle à son patron des pre­miè­res heu­res, lui avait demandé de venir faire un tour à Monc­ton et de regar­der du côté de L’Évan­gé­line. M. Péla­deau n’a jamais refusé d’ana­ly­ser une bonne affaire. N’avait-il pas acheté son pre­mier jour­nal de la même façon ? Ray­monde Cho­pin, qui allait deve­nir son épouse, lui avait dit que Le Jour­nal de Rose­mont serait peut-être à ven­dre. Mais elle avait éga­le­ment dit au pro­prié­taire de l’heb­do­ma­daire, qui, soit dit en pas­sant, n’était plus publié depuis trois mois, qu’il y aurait peut-être un ache­teur.
Que tous les détails rela­tés par Goguen pour l’his­toire de L’Évan­gé­line et pour M. Péla­deau soient vrais ou non, cette éven­tua­lité n’empê­che pas de cons­ta­ter com­ment était M. Péla­deau lorsqu’il vou­lait quel­que chose. Il avait un don pour flai­rer les bonnes affai­res et agis­sait selon ses intui­tions. Au moment où il s’était pré­senté pour ache­ter L’Évan­gé­line, le quo­ti­dien aca­dien avait des dif­fi­cul­tés finan­ciè­res, mais il était en acti­vité. Un quo­ti­dien actif peut faci­le­ment être réorienté et l’admi­nis­tra­tion ratio­na­li­sée. L’Évan­gé­line pos­sé­dait ses pro­pres pres­ses et un édi­fice dif­fi­cile à admi­nis­trer. Une acqui­si­tion par Pierre Péla­deau aurait per­mis à L’Évan­gé­line d’avoir accès à la machine effi­cace qu’était Que­be­cor. En 1982, lorsqu’il dut fer­mer ses por­tes après 95 ans de publi­ca­tion, sa dis­pa­ri­tion aussi sub­ite que sur­prenante fit la man­chette des quo­ti­diens anglo­pho­nes du Nouveau-Brunswick. C’était un peu l’échec du peu­ple aca­dien à main­te­nir en vie son jour­nal quo­ti­dien.
Les reve­nus publi­ci­tai­res de L’Évan­gé­line avaient baissé de façon impor­tante avec la fer­me­ture de nom­breu­ses entre­pri­ses, vic­ti­mes de la réces­sion. Déjà en dif­fi­culté finan­cière, le quotidien acadien fut achevé par un conflit de travail. Les négo­cia­tions entre le syn­di­cat des employés et les patrons ne menaient nulle part, et, au bout de deux semai­nes, on ferma les por­tes. Cette fer­me­ture, qui devait être tem­po­raire, fut défi­ni­tive.
C’était une fin crève-cœur et une perte pour le milieu fran­co­phone de cette région du pays. J’ai eu l’idée de com­mu­ni­quer avec Pierre Péla­deau pour le sen­si­bi­li­ser à la situa­tion et pour voir s’il ne nous don­ne­rait pas un coup de main pour repar­tir le jour­nal. Éric Goguen trou­vait que c’était une bonne idée. Il me dit : “ Si tu ne le fais pas, je le fais. ”
Nous avons alors éla­boré un plan de relance. Nous pré­co­ni­sions de redé­mar­rer L’Évan­gé­line et d’y insuf­fler une cul­ture réso­lue en com­mer­cia­li­sa­tion, une cul­ture à la Pierre Péla­deau. Nous avons rédigé notre plan, puis nous l’avons fait par­ve­nir en toute urgence par un ser­vice de mes­sa­ge­rie au sau­veur poten­tiel de la rue Saint-Jacques, à Mon­tréal.
Mal­heu­reu­se­ment, ce qui nous sem­blait la solu­tion a échoué. M. Péla­deau nous a répondu qu’il n’était plus inté­ressé, et il s’est con­tenté de nous sou­hai­ter bonne chance pour notre pro­jet. A-t-il refusé de repren­dre le jour­nal parce qu’on lui avait déjà dit non une fois ? C’est ce que j’ai pensé sur le moment. Mais, avec le recul, je crois plu­tôt qu’il avait fait ses recher­ches et conclu que ce n’était plus une bonne affaire. Le mar­ché des jour­naux était aussi en mou­vance et le rythme des années 1970 n’était plus le même en 1982.
Le jour­nal aca­dien devait rou­vrir par la suite grâce à des com­man­di­tai­res et à des sub­ven­tions des dif­fé­rents paliers de gou­ver­ne­ment, mais il n’a pas tenu long­temps. D’abord relancé sous le nom Le Matin et dirigé par l’Aca­dien Char­les D’Amours, le quo­ti­dien n’a pas sur­vécu et l’ancien direc­teur du Nou­vel­liste de Trois-Rivières n’a pas gagné son pari. Le Matin s’est ins­tallé dans les anciens entre­pôts d’Eaton à Monc­ton et il a connu le même sort que les maga­sins de la chaîne. C’est fina­le­ment un petit quo­ti­dien, L’Aca­die nou­velle, ins­tallé à Cara­quet, qui s’est imposé, mais sans grand finan­ce­ment. Il paraît encore aujourd’hui.
L’Aca­die nou­velle est un peu à l’image des pro­jets de Pierre Péla­deau. Mal­gré le man­que de moyens au départ pour ses pro­jets, celui-ci réus­sit à s’impo­ser en étant près des gens et de son mar­ché. D’ailleurs, je me sou­viens d’une remar­que du pro­mo­teur du Matin qui m’avait dit vou­loir faire du jour­nal aca­dien un véri­ta­ble outil de révo­lu­tion cul­tu­relle en Aca­die. M. Péla­deau avait déjà entendu le même dis­cours à Mon­tréal alors que l’élite du Qué­bec dis­ait que ses jour­naux n’étaient pas de très grande classe. Il avait répondu à ses détrac­teurs que l’élite aimait faire un jour­nal dans les salons de société pour les bien-pensants. Lui, il pré­fé­rait faire un jour­nal pour le peu­ple. L’Aca­die nou­velle comme Le Jour­nal de Mon­tréal et Le Jour­nal de Qué­bec témoi­gnent de ce prin­cipe “ à la Péla­deau ”.
“ Si la télé rejoint les gens dans leur salon, un jour­nal doit rejoin­dre les gens à leur table de cui­sine. ”
Encore une fois, je me trou­vais à la croi­sée des che­mins. Devais-je con­ti­nuer dans le jour­na­lisme ? Devais-je chan­ger de voca­tion ? Devais-je aller vivre ailleurs au pays ?
En 1983, le milieu des com­mu­ni­ca­tions et des médias en par­ti­cu­lier com­men­çait à souf­frir de res­tric­tions de bud­get et de per­son­nel. On n’embau­chait pres­que plus. Il fal­lait tra­vailler comme pigiste ou alors se résigner à des con­di­tions que je trou­vais inac­cep­ta­bles.
Fina­le­ment, l’un des trois copro­prié­tai­res de L’Évan­gé­line, la Fédé­ra­tion des cais­ses popu­lai­res aca­diennes, me con­fia la tâche de relan­cer les rela­tions publi­ques et la com­mer­cia­li­sa­tion de son ré­seau de quatre-vingt-huit caisses popu­lai­res. J’ai con­ti­nué d’écrire quel­ques repor­tages en lan­gue anglaise, mais ce fut la ren­con­tre avec Brian Mul­ro­ney qui me rap­pro­cha encore un peu plus de Pierre Péla­deau.
1.     Je suis ori­gi­naire de Saint-Siméon-de-Bona­ven­ture.
2.     Ce jour­nal, qui fer­mera ses por­tes défi­ni­ti­ve­ment en 1982, aura été la voix aca­dienne pen­dant plus de 95 ans.

                              
               
                      
            
            
                            
           
        


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CHAPITRE 3

La porte d'entrée par Ottawa

J’ai ren­con­tré Brian Mul­ro­ney pour la pre­mière fois, en com­pa­gnie de son épouse Mila, à l’été 1983, au moment où il venait de rem­por­ter la victoire au con­grès à la direc­tion du Parti con­ser­va­teur du Canada. Il bri­gue­rait éven­tuel­le­ment les suf­fra­ges dans le comté de Cen­tral Nova en Nouvelle-Écosse. Nous avons rapi­de­ment éta­bli de bons con­tacts pro­fes­sion­nels. J’aimais son dyna­misme et ses idées inno­va­tri­ces.
Je pris l’habi­tude de lui envoyer des cou­pu­res de presse et des copies des arti­cles que j’écri­vais dans diver­ses publi­ca­tions du Nouveau-Brunswick.
Situa­tion qui ne serait pas accep­tée dans les grands cen­tres, j’étais direc­teur des rela­tions publi­ques pour la Fédé­ra­tion des Cais­ses popu­lai­res aca­dien­nes et je con­ti­nuais à exer­cer le métier de jour­na­liste occa­sion­nel­le­ment. En région, dans des villes à moyenne ou à fai­ble popu­la­tion, le che­vau­che­ment entre le jour­na­lisme et les rela­tions publi­ques est accepté.
Brian Mul­ro­ney et Pierre Péla­deau se res­sem­blent étran­ge­ment tant pour ce qui est du che­mi­ne­ment de car­rière que sur le plan de la per­son­na­lité. Selon moi, les deux per­son­na­ges ont tel­le­ment de points en com­mun que l’on pour­rait par­fois pen­ser qu’ils ont grandi ensem­ble. Leur his­toire suit le même iti­né­raire.
Pierre Péla­deau a fondé Le Jour­nal de Mon­tréal le 15 juin 1964. L’arri­vée à Mon­tréal de Brian Mul­ro­ney comme avo­cat se situe à peu près au même moment, au prin­temps 1964. Jeune diplômé en droit de l’uni­ver­sité Laval, Brian Mul­ro­ney avait accepté de venir ren­con­trer les par­te­nai­res de la pres­ti­gieuse firme d’avo­cats Howard, Cate, Ogilvy. Son ami Ber­nard Roy, éga­le­ment jeune diplômé de l’uni­ver­sité Laval, le lui avait for­te­ment recom­mandé. Brian Mul­ro­ney accep­tera l’offre d’emploi de la firme mon­tréa­laise, mais, comme Pierre Péla­deau aupa­ra­vant à son pre­mier essai, M. Mul­ro­ney échouera à son exa­men initial au Bar­reau, qu’il devra repren­dre une seconde fois.
La mort de leur père res­pec­tif tou­chera éga­le­ment de façon mar­quante Pierre Péla­deau et Brian Mul­ro­ney. Dans le cas de M. Péla­deau, voir son père Henri Péla­deau dis­pa­raî­tre dans l’échec finan­cier fut un fait mar­quant qui le sui­vit toute sa vie et influença son besoin de recon­nais­sance du milieu des affai­res. La mort de Ben Mul­ro­ney attrista au plus haut point son fils Brian, qui attri­bua d’ailleurs à cet évé­ne­ment son échec au Bar­reau.
Pierre Péla­deau aimait lire les jour­naux et les maga­zi­nes. Il fal­lait le voir lorsqu’il était à son bureau ou en visite quel­que part, con­ti­nuel­le­ment à l’affût des publi­ca­tions à sa por­tée. Sou­vent il dérobait le jour­nal au res­tau­rant ou dans la salle d’attente pour le lire dans la voi­ture. M. Péla­deau vou­lait tout savoir et il lisait beau­coup. Brian Mul­ro­ney a la même pas­sion pour les jour­naux, et il aime être au cou­rant de tout ce qui s’écrit tant au pays qu’à l’étran­ger.
Brian Mul­ro­ney fut l’avo­cat du Jour­nal de Mon­tréal lors des pre­miè­res négo­cia­tions des con­ven­tions col­lec­ti­ves. Mais il n’est pas arrivé chez Que­be­cor parce qu’il côtoyait M. Péla­deau ou était son ami. Au départ, la col­la­bo­ra­tion entre les deux hom­mes fut pro­fes­sion­nelle. À Mon­tréal, le jeune Mul­ro­ney deve­nait un spé­cia­liste en négo­cia­tion de con­ven­tions col­lec­ti­ves pour les jour­naux en géné­ral, dont La Presse. Si M. Mul­ro­ney eut un men­tor, ce fut Paul Des­ma­rais, non Pierre Péla­deau.
Paul Des­ma­rais appré­cia le carac­tère du jeune avo­cat mon­tréa­lais dès leur pre­mière ren­con­tre et il l’invita sou­vent à sa rési­dence. M. Des­ma­rais con­fia aussi à M. Mul­ro­ney plu­sieurs man­dats en dehors du sec­teur des jour­naux, dont celui du con­flit des Auto­bus Voya­geur en 1971. La stra­té­gie de négo­cia­tion de M. Mul­ro­ney était sim­ple et repo­sait tou­jours sur deux élé­ments. Il défi­nis­sait d’abord le pro­blème de l’entre­prise en cause, puis il ana­ly­sait la per­son­na­lité des deux chefs, patro­nal et syn­di­cal, avec les­quels il devait faire le con­sen­sus. Il ne suf­fit pas de bien con­naî­tre une entre­prise, il faut aussi con­naî­tre les hom­mes qui sont à la barre.
Pierre Péla­deau agis­sait tou­jours de la même manière. Il n’abor­dait jamais un pro­blème uni­que­ment de façon car­té­sienne. Il con­si­dé­rait tou­jours le côté humain de toute l’affaire. M. Péla­deau me dira qu’au fond il ne con­nais­sait rien en impri­me­rie ni en édi­tion de jour­naux. Sa spé­cia­lité, c’était de savoir s’entou­rer des meilleurs in­dividus et de les moti­ver à accom­plir leurs tâches au-delà de leurs limi­tes per­son­nel­les.
M. Péla­deau me con­fia : “ Je suis un moti­va­teur d’hom­mes. La pre­mière chose que j’ana­lyse dans une affaire, c’est le capi­tal humain. Qu’est-ce qui motive un tel ou une telle ? L’argent, le pou­voir, la gloire, le sexe ou autre chose ? Une fois que j’ai cette infor­ma­tion, je peux négo­cier l’affaire sur la table et sur­tout la gagner. ”
Brian Mul­ro­ney est lui aussi un meneur d’hom­mes et un brillant com­mu­ni­ca­teur. Il écoute atten­ti­ve­ment son inter­lo­cu­teur, et il le regarde tou­jours droit dans les yeux. C’est ce que fai­sait Pierre Péla­deau. Lorsqu’il vous par­lait, il vous regar­dait pro­fon­dé­ment, et rien d’autre n’exis­tait autour de vous.
Une autre par­ti­cu­la­rité rap­pro­chant les per­son­na­ges Péla­deau et Mul­ro­ney est leur désir d’être dans l’action plu­tôt que dans un bureau. Pierre Péla­deau aimait visi­ter ses usi­nes ou ses jour­naux. Il aimait ren­con­trer ses employés et sen­tir l’action sur le ter­rain. Il dis­ait que l’on ne gagnait pas une guerre assis dans un bureau, mais debout sur le champ de bataille. Brian Mul­ro­ney vou­lait tou­jours être sur le ter­rain pen­dant qu’il était jeune avo­cat ou plus tard lorsqu’il devint Pre­mier minis­tre.
Enfin, les deux hom­mes se res­sem­blaient sur un der­nier point : leur pro­blème d’alcool, qu’ils ont réussi à vain­cre.
* * *
J’étais pré­sent à Baie-Comeau le soir du 4 sep­tem­bre 1984 lorsque Brian Mul­ro­ney a rem­porté une vic­toire élec­to­rale his­to­rique. Il fit élire deux cent onze ­dé­pu­tés sur une pos­si­bi­lité de deux cent quatre-vingt-deux. J’étais très heu­reux de cons­ta­ter le balayage des con­ser­va­teurs à l’issue de cette cam­pa­gne élec­to­rale, car je m’y étais impli­qué acti­ve­ment dans la pénin­sule aca­dienne du Nouveau-Brunswick C’était mémo­ra­ble. En Aca­die, les con­ser­va­teurs avaient rem­porté neuf com­tés sur dix.
C’était l’eupho­rie à Baie-Comeau. Je me sou­viens que l’entou­rage immé­diat de M. Mul­ro­ney avait prévu une vic­toire, mais pas de cette enver­gure. Brian Mul­ro­ney avait été le can­di­dat favori devant John Tur­ner, et il avait mené sa cam­pa­gne en dis­ant qu’il vou­lait ren­ta­bi­li­ser la machine gou­ver­ne­men­tale. On se sou­vien­dra aussi du fameux débat télé­visé où M. Mul­ro­ney avait dit à M. Turner : “ You have the choice… ” Il par­lait ici des nomi­na­tions poli­tiques que Trudeau avait annon­cées avant son départ. Tur­ner pré­ten­dait qu’il n’avait pas d’autre choix que de les accep­ter. L’issue de la cam­pa­gne élec­to­rale aurait véri­ta­ble­ment été déci­dée à ce moment-là, et plu­sieurs attri­buent la vic­toire à cette per­for­mance de M. Mul­ro­ney lors du débat.
Le fait d’avoir par­ti­cipé à la cam­pa­gne élec­to­rale avait sus­cité un cer­tain inté­rêt pour mes com­pé­ten­ces et on m’invita rapi­de­ment à join­dre un cabi­net minis­té­riel à titre d’adjoint. Cette éner­gie que M. Mul­ro­ney savait trans­met­tre m’avait donné le goût d’œuvrer pour son équipe. Mon pre­mier tra­vail au gou­ver­ne­ment fut d’abord avec Elmer Mac­Kay, député de Cen­tral Nova, en Nouvelle-Écosse. Il avait cédé son siège à Brian Mul­ro­ney en 1983 lors de l’élec­tion par­tielle. En 1984, Mac­Kay occupa le poste de Sol­li­ci­teur géné­ral. Mais après un pre­mier rema­nie­ment minis­té­riel par­tiel au début de 1985, je joi­gnis le cabi­net du Pre­mier minis­tre à titre d’adjoint aux com­mu­ni­ca­tions. Mes tâches con­sis­taient sur­tout à assu­rer la liai­son entre les jour­na­lis­tes de la gale­rie de la presse et le cabi­net du Pre­mier minis­tre. J’accom­pa­gnais éga­le­ment M. Mul­ro­ney lors des fameux points de presse à la sor­tie de son bureau de l’édi­fice de la Cham­bre des com­mu­nes. Je retro­uvais à Ottawa plu­sieurs de mes anciens col­lè­gues jour­na­lis­tes de La Tri­bune par­le­men­taire de Qué­bec main­te­nant en poste à la gale­rie de la presse à Ottawa.
Depuis mes débuts en 1976, j’avais décou­vert le pou­voir de la presse. À Ottawa, je décou­vrais le pou­voir de la poli­ti­que. Je pen­sais au départ que le pou­voir de la poli­ti­que était tout à fait l’équi­va­lent du pou­voir des affai­res. Mais, dans les années qui ont suivi la vic­toire de 1984, j’ai été en mesure de cons­ta­ter qu’entre le pou­voir poli­ti­que et le pou­voir des affai­res, notam­ment avec Que­be­cor, il y a autant de dif­fé­ren­ces qu’entre le jour et la nuit.
Lors­que l’on est en poli­ti­que, n’importe qui peut nous appro­cher et nous poser des ques­tions au sujet de notre tra­vail et de ses résul­tats. Le poli­ti­cien doit y répon­dre de façon trans­pa­rente ; c’est son devoir en tant que per­son­nage public, car il est au ser­vice de la nation. Dans un cer­tain sens, la vie du poli­ti­cien devient pres­que la pro­priété de l’État. Il faut con­ti­nuel­le­ment gérer les échan­ges avec la com­mu­nauté et ten­ter d’obte­nir un con­sen­sus de groupe. Les déci­sions per­son­nel­les sont très rare­ment pos­si­bles.
Brian Mul­ro­ney débar­quait à Ottawa avec une solide expé­rience en ges­tion, acquise avec la com­pa­gnie minière Iron Ore. Il est arrivé au pou­voir dans le but de pri­va­ti­ser les socié­tés d’État. Cepen­dant, il a dû se ren­dre compte rapi­de­ment que ce genre de déci­sion demande beau­coup plus de temps que dans le sec­teur privé, et que cela implique un nom­bre incal­cu­la­ble de per­son­nes dans la chaîne de l’admi­nis­tra­tion publi­que. Dans une entre­prise pri­vée comme Que­be­cor, si Pierre Péla­deau dit à ses vice-présidents que doré­na­vant on change de cap, il n’y a per­sonne qui peut le con­tre­dire ou s’y oppo­ser, sauf les action­nai­res. Ce fut d’ailleurs mon argu­ment en 1991 lors­que je pré­pa­rai les stra­té­gies de com­mu­ni­ca­tion pour M. Péla­deau.
Le capi­tal et l’actif d’une entre­prise pri­vée appar­tien­nent aux pro­prié­tai­res et aux action­nai­res d’une entre­prise, tan­dis que le capi­tal et l’actif de l’État appar­tien­nent aux citoyens. C’est là une dif­fé­rence majeure que l’on ne doit jamais oublier.
Dans les rela­tions de presse au palier poli­ti­que, les jour­na­lis­tes s’oppo­sent d’emblée et essaient de con­tre­dire ce qu’on leur affirme. En affai­res, le jour­na­liste n’affronte pas le pré­si­dent d’une com­pa­gnie de la même façon et, a priori, il accepte les expli­ca­tions que ce der­nier lui donne. Le pré­si­dent d’une entre­prise pri­vée n’a pas de comp­tes à ren­dre, con­trai­re­ment à un homme public. Le vrai pou­voir est, selon moi, celui du privé. Le pou­voir poli­ti­que est illu­soire.
Même en tenant compte de cette dif­fé­rence fon­da­men­tale entre le sec­teur public et le sec­teur privé, je con­si­dère que Pierre Péladeau et Brian Mul­ro­ney se res­sem­blaient énor­mé­ment quant à leur idéo­lo­gie et à leur style de ges­tion. Ces deux hom­mes croyaient au sec­teur privé et à l’action. M. Péla­deau, je l’ai décou­vert par la suite, pou­vait réagir extrê­me­ment vite à toute situa­tion. Brian Mul­ro­ney aussi. Les deux hom­mes tra­vaillaient éga­le­ment avec pas­sion pour leur cause res­pec­tive, l’un pour Que­be­cor et l’autre pour le Canada.
Sur le plan per­son­nel et humain, M. Péla­deau pro­jet­ait les mêmes vibra­tions d’éner­gie que M. Mul­ro­ney. L’un comme l’autre, et je le constatais lors­que j’entrais dans une pièce en leur com­pa­gnie, leur cha­risme habi­tait tout l’espace. Les deux hom­mes avaient aussi une éner­gie peu com­mune, supé­rieure à la nor­male sur le plan de la quan­tité de tra­vail et des heu­res con­sa­crées à la tâche à accom­plir.
Quand j’ai com­mencé à tra­vailler pour M. Péla­deau en 1991, la res­sem­blance avec M. Mul­ro­ney m’a frap­pé au niveau du lea­der­ship. Lorsqu’un employé leur sou­met­tait un pro­blème, il fal­lait aussi leur pro­po­ser des solu­tions. Les employés res­pec­taient Pierre Péla­deau et Brian Mul­ro­ney et, dans les deux cas, il y avait comme une sorte de crainte ou d’anxiété à vou­loir bien faire.
Comme avo­cat, Brian Mul­ro­ney avait négo­cié la pre­mière con­ven­tion col­lec­tive du Jour­nal de Mon­tréal, à la fin des années 1960, dans un style qu’il con­serve encore aujourd’hui. Sa façon d’agir lui a permis de régler plu­sieurs con­ven­tions col­lec­ti­ves. Il n’accepte pas la défaite. Comme pour M. Péla­deau, il lui faut gagner. M. Mul­ro­ney fait tou­jours son tra­vail de recher­che avant de com­men­cer. Comme M. Péla­deau, il veut tout con­naî­tre du dos­sier. L’infor­ma­tion est la pièce cen­trale de toute la stra­té­gie.
Durant les années 1984 à 1988, j’ai gardé un con­tact régu­lier avec Pierre Péla­deau. J’assis­tais à des con­fé­ren­ces lors­que j’en avais l’occa­sion, et je lui fai­sais par­ve­nir des mes­sa­ges per­son­nels de temps à autre. Je n’ai cepen­dant jamais servi d’inter­mé­diaire offi­ciel entre Pierre Péla­deau et Brian Mul­ro­ney. Ma rela­tion avec chacun était pri­vée et per­son­nelle.
En 1988, après un pas­sage à la Société cana­dienne des pos­tes, j’ai quitté l’envi­ron­ne­ment poli­ti­que pour deve­nir con­sul­tant privé en com­mu­ni­ca­tions. C’est à ce titre de con­sul­tant que je me suis rap­pro­ché de M. Péla­deau sur le plan pro­fes­sion­nel. J’ai réalisé plu­sieurs ana­ly­ses de mar­ché dans le domaine de l’édi­tion de jour­naux et nous avons alors entre­tenu une cor­res­pon­dance régu­lière et sou­te­nue parce que Que­be­cor était sou­vent l’un des par­te­nai­res sol­li­ci­tés dans mes divers pro­jets, de façon directe ou indi­recte, comme inves­tis­seur poten­tiel.
L’un de mes pre­miers pro­jets fut d’ana­ly­ser la situation du jour­nal Le Droit à Ottawa et la pro­po­si­tion d’une stra­té­gie d’entre­prise visant à occu­per de façon réso­lue le mar­ché de la capi­tale natio­nale. Au début de 1988, Le Droit eut des pro­blè­mes finan­ciers impor­tants : il sor­tait d’une grève. Il vivait la même pro­blé­ma­ti­que que L’Évan­gé­line, un autre journal qui, tout comme Le Droit, fut créé initia­le­ment pour défen­dre le fait fran­çais dans sa région plu­tôt que pour faire des pro­fits. Il fal­lait tou­te­fois trou­ver de nou­vel­les options de res­truc­tu­ra­tion. Est-il néces­saire de men­tion­ner que le pro­prié­taire était Con­rad Black ? On comprendra facilement, sans qu’il faille éla­bo­rer, qu’il n’enten­dait pas à rire sur les ques­tions de ren­ta­bi­lité.
M. Black avait acheté Le Droit et Le Soleil de Jac­ques Francœur à la fin de 1986. Peter G. White, bras droit et asso­cié de M. Black, avait ren­con­tré les employés et il leur avait fait part de la nou­velle stra­té­gie d’entre­prise, qui était de ration­a­li­ser au maxi­mum. La réac­tion a été plu­tôt mau­vaise, car les sept syn­di­cats ont déclen­ché en février 1988 une grève qui a duré six mois.
Après le règle­ment de la grève, j’ai réalisé un plan de res­truc­tu­ra­tion que j’ai pré­senté à la direc­tion du Droit. Les diri­geants ont aimé mes sug­ges­tions, mais ils pré­fé­raient un calen­drier de réali­sa­tion plus long que celui que j’avais pro­posé. Il était même ques­tion de ven­dre le jour­nal. J’ai donc pré­paré un second plan, avec la col­la­bo­ra­tion d’un autre con­sul­tant, dans lequel je pré­co­ni­sais l’achat du jour­nal Le Droit par M. Péla­deau. Il y eut des dis­cus­sions entre M. Péla­deau et M. Black, mais rien n’abou­tit dans le sens de l’accord pré­co­nisé.
Fina­le­ment, les diri­geants du Droit ont apporté des chan­ge­ments de struc­ture à l’entre­prise en con­ser­vant uni­que­ment la base prin­ci­pale du jour­nal. On a d’abord vendu l’impri­me­rie com­mer­ciale, qui était ren­ta­ble, mais qui ne s’inté­grait pas bien à la mis­sion de l’entre­prise ; on a ensuite déplacé à Mon­tréal la filiale Nova­lis, qui publie notam­ment Prions en Église ; on a changé le for­mat du journal Le Droit pour en faire un tabloïd ; et on a aussi démé­nagé le bureau en ven­dant l’édi­fice, comme le fit plus tard Le Devoir. Le Droit avait ses pro­pres pres­ses, mais elles n’étaient pas ren­ta­bles. La solu­tion était de faire impri­mer à con­trat. C’était là une solu­tion plus éco­no­mi­que et moins lourde. Le Soleil l’avait déjà com­pris comme Le Droit le comprendra à la fin des années 1980.
Par la suite, j’ai réalisé une ana­lyse de la situation du jour­nal Le Devoir. J’y pré­co­ni­sais là aussi que le jour­nal soit plus actif au sein de la com­mu­nauté et j’avais pro­posé au direc­teur Benoit Lau­zière que Pierre Péla­deau et Que­be­cor jouent un rôle pré­cis dans la relance.
J’avais sug­géré : “ Vous devriez uti­li­ser leur tech­ni­que de vente publi­ci­taire pour être plus pré­sent dans la com­mu­nauté. ”
J’avais con­tacté M. Péla­deau pour lui deman­der ce qu’il en pen­sait et il était ouvert à l’idée dans son ensem­ble. J’avais aussi pro­posé une cam­pa­gne de finan­ce­ment fai­sant par­ti­ci­per les autres grands quo­ti­diens de la métro­pole. Mal­heu­reu­se­ment, rien n’a abouti, sauf que, par la suite, l’édi­fice du Devoir a été vendu à Que­be­cor…
J’ai réalisé plu­sieurs autres pro­jets pour des jour­naux de moin­dre enver­gure, mais je suis revenu frap­per à la porte de Pierre Péla­deau avec un pro­jet qui le con­cer­nait per­son­nel­le­ment : démar­rer un troi­sième quo­ti­dien après Le Jour­nal de Mon­tréal et Le Jour­nal de Qué­bec, soit Le Jour­nal de Hull.
J’ai mené ce pro­jet de front en 1989 avec Louis M. Ber­ge­ron, un des pre­miers jour­na­lis­tes spor­tifs du Jour­nal de Mon­tréal à voya­ger avec le Cana­dien et les Expos. Ber­ge­ron a quitté Le Jour­nal de Mon­tréal peu de temps après l’arri­vée de Jac­ques Beau­champ. Il con­nais­sait bien la région de l’Outaouais, et il avait relancé les trois heb­do­ma­dai­res du Droit alors que le pro­prié­taire était Jac­ques Francœur, per­son­na­lité bien con­nue du monde des jour­naux. Il a notam­ment dirigé l’hebdo Diman­che Matin.
Ber­ge­ron et moi vou­lions un nou­veau quo­ti­dien pour rem­pla­cer Le Droit. Nous avions conçu un plan d’affai­res très pré­cis afin que M. Péla­deau y adhère, ainsi que d’autres inves­tis­seurs de la région.
Pierre Péla­deau avait accepté de rece­voir notre docu­ment et il en a accusé récep­tion par télé­phone. Il m’a dit qu’il le regar­de­rait avec beau­coup d’atten­tion et que notre pro­jet était mani­fes­te­ment bien pré­paré. Quel­ques jours plus tard, il m’a télé­phoné pour me deman­der des pré­ci­sions au sujet de cer­tains chif­fres. Mais au bout de quel­ques semai­nes, il nous a répondu par écrit, dans la néga­tive, con­trai­re­ment à nos atten­tes et à nos espoirs. Nous étions con­vain­cus qu’il embar­que­rait avec nous et que notre jour­nal aurait ainsi formé un trio avec ses deux autres quo­ti­diens de Mon­tréal et de Qué­bec : même for­mat, même dyna­mi­que de vente, même pré­sen­ta­tion gra­phi­que. Nous vou­lions aussi ins­tal­ler notre quo­ti­dien à Hull, du côté du Qué­bec, avec Gati­neau comme ter­ri­toire et un plus grand bas­sin de fran­co­pho­nes, le même genre de mar­ché qu’à Québec. Le Droit aurait bien aimé nous imi­ter, mais les syn­di­cats onta­riens empê­chaient léga­le­ment un tel geste d’une entre­prise cons­ti­tuée dans leur pro­vince.
M. Péla­deau était l’homme de la situa­tion selon nous, mais lui n’était pas com­plè­te­ment con­vaincu qu’il y avait finan­ciè­re­ment un mar­ché pour sus­ci­ter assez de recet­tes publi­ci­tai­res. Notons que Le Jour­nal de Mon­tréal dis­tri­buait à l’épo­que quel­que 5 000 exem­plaires dans l’Outaouais. De plus, en Onta­rio, les fran­co­pho­nes lisaient davan­tage la presse anglo­phone. Il avait déjà essuyé de graves échecs sur le mar­ché anglo­phone, à Phi­la­del­phie et plus récem­ment à Mon­tréal avec The Daily News, et il n’était pas à l’aise avec l’idée d’y tou­cher une autre fois.
Mais il avait regardé le pro­jet très atten­ti­ve­ment et réflé­chi à la situa­tion pour fina­le­ment ren­dre sa déci­sion. Nous lui avions pré­senté tous les élé­ments essen­tiels avec des tableaux com­pa­ra­tifs. Le tra­vail était très soi­gné sur le plan de la recher­che, et je pense que Louis M. Ber­ge­ron et moi avions attiré son atten­tion. Ber­ge­ron est tou­jours en Outaouais, où il est l’édi­teur d’Outaouais Affai­res, jour­nal men­suel à Gati­neau.
Bien qu’il n’ait pas finan­cé le pro­jet du nou­veau quo­ti­dien, Pierre Péla­deau avait pu juger ma façon per­son­nelle de tra­vailler, et il en prit bonne note. Il m’a dit d’ailleurs, en 1991, m’avoir offert un poste d’adjoint au pré­si­dent à la suite des efforts que j’avais mis dans mon pro­jet de 1989.
Plus tard, j’ai par­ti­cipé à une mis­sion éco­no­mi­que à Paris, tou­jours dans le domaine des publi­ca­tions, pour la délé­ga­tion éco­nomi­que de la France à Ottawa. Je devais iden­ti­fier les joueurs économi­ques à Paris dans le sec­teur des jour­naux et du mini­tel, et ten­ter d’éta­blir un rap­pro­che­ment avec des entre­pri­ses de l’Outaouais.
Fidèle à mes habi­tu­des, j’avais envoyé une copie de mon rap­port à Péla­deau en lui dis­ant qu’il y avait de bel­les occa­sions en Europe. Je lui envoyais mon docu­ment par cour­toi­sie. Il m’a remer­cié en dis­ant qu’il l’avait aimé.
J’étais con­vaincu que je pour­rais aider Pierre Péla­deau au sein de ses heb­do­ma­dai­res et con­tri­buer par mes idées à en amé­lio­rer l’effi­ca­cité. À la suite d’une pro­po­si­tion écrite de ma part à ce sujet, il a com­mu­ni­qué avec moi pour m’invi­ter à la réunion annuelle de pla­ni­fi­ca­tion de ses heb­do­ma­dai­res le 2 août 1991. Notre cor­res­pon­dance écrite fut plus abon­dante à par­tir de ce moment.
Les diri­geants qui pre­naient place à la réunion m’ont bien mon­tré qu’ils étaient moti­vés par leur lea­der et qu’ils le res­pec­taient. J’ai pu me ren­dre compte que le suc­cès de Que­be­cor était dû à ce vif esprit de moti­va­tion de la part de Pierre Péla­deau, esprit qui n’a rien de com­pli­qué et qui repose sur le gros bon sens dans l’usage de l’encou­ra­ge­ment et de la cri­ti­que, mais qui est très effi­cace lorsqu’il est bien appli­qué. 
Peu de temps après, le 16 août, ce fut la réunion avec la direc­tion du Jour­nal de Mon­tréal. M. Péla­deau m’avait éga­le­ment con­vié à cette réunion annuelle d’ana­lyse en tant qu’obs­er­va­teur. Je lui ai ensuite envoyé mes remar­ques et mes recom­man­da­tions dans un petit rap­port écrit : “ Le Jour­nal de Mon­tréal pour­rait encore s’amé­lio­rer : avoir une seule man­chette en pre­mière page, être plus pré­sent dans la com­mu­nauté, dif­fé­rent des autres, uni­que, urbain plu­tôt que régio­nal. ”
Le Jour­nal de Mon­tréal avait tenté, à une épo­que, de copier Le Soleil et d’être régio­nal. Selon moi, il fal­lait qu’il soit avant tout urbain. On avait cons­taté à un cer­tain moment une ten­dance de la part de plu­sieurs grands jour­naux à se régio­na­li­ser. Le Soleil, entre autres, avait des bureaux un peu par­tout en région dans l’est du Qué­bec.
Durant ces deux réuni­ons de réflexion, j’avais pu cons­ta­ter que M. Péla­deau agis­sait comme un gagnant. Il y avait, bien sûr, une machine der­rière lui qui était puis­sante et qui fai­sait avan­cer toute la struc­ture, mais il était un per­son­nage très dyna­mi­que au plus pro­fond de lui-même, et de façon natu­relle. On dis­ait pour­tant de lui qu’il n’était pas ouvert aux con­seils des autres et qu’il n’écou­tait que lui-même. Au con­traire, il se mon­trait tou­jours sym­pa­thi­que envers les gens qui lui offraient des solu­tions pour les pro­blè­mes, et il pou­vait chan­ger d’idée lorsqu’il com­pre­nait qu’il était dans l’erreur. Cer­tes, il avait une phi­lo­so­phie bien arrê­tée quant à la ges­tion d’une entre­prise : solu­tion, action, résul­tat. “ Tu as un pro­blème, tu dois réagir pour le régler, tu trou­ves la solu­tion, puis tu obtiens un résul­tat. Si ça ne mar­che pas, tu essaies autre chose. Il ne faut pas res­ter assis à ne rien faire. ”
Pierre Péla­deau ne se lais­sait pas appro­cher par n’importe qui sur le plan pro­fes­sio­nnel. Il pou­vait jeter au pan­ier ce qu’on lui envoyait, s’il n’aimait pas l’expé­di­teur ou la façon dont le tra­vail était pré­senté, mais il était tou­jours inté­ressé à écou­ter et à don­ner de son temps lorsqu’il ren­con­trait quelqu’un qui avait des idées nou­vel­les et dyna­mi­ques. Il a agi de cette façon avec moi, mais éga­le­ment avec beau­coup d’autres per­son­nes. Com­bien de fois l’ai-je vu encou­ra­ger des jeu­nes à se lan­cer en affai­res et leur offrir son aide pour les con­seiller ? Une bonne cen­taine de per­son­nes ont béné­fi­cié ainsi de son sou­tien. Il aimait aider des gens qui s’aidaient eux-mêmes. L’entre­pre­neurs­hip était la meilleure qua­lité qu’il pou­vait appré­cier chez toute per­sonne.
J’ai cons­taté très tôt durant mes pre­miè­res expé­rien­ces avec M. Péla­deau que les gens qui tra­vaillaient avec lui avaient tous la même appré­cia­tion du per­son­nage. Je n’ai jamais vu per­sonne qui tra­vaillait pour lui être mal­heu­reux ou le détes­ter. C’étaient des gens qui n’étaient pas près de lui qui le cri­ti­quaient. J’ai rapi­de­ment com­pris que c’était par jalou­sie que les gens en par­laient par­fois en mal. Je me dis­ais que ces der­niers n’avaient tout sim­ple­ment pas réussi à le séduire et qu’ils le haïs­saient un peu à cause de cet échec.
Per­son­nel­le­ment, j’ai décou­vert un homme com­plè­te­ment dif­fé­rent de ce que la légende dis­ait de lui. Il ne faut pas se leur­rer. Pour que M. Péla­deau bâtisse Le Jour­nal de Mon­tréal, il a fallu qu’il y ait des gens qui l’aiment et qui le secon­dent. Tous les gens qui l’ont côtoyé ont pu appré­cier le per­son­nage à sa vraie valeur, et sur­tout ont été moti­vés par sa pré­sence à la direc­tion. De mon côté, j’ai décou­vert ce per­son­nage et, moi aussi, j’ai voulu me join­dre à son équipe.
J’avais eu du plai­sir à tra­vailler avec M. Mul­ro­ney ; je me dis­ais que j’en aurais davan­tage avec un homme comme M. Péla­deau, car, en plus, il était dans le domaine que j’aimais : les jour­naux.
Plu­sieurs années plus tard, une jeune étu­diante de Chi­cou­timi lui demanda com­ment j’avais fait pour deve­nir son adjoint. Il a répondu :
“ Tout ça a com­mencé par une cor­res­pon­dance con­ti­nue. ”
Tou­tes les per­son­nes qui en ont fait l’expé­rience pour­ront en témoi­gner : M. Péla­deau aimait rece­voir des let­tres. Il se fai­sait un devoir de lire tout son cour­rier et de lui don­ner suite rapi­de­ment, très sou­vent par télé­phone. Il ne fal­lait pas se sur­pren­dre, en répondant à un appel, de l’enten­dre clai­ron­ner à l’autre bout : “ Bonjour, c’est Pierre Péladeau. ” Il fal­lait évi­dem­ment que le cor­res­pon­dant tou­che ses cor­des sen­si­bles, sinon la requête abou­tis­sait dans la cor­beille à recy­clage.
Au début de 1991, je lui ai donc écrit une autre let­tre per­son­nelle dans laquelle je lui offrais mes ser­vi­ces au sein de Que­be­cor. “ Je vou­drais me join­dre à vous pour une période de cinq ans afin d’acqué­rir une solide expé­rience de ges­tion. Dans cinq ans, je par­ti­rai et on dira de moi que je suis un gars qui est allé à l’école de Péla­deau. ”
À la fin d’une jour­née à mon bureau d’Ottawa, alors que rien d’ex­ci­tant ne se pro­dui­sait, j’allais par­tir quand le télé­phone sonna :
“ Allô ! C’est Pierre Péla­deau. J’aime­rais ça que tu vien­nes me voir. Je ne te pro­mets rien, mais j’ai peut-être quel­que chose pour toi. ”   


               
               
               
               
               
           

 

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CHAPITRE 4

Le 612, rue Saint-Jacques


Pierre Péla­deau m’avait donné rendez-vous à 9 heures le 8 oc­tobre 1991 au 13e étage de l’édi­fice Que­be­cor, situé au 612 de la rue Saint-Jacques Ouest, à Mon­tréal. J’avais quitté ma rési­dence d’Or­léans, en ban­lieue d’Ot­tawa, en Onta­rio, dès 6 heures du matin au cas où j’au­rais été retardé par la cir­cu­la­tion. Je vou­lais arriver au moins une demi-heure avant la ren­con­tre avec le pré­si­dent de Que­be­cor.
M. Péla­deau arriva à 10 h 30 au bureau, d’un pas rapide, mais calme. En me voyant assis à la récep­tion, il me sou­rit. Il s’ar­rêta et regarda sa mon­tre en dis­ant, l’air faus­se­ment sur­pris :
“ Mon­sieur Ber­nard, bon­jour ! Est-ce que je suis en retard ? ”
Il con­ti­nua de mar­cher en direc­tion de son bureau et me demanda d’at­ten­dre qu’il ait enlevé son man­teau. Envi­ron cinq minu­tes plus tard, Miche­line Bour­get, sa secré­taire, que j’avais déjà saluée plus tôt, vint me deman­der de la sui­vre. Nous nous diri­geâmes direc­te­ment vers le bureau de Pierre Péla­deau. C’était un très vaste bureau en coin, étroit mais d’au moins six mètres de lon­gueur, avec des meu­bles de style. Sur les murs étaient sus­pen­dus des tableaux signés par de grands noms. J’en recon­nus deux : Jean-Paul Lemieux et Marc-Aurèle For­tin. La vue don­nait sur la tour de la Bourse, au nord, et sur le bureau de Paul Des­ma­rais (Power Cor­po­ra­tion) à l’est.
Avant de m’in­vi­ter à m’as­seoir, il me dit :
“ Est-ce que tu veux un café ? ”
J’ac­ceptai et il en demanda un pour lui aussi. Nous étions à peine assis qu’il me dit :
“ Bon ! Dis-moi ça en cinq minu­tes : que peux-tu faire pour moi ? ”
J’avais pré­paré mes options et, à sa demande, j’avais déjà envoyé une let­tre lui expli­quant ce que je ferais s’il m’em­bau­chait. En réponse à sa ques­tion, je lui ai répété ver­ba­le­ment, en quel­ques minu­tes, que je serais à l’aise pour occu­per un poste soit comme jour­na­liste au Jour­nal de Mon­tréal, soit comme édi­teur dans l’un de ses heb­do­ma­dai­res, soit comme res­pon­sa­ble des rela­tions pu­bliques au siège social de Que­be­cor.
Il était inté­ressé par le der­nier point.
“ Et qu’est-ce que tu pour­rais faire en rela­tions publi­ques pour Que­be­cor ? ”
J’ai com­mencé par lui décrire com­ment j’in­ter­pré­tais tous les pro­blè­mes vécus depuis les douze der­niers mois, situa­tion amor­cée par la publi­ca­tion d’un repor­tage que le maga­zine L’Ac­tua­lité lui avait con­sa­cré. Selon moi, il avait man­qué de rigueur dans la ges­tion de ses con­tacts avec les jour­na­lis­tes. Il était pos­si­ble de bâtir une stra­té­gie de rela­tions publi­ques qui le met­trait en valeur, tout en le pro­té­geant. Évi­dem­ment, à titre de con­sul­tant en com­mu­ni­ca­tion, j’avais mes théo­ries en matière de ges­tion des com­mu­ni­ca­tions dans une grande entre­prise. Je lui en avais d’ailleurs déjà fait part à plu­sieurs repri­ses dans le passé. Je con­si­dé­rais qu’il était pos­si­ble, et même néces­saire, de gérer les rela­tions publi­ques comme on gère tous les autres sec­teurs d’ac­ti­vi­té dans l’ad­mi­nis­tra­tion, tels que les finan­ces, les res­sour­ces humai­nes ou les ven­tes.

* * *

Un an aupa­ra­vant, un arti­cle publié dans le maga­zine L’Ac­tua­lité 1 secouait la rue Saint-Jacques et, en par­ti­cu­lier, l’en­tou­rage de Pierre Péla­deau. Le jour­na­liste, Jean Blouin, avait tracé un por­trait de Pierre Péla­deau que l’on titrait :
“ Péla­deau tout cra­ché – Aucun homme d’af­fai­res n’est plus connu au Qué­bec. On l’ad­mire ou on le déteste. La légende a avalé la réalité. On sent le besoin de déplan­ter ce décor. ”
Si cet arti­cle vou­lait pré­sen­ter un Pierre Péla­deau aussi cru qu’il pou­vait l’être quand il se lais­sait aller – et il était facile de le pro­vo­quer –, on peut dire que c’était réussi. Ses répli­ques étaient citées sans lais­ser aucune place à l’in­ter­pré­ta­tion et ses phra­ses étaient par­fois par­se­mées de jurons et car­ré­ment d’in­sul­tes. Le jour­na­liste n’avait pas écrit un arti­cle com­plai­sant. Plu­sieurs cita­tions et plu­sieurs détails vou­laient peut-être don­ner un por­trait fidèle de Pierre Péla­deau, mais c’est comme si l’on avait accen­tué les aspects néga­tifs du per­son­nage en éclip­sant les aspects posi­tifs. Pour une opé­ra­tion de rela­tions publi­ques, on peut dire que M. Péla­deau avait com­plè­te­ment raté son coup.
Ce sont deux pas­sa­ges en par­ti­cu­lier de ce repor­tage qui ont sou­levé une grande colère de la part de la quasi-totalité de la com­mu­nauté juive du Qué­bec et d’ailleurs au Canada. Le jour­na­liste cite M. Péla­deau ainsi :
“ Je suis anti­per­sonne, je suis pro-Québécois. Je n’ai jamais repro­ché au Jour­nal d’avoir con­sa­cré un arti­cle à un Juif parce que c’était un Juif, mais parce qu’il n’était pas fran­co­phone. J’ai un grand res­pect pour les Juifs, mais je trouve qu’ils pren­nent trop de place. Je veux d’abord que l’on aide nos gens qui en ont bien plus besoin 2 ! ”
Il dira aussi plus loin qu’il admire Hit­ler pour sa volonté de fer et sa dis­ci­pline de tra­vail, dis­ci­pline que l’on retro­uvait, selon M. Péla­deau, chez tous les Alle­mands.
La com­mu­nauté juive n’avait pas appré­cié ces deux com­men­taires. En effet, c’est une chose pour un per­son­nage public que de faire une décla­ra­tion, encore faut-il que le mes­sage cir­cule. Dans ce cas-ci, on peut dire qu’il s’était rapi­de­ment pro­pagé dans toute la com­mu­nauté inté­res­sée. Pour­tant le maga­zine L’Ac­tua­lité n’est pas un outil de pro­pa­gande anti­juif. C’était, et c’est encore aujourd’­hui, une excel­lente publi­ca­tion qui se veut d’une cer­taine façon la ver­sion fran­çaise du maga­zine Maclean’s de Toronto. L’Ac­tua­lité est un bimen­suel sur­tout dis­tri­bué au Qué­bec, dont le tirage atteint envi­ron 191 000 exem­plai­res.
En accor­dant une entre­vue à ce maga­zine, Pierre Péla­deau avait pensé s’adres­ser au Qué­bec fran­co­phone, et il avait voulu affi­cher encore une fois son pen­chant natio­na­liste. Le jour­na­liste, M. Blouin, avait pro­ba­ble­ment voulu aiguiller autre­ment son sujet, et avait alors orienté son arti­cle vers les aspects les plus colo­rés du per­son­nage. Ce que rap­por­tait le rédac­teur de L’Ac­tua­lité n’était pas faux, mais mal pré­senté, sans la mise en con­texte.
Si Pierre Péla­deau avait déjà été accusé de sen­sa­tion­na­lisme et, par­fois, de pro­fi­ter des per­son­na­li­tés pour faire aug­men­ter son tirage, il en était la vic­time dans ce repor­tage publié le 15 avril 1990, qua­tre jours après son 65e anni­ver­saire de nais­sance.
L’ef­fet de ces pro­pos fut catas­tro­phi­que pour lui et pour Que­be­cor. Le temps de réac­tion et la répli­que à l’ar­ti­cle de la part de M. Péla­deau ne firent rien non plus pour en dimi­nuer les réper­cus­sions. Il sem­ble en effet que per­sonne chez Que­be­cor, et en par­ti­cu­lier Pierre Péla­deau lui-même, n’avait lu l’ar­ti­cle une fois publié pour véri­fier si cha­que cita­tion était repro­duite dans le bon con­texte.
Le tollé qui s’en­sui­vit de la part de la com­mu­nauté juive était sem­bla­ble à une vague de fond impos­si­ble à stop­per une fois déclen­chée. Les lea­ders de la com­mu­nauté juive s’étaient ras­sem­blés et ils avaient décidé de con­tes­ter l’in­grat per­son­nage qu’é­tait Pierre Péla­deau. Cette con­tes­ta­tion se tra­dui­sait de façon pré­cise sur le plan des affai­res par l’an­nu­la­tion, entre autres, de cer­tains con­trats impor­tants en publi­cité et en impri­me­rie. Ce fut un boy­cot­tage en règle.
M. Péla­deau fut ébranlé par la réac­tion, et il s’in­ter­ro­gea lon­gue­ment sur la rai­son qui l’avait fait tré­bu­cher ainsi dans la ges­tion de son image. Il avait tou­jours voulu envoyer un mes­sage d’en­cou­ra­ge­ment aux siens ; pour­quoi lui répondait-on ainsi ? Il ne haïs­sait pas les Juifs. Il déplo­rait plu­tôt le fait que les Qué­bé­cois ne savaient pas les imi­ter. Il avait voulu défen­dre ses sem­bla­bles comme le font les lea­ders juifs pour les leurs. La seule atten­tion par­ti­cu­lière à l’égard de la com­mu­nauté juive por­tait sur sa soli­da­rité. Ceux qui fré­quen­taient ou tra­vaillaient avec M. Péla­deau l’avaient sou­vent entendu pren­dre les Juifs en exem­ple d’en­traide, de sou­tien et de com­plé­men­ta­rité. Il leur vouait une véri­ta­ble admi­ra­tion pour leur sens des affai­res et, selon lui, les Qué­bé­cois occu­pe­raient un espace plus impor­tant sur la scène finan­cière s’ils copiaient leur mode de ges­tion. Il tra­dui­sit cette pen­sée au jour­na­liste en ces ter­mes :
“ Si les Juifs pren­nent trop de place dans l’éco­no­mie, c’est parce que les Qué­bé­cois n’en pren­nent pas assez. ”
C’était son expli­ca­tion, mais le jour­na­liste avait mis en évi­dence une par­tie seu­le­ment de sa remar­que.
À cette épo­que, en 1990, j’ai bien tenté, sur une base per­son­nelle, d’ai­der Pierre Péla­deau à faire face à cette crise ; je l’ai même défendu publi­que­ment. Je n’ai pas agi à titre de con­sul­tant, mais par ami­tié et sur­tout par admi­ra­tion pour le per­son­nage. J’ai écrit une remar­que que j’ai adres­sée aux prin­ci­paux quo­ti­diens du Qué­bec, dont La Presse, ainsi qu’à L’Ac­tua­lité. C’était évi­dem­ment une goutte d’eau dans toute l’af­faire, mais je me suis levé et j’ai pris posi­tion. J’ai tenté d’ex­pli­quer com­ment je voyais le per­son­nage et pour­quoi il ne fal­lait pas le cru­ci­fier ainsi.
L’Ac­tua­lité refu­sa de publier mon com­men­taire, mais Jean Paré, rédac­teur en chef, m’ex­pli­qua par let­tre que le maga­zine recon­nais­sait son erreur et que l’on pré­fé­rait clas­ser le dos­sier 3.
Extrait de mon texte
adressé aux grands quo­ti­diens du Qué­bec


[…] Les cri­ti­ques à l’égard de M. Pierre Péla­deau au sujet de son idéo­lo­gie per­son­nelle, telle qu’elle a été publiée dans le maga­zine L’Ac­tua­lité, sont faus­ses et on per­çoit mal la vraie et la grande valeur de cet homme d’af­fai­res qué­bé­cois.
On s’acharne sur la vision per­son­nelle de M. Péla­deau, vision qui lui appar­tient, et on ne s’at­tarde aucu­ne­ment sur les gran­des réali­sa­tions de celui-ci. M. Pierre Péla­deau a réussi à créer un géant éco­no­mi­que qué­bé­cois uni­que et dont le suc­cès est un modèle pour tous les fran­co­pho­nes du pays. L’en­tre­prise qu’est Que­be­cor atteint aujourd’­hui un chif­fre d’af­fai­res de plus de deux milliards de dol­lars et emploie plus de 18 000 per­son­nes. Pour­tant, cette réali­sa­tion qué­bé­coise a débuté d’une façon fort hum­ble et la for­tune de M. Péla­deau ne date pas des géné­ra­tions pré­cé­den­tes, car l’en­tre­pre­neur a démarré avec une somme de 1 500 $ seu­le­ment, il y a de cela quel­que vingt-six années pas­sées. Voilà ce sur quoi il faut s’achar­ner et ce à quoi il faut applau­dir plu­tôt que huer. – Mai 1990 –
Extrait de mon texte
adressé au maga­zine Le 30 4


[…] Le dos­sier spé­cial sur M. Pierre Péla­deau publié dans l’édi­tion de juin 1990 du maga­zine Le 30 est inté­res­sant à plu­sieurs égards à pro­pos du tra­vail des jour­na­lis­tes. Tou­te­fois, le dos­sier spé­cial n’a pas véri­ta­ble­ment répondu à la ques­tion prin­ci­pale, à savoir : est-ce que l’af­faire a été trai­tée cor­rec­te­ment et d’une façon équi­ta­ble par la presse ou est-ce que la par­ti­san­ne­rie et le sen­sa­tion­na­lisme ont dominé ?
La pre­mière preuve du man­que d’équité accordé à cette affaire est la façon uti­li­sée par le maga­zine L’Ac­tua­lité pour publier sa cor­rec­tion. Plu­tôt que de pré­sen­ter une mise au point – rétrac­ta­tion – dans les pages mêmes du maga­zine, on a pré­féré uti­li­ser la place publi­que et émet­tre un com­mu­ni­qué de presse sur le réseau Tel­bec.
Selon moi, il eût mieux valu ne pas émet­tre de com­mu­ni­qué de presse, mais pré­sen­ter les faits véri­ta­bles dans l’édi­tion sui­vante de L’Ac­tua­lité. On dira que la cou­ver­ture obte­nue par l’usage de Tel­bec est plus large, mais c’est jus­te­ment ce qui a créé le man­que de pro­fes­sion­na­lisme jour­na­lis­ti­que alors que l’on a voulu pro­duire un débat média­ti­que au lieu de sim­ple­ment réta­blir les faits.
De plus, mal­gré tout le che­mi­ne­ment public qu’a connu l’af­faire, la publi­ca­tion d’une rétrac­ta­tion dans les pages mêmes du maga­zine serait essen­tielle encore aujourd’­hui comme l’a men­tionné Jean Pel­le­tier, chro­ni­queur, pour ceux qui, plus tard, reli­ront L’Ac­tua­lité, his­to­riens ou archi­vis­tes, et qui vou­dront alors redire l’his­toire de notre épo­que. Si rien ne figure dans les archi­ves de L’Ac­tua­lité, le débat n’en sera que plus com­pli­qué et plus faux […] – 20 juin 1990 –

* * *

Pierre Péla­deau m’avait écouté sans inter­rup­tion pen­dant que je lui expli­quais la façon dont j’en­vi­sa­geais mon tra­vail chez Que­be­cor. J’étais encou­ragé de cons­ta­ter qu’il était atten­tif à mes pro­pos. Mon exposé devait l’in­té­res­ser.
Ce que je recom­man­dais pour Que­be­cor était rela­ti­ve­ment sim­ple. Il fal­lait, selon moi, éta­blir des méca­nis­mes de sur­veillance vis-à-vis des médias comme il en existe ailleurs, en par­ti­cu­lier dans le sec­teur poli­ti­que. Il faut s’as­su­rer de lire l’ar­ti­cle de presse immé­dia­te­ment après sa publi­ca­tion, mais sur­tout choi­sir stra­té­gi­que­ment le ou les médias à qui l’on accorde des entre­vues. Éga­le­ment, l’at­ta­ché de presse doit tou­jours assis­ter au dérou­le­ment de l’en­tre­vue en com­pa­gnie du pré­si­dent et s’as­su­rer, après la ren­con­tre, que le jour­na­liste a bien inter­prété et bien com­pris le sens des répon­ses don­nées. Il faut obte­nir la date de publi­ca­tion de l’en­tre­vue et faire les démar­ches pour en obte­nir un exem­plaire rapi­de­ment. Mais, plus impor­tant encore, il faut con­ser­ver un enre­gis­tre­ment de la con­versation entre le pré­si­dent et le jour­na­liste. En tant qu’at­ta­ché de presse, il est essen­tiel de se munir d’un magné­to­phone et d’en­re­gis­trer l’en­tre­tien afin de pou­voir con­tes­ter ou con­fir­mer l’in­ter­pré­ta­tion ren­due par le jour­na­liste et le média qu’il repré­sente. Si l’en­tre­vue est impor­tante et que l’on dis­pose du temps néces­saire, il peut être utile de faire trans­crire l’enre­gis­tre­ment à titre de réfé­rence. C’était là une pra­ti­que cou­rante lors­que j’étais au ser­vice de Brian Mul­ro­ney.
Au bout d’en­vi­ron dix minu­tes, Pierre Péla­deau m’a avoué qu’il ne s’était peut-être pas assez pro­tégé durant les der­niè­res années ; il y avait peut-être eu un peu de négli­gence de sa part et j’avais pro­ba­ble­ment rai­son dans mes remar­ques. Que­be­cor était une entre­prise qui avait grandi énor­mé­ment et rapi­de­ment, et il fal­lait se doter de méca­nis­mes de sur­veillance qui étaient inuti­les aupa­ra­vant.
Il m’a alors demandé, de façon très directe :
“ Com­bien tu vas me coûter pour tout ce que tu pro­po­ses ? ”
Je lui ai men­tionné un prix ni trop élevé ni trop bas, très con­forme au mar­ché.
“ C’est réglé ! Quand es-tu dis­po­ni­ble pour com­men­cer ?
– Mais cet après-midi, si vous vou­lez… ”
Comme il pen­sait à tout, il ajouta :
“ Quel titre veux-tu écrire sur ta carte pro­fes­sion­nelle ? ”
Il con­clut la con­ver­sa­tion en me dis­ant qu’il me pro­po­sait une période d’es­sai. Il “ nous ” don­nait trois mois de part et d’au­tre pour savoir si la chi­mie fonc­tion­nait. Il a dit : “ Ça passe ou ça casse. ” Après ce délai, s’il était satis­fait de mon tra­vail, et moi de l’am­biance chez Que­be­cor, le mar­ché était con­clu. Sinon, notre entente ne tien­drait plus, mais nous res­te­rions bons amis.

* * *

À la demande de M. Péla­deau, mon pre­mier man­dat fut de rédi­ger un mémoire qu’il vou­lait pré­sen­ter au nom de Que­be­cor à la Com­mis­sion par­le­men­taire sur les artis­tes du Qué­bec, qui devait se tenir dans les semai­nes sui­van­tes. Il con­si­dé­rait que Que­be­cor, comme plu­sieurs autres entre­pri­ses, fai­sait beau­coup pour les ar­tistes qué­bé­cois et que nous devions met­tre ce fait en évi­dence auprès du gou­ver­ne­ment du Qué­bec.
La pre­mière jour­née, je n’avais pas de bureau. Il m’a ins­tallé dans sa salle de con­fé­rences, un genre de petit salon, et il m’a dit que je serais dès le len­de­main matin dans le bureau qu’a­vait André Gourd (il avait quitté l’en­tre­prise quel­que temps aupa­ra­vant). Gourd avait occupé un poste de la haute direc­tion et le bureau était pra­ti­que­ment plus grand en super­fi­cie que celui du grand patron. Il était inti­mi­dant de m’y ins­tal­ler.
Je n’étais pas encore assis dans la salle de con­fé­rences qu’il arriva en com­pa­gnie d’une jeune femme.
“ Je vais te pré­sen­ter Domi­ni­que Vin­cent, ton adjointe. ”
Je ne savais pas alors que j’en avais une.
Le len­de­main, à ma pre­mière jour­née offi­cielle, je croisai Pierre-Karl Péla­deau qui, visi­ble­ment, ne savait pas qui j’étais.
“ Vous êtes qui, vous ? ” me demanda-t-il, intri­gué.
Je lui répondis que j’étais l’ad­joint de son père.
Il a tourné les talons sans poser de ques­tions, se con­ten­tant de dire sim­ple­ment :
“ Ah bon ! Bon­jour. ”
Quel­ques minu­tes plus tard, j’aper­çus Ray­mond Lemay.
“ Vous êtes qui, vous ? ” me demanda-t-il aussi.
Je me pré­sentai avec empres­se­ment.
“ Ah bon ! Il a un adjoint main­te­nant ! ” ronchonna-t-il en s’éloi­gnant.
J’ai com­pris alors que l’idée de m’em­bau­cher était de Pierre Péla­deau lui-même. Le pré­si­dent avait décidé, et j’avais été accepté sans aucune dis­cus­sion ni con­sul­ta­tion avec ses vice-présidents.
* * *
J’ai tout de suite pris mon rôle très au sérieux quant à l’éla­bo­ra­tion du mémoire. Je vou­lais un docu­ment com­plet. La pre­mière semaine, j’ai tout d’abord entre­pris de me fami­lia­ri­ser avec les diver­ses publi­ca­tions et filia­les liées aux artis­tes. J’ai visité Distribution Trans-Canada et ren­con­tré le per­son­nel en com­pa­gnie de Chan­tale Reid, alors direc­trice de cette impor­tante mai­son de dis­tri­bu­tion de dis­ques. Ensuite, j’ai ren­con­tré les édi­teurs des jour­naux et des maga­zi­nes artis­ti­ques.
Après quel­ques jours, mon bureau fut rapi­de­ment envahi de docu­ments et de boî­tes d’ar­chi­ves. Domi­ni­que Vin­cent, mon adjointe, m’as­sis­tait dans la pré­pa­ra­tion du mémoire. Il y avait des dos­siers et des papiers éta­lés par­tout. M. Péla­deau est venu voir com­ment je m’en sor­tais. Il est resté sur le pas de la porte et regar­da ce vaste déploie­ment de papiers et de boî­tes.
“ Tu as l’air très orga­nisé mon homme ! Ça va être un beau docu­ment. ”

* * *

Afin de m’ini­tier à sa façon de tra­vailler avec les ges­tion­nai­res de ses maga­zi­nes de vedet­tes, il m’a demandé de l’ac­com­pa­gner à une réunion de l’heb­do­ma­daire Le Lundi où il devait dis­cu­ter avec le per­son­nel de direc­tion. Au début de la ren­con­tre, on lui pré­senta les maquet­tes de la pro­chaine édi­tion. Sa réac­tion ne fut pas lon­gue à venir. Il a sim­ple­ment empoi­gné les cane­vas et il les a lan­cés en direc­tion de la cor­beille en criant :
“ Ça ne vaut rien. Vous allez me recom­men­cer ça et vite ! ”
Je venais d’as­sis­ter pour la pre­mière fois à l’une de ses légen­dai­res colè­res. L’édi­teur et le rédac­teur en chef n’en menaient pas large… À l’is­sue de ce bap­tême, M. Péla­deau a quitté la réunion pour se ren­dre à un rendez-vous, et c’est l’édi­teur du Lundi qui m’a ramené dans son véhi­cule au 612 de la rue Saint-Jacques.
“ Faut pas t’en faire, me dit-il en regar­dant la cir­cu­la­tion en coin. Tu ne vas pas néces­sai­re­ment durer long­temps. Chez Que­be­cor, il faut être pru­dent et j’ai vu d’au­tres adjoints qui n’ont pas fait long feu. ”
Je ne sais pas s’il vou­lait m’hu­mi­lier parce que j’avais été témoin de la scène qui venait de se pas­ser, ou me don­ner un con­seil, tou­jours est-il que, quel­que temps plus tard, le rédac­teur en chef a été remer­cié de ses ser­vi­ces. En ce qui me con­cerne, j’ai “ duré ” jus­qu’à la fin de Pierre Péla­deau.

* * *

J’ai com­pris très rapi­de­ment que M. Péla­deau aimait la sim­pli­cité en tout. Il fal­lait être clair, con­cis, bref. Je pou­vais éla­bo­rer des plans très détaillés, mais, lors­que j’ar­ri­vais devant lui, la plu­part du temps je gar­dais mes notes et je lui par­lais tout sim­ple­ment. Il n’avait pas à lire mes docu­ments, et il me don­nait des répon­ses aussi brè­ves que rapi­des.
Le mémoire au sujet de Que­be­cor et la cul­ture était volu­mi­neux, une cin­quan­taine de pages, un peu trop à son goût, et il ne se voyait pas en train de le pré­sen­ter. Mais il savait que les par­le­men­tai­res vou­laient ce genre de dos­sier. Il a donc délé­gué Jac­ques Girard pour aller le pré­sen­ter offi­ciel­le­ment à sa place. Girard, qui avait déjà été sous-ministre, con­nais­sait bien les roua­ges de l’ad­mi­nis­tra­tion publi­que et il y serait plus dans son élé­ment que M. Péla­deau. Il serait mieux perçu et mieux com­pris.
Par la suite, lors­que je pré­pa­rais un dos­sier, j’en pré­sen­tais tou­jours la syn­thè­se de façon très con­cise. Je m’adap­tais au client. Pierre Péla­deau et Que­be­cor, je le cons­ta­tais semaine après semaine, étaient des géants, mais il suf­fi­sait par­fois d’agir avec sim­pli­cité pour les attein­dre.

* * *

D’un autre côté, je décou­vrais un besoin à com­bler sur le plan des rela­tions publi­ques, lequel expli­quait d’une cer­taine façon com­ment la crise de 1990 avait pu sur­ve­nir. Ainsi, je con­si­dé­rais que l’at­ta­ché de presse se devait d’en­ca­drer étroi­te­ment le pré­si­dent dans tou­tes ses sor­ties publi­ques, qu’il s’agisse de con­fé­ren­ces, d’en­tre­vues ou de ren­con­tres offi­ciel­les. Cet enca­dre­ment n’avait pas tou­jours eu lieu chez Que­be­cor.
Dans une entre­prise aussi grande et impor­tante, œuvrant en plus dans le domaine de l’édi­tion et des com­mu­ni­ca­tions, il fal­lait que le patron res­pecte un plan de ges­tion pour son image publi­que. Presque tou­tes les entre­pri­ses, de moyenne ou de grande taille, sont équi­pées d’ou­tils de rela­tions de presse et de com­mu­ni­ca­tion avec un per­son­nel en place pour gérer et pla­ni­fier le tra­vail. Lors­qu’il s’agit des médias, les con­tacts s’éta­blis­sent d’abord avec le porte-parole de l’en­tre­prise, qui, en géné­ral, est le direc­teur des rela­tions publi­ques et qui se charge de fil­trer et de trai­ter les deman­des avant de les ache­mi­ner vers le pré­si­dent.
Même à la fin de 1991, une année plus tard, M. Péla­deau subis­sait encore les con­sé­quen­ces du som­bre épi­sode de L’Ac­tua­lité. Je me suis lancé le défi de recons­truire l’image du pré­si­dent et ce, en l’es­pace de deux ans. J’ai d’abord com­mencé à rédi­ger un plan, de façon infor­melle, qui per­met­trait de faire con­naî­tre le vrai Pierre Péla­deau. Les gens le jugeaient pour de mau­vai­ses rai­sons. Sa vie per­son­nelle pré­do­mi­nait aux yeux du public et on oubliait tou­jours qu’il était à la barre d’un empire qui était un impor­tant créa­teur d’em­plois, tou­chant la vie de plus de 18 000 per­son­nes (en 1991). C’était là-dessus que l’on devait main­te­nant miser et évi­ter de mettre en évi­dence son carac­tère ou ses mau­vai­ses habi­tu­des.
J’ai com­mencé par éta­blir une pro­cé­dure de ges­tion des médias. À la dif­fé­rence du milieu poli­ti­que, où l’on doit gérer les cri­ses sur une base quo­ti­dienne un peu comme des pom­piers que l’on appelle en urgence pour étein­dre un feu, dans le privé, on peut éta­blir un plan d’ac­tion à moyen ou à long terme, pré­voir et mesu­rer les effets de ges­tes posés et, sur­tout, cor­ri­ger le tir pour amé­lio­rer les réper­cus­sions des actions à venir.
Ainsi, tou­tes les entre­vues que M. Péla­deau allait accorder à la suite de mes recom­man­da­tions seraient ciblées. J’ai aussi com­mencé à appli­quer une sur­veillance et une éva­lua­tion de nos efforts. Avant mon plan de com­mu­ni­ca­tions, lors­qu’il don­nait une entre­vue à la radio, à la télé­vi­sion ou dans la presse écrite, il ne s’oc­cu­pait pas d’en ana­ly­ser les retom­bées ou les effets ulté­rieurs dans l’opi­nion publi­que. Par exem­ple, en 1990, nom­breux sont ceux qui ont mis en doute la bonne foi de M. Péla­deau lors­qu’il a fait con­naî­tre sa réac­tion seu­le­ment plu­sieurs jours après la publi­ca­tion de l’ar­­ticle de L’Ac­tua­lité. Ce n’est pas qu’il ait com­mencé à s’y inté­res­ser en rai­son du tollé pro­vo­qué dans la com­mu­nauté juive et le public en géné­ral, mais tout sim­ple­ment parce qu’il n’avait pas lu le maga­zine. C’était pra­ti­que cou­rante. Il fal­lait main­te­nant chan­ger cette habi­tude. Si M. Péla­deau ren­con­trait un jour­na­liste, il ne le fai­sait plus seul. Et le len­de­main, je m’as­su­rais de ce que l’ar­ti­cle ou l’émis­sion avait entraîné comme réac­tion. Il fal­lait que ce soit posi­tif, sinon on réagis­sait pour ren­ver­ser la vapeur.
Ce n’était pas évi­dent d’ar­ri­ver avec un plan pré­cis et d’en­ca­drer un per­son­nage comme M. Péla­deau, lui qui avait ten­dance à déci­der seul et rapi­de­ment de ses remar­ques publi­ques. S’il con­sul­tait, il n’écou­tait pas tou­jours les recom­man­da­tions. Je com­pris très vite qu’il n’adop­te­rait pas faci­le­ment le moule que je vou­lais lui pro­po­ser. C’était le plan de com­mu­ni­ca­tion qui devait s’adap­ter à lui, et non le con­traire. J’ai appris à le con­vain­cre et au fur et à mesure, de modi­fier ses pra­ti­ques. Je ne pou­vais pas chan­ger le per­son­nage, je devais l’en­ca­drer.
Lors­que je lui ai pré­senté mon plan de com­mu­ni­ca­tion, j’avais dans les mains une sim­ple feuille comportant les gran­des lignes. Il l’a lue pen­dant que je lui pré­ci­sais mes idées ver­ba­le­ment. Je lui ai expli­qué que je con­si­dé­rais qu’il fal­lait doré­na­vant axer les com­mu­ni­ca­tions sur les points forts de Que­be­cor et de son fon­da­teur : l’his­to­ri­que, le rôle d’em­ployeur et l’en­ga­ge­ment dans la société. Il fal­lait éga­le­ment faire con­naî­tre tout le côté phi­lan­thro­pi­que et les som­mes con­si­dé­ra­bles inves­ties dans les arts et la cul­ture. Je lui expli­quai que j’avais besoin de deux ans pour réali­ser un pareil plan et modi­fier la per­cep­tion popu­laire envers Que­be­cor et Pierre Péla­deau.
Il m’a écouté très atten­ti­ve­ment et à la fin il était emballé. Il a dit sim­ple­ment :
“ C’est pour ça que je t’ai pris avec moi. ”
J’étais assez fier de l’avoir con­vaincu de mes idées. Avec lui, il ne fal­lait jamais avoir peur, il fal­lait oser. La pire chose qui pou­vait arri­ver est qu’il n’aime pas le con­cept et qu’il passe rapi­de­ment à autre chose.

* * *

Dans les deux années qui ont suivi, en res­pec­tant l’iti­né­raire tracé, Pierre Péla­deau a mul­ti­plié les con­fé­ren­ces qu’il don­nait lors d’évé­ne­ments spé­ciaux, de con­grès ou à l’oc­ca­sion de ren­con­tres de diver­ses cham­bres de com­merce. Il s’est fait con­naî­tre davan­tage auprès des uni­ver­si­tés. Durant cette période, il a pro­noncé près d’une cen­taine de con­fé­ren­ces 5 un peu par­tout au Qué­bec. Il fal­lait ven­dre Pierre Péla­deau et Que­be­cor, les faire appré­cier et recon­naître à leur juste valeur. M. Péla­deau était spon­tané et il avait cette mau­vaise habi­tude de sor­tir de son texte selon l’im­pul­sion ou l’ins­pi­ra­tion du moment. Il s’est tou­te­fois rendu compte, en voyant les réac­tions posi­ti­ves qu’il sus­ci­tait, que c’était plus avan­ta­geux de se fier au docu­ment pré­paré pour la con­fé­rence. C’était d’ailleurs le con­seil que lui avait donné René Léves­que quel­ques années plus tôt.
Le texte de ses con­fé­ren­ces était géné­ra­le­ment écrit à par­tir d’un cane­vas de base que nous adap­tions à l’au­di­toire par­ti­cu­lier qu’il allait ren­con­trer. En géné­ral, le mes­sage était sim­ple, direct et moti­va­teur. Il aimait beau­coup l’hu­mour et il insis­tait pour que je lui trouve con­ti­nuel­le­ment de nou­vel­les bla­gues.
Voici quel­ques extraits des con­fé­ren­ces pro­non­cées par Pierre Péla­deau entre octo­bre 1991 et novem­bre 1997 :
[…] Qu’est-ce que je pense de la sou­ve­rai­neté du Qué­bec ? Je déteste répon­dre à cela, car je ne suis pas un poli­ti­cien. Je suis un homme d’af­fai­res et je laisse ceux qui sont payés pour faire de la poli­ti­que se gar­ga­ri­ser de ces ques­tions de Cons­ti­tu­tion. Pour moi, le chô­mage et l’éco­no­mie sont pas mal plus impor­tants.
[…] Pas de pro­fit, pas d’en­tre­prise. Pas d’en­tre­prise, pas de job. C’EST T’Y ASSEZ SIM­PLE ! La preuve de ce que j’avance est une com­pa­gnie que je con­nais bien : Que­be­cor.
[…] J’ai bien connu Robert Max­well.
Il faut vivre au moins une semaine dans les bot­tes de celui que l’on juge. Il por­tait des 12, moi, des 8.
[…] Il faut savoir s’en­tou­rer des bon­nes per­son­nes et être capa­ble de pren­dre un ris­que cal­culé lors­que l’oc­ca­sion se pré­sente. La seule dif­fé­rence entre les per­dants et les gagnants, c’est la capa­cité à sai­sir l’oc­ca­sion lors­qu’elle se pré­sente. Il n’y a per­sonne qui n’a pas, tôt ou tard, une chance qui lui passe devant.
[…] À Que­be­cor, on est effi­cace car cha­cune de nos quel­que cent entre­pri­ses fonc­tion­ne comme si elle était encore une peti­te entre­pri­se. Il faut que cha­cune de nos entre­pri­ses réalise un pro­fit par elle-même. Sans pro­fit, il n’y a pas d’en­­tre­prise.
[…] Vous seriez sur­pris de voir com­bien il existe de ges­tion­nai­res phi­lo­so­phes, sup­po­sé­ment che­vron­nés, qui ne com­pren­nent rien à ce prin­cipe élé­men­taire du pro­fit. Lors­que l’on voit des entre­pri­ses comme Olym­pia & York des frè­res Reich­man dans une faillite de 20 milliards, on s’in­ter­roge sur leur notion de pro­fit.
[…] Un entre­pre­neur est quel­qu’un qui sait rêver et avoir de la vision, mais qui sait aussi se rele­ver les man­ches et qui n’a pas peur de tra­vailler ; qui fait face à la réalité.
[…] Impri­mer des jour­naux, c’est assez banal. Il s’agit d’en­trer le papier en rou­leaux et de le sor­tir en paquets.
[…] Quel­ques années plus tard, dans les années 1960, mon impri­me­rie fonc­tion­nait à plein et mes jour­naux étaient plus pro­fi­ta­bles que jamais. Voilà que l’on m’an­nonce que la rue où j’étais ins­tallé allait être expro­priée pour faire place aux immeu­bles de Radio-Canada. J’avais acheté la rue au com­plet. Tou­tes mes ambi­tions s’écrou­laient. Je n’ai pas braillé long­temps et j’ai été m’ins­tal­ler ailleurs dans un nou­vel édi­fice que j’ai cons­truit en qua­trième vitesse. Et j’ai recom­mencé. Dans la vie, rien n’est éter­nel et il faut savoir s’adap­ter au chan­ge­ment.
[…] Si j’ai un con­seil à vous don­ner pour être trans­mis à vos enfants, c’est celui-ci : il faut abso­lu­ment pren­dre en main notre éco­no­mie et ne pas se ren­fer­mer sur soi-même. Il ne faut pas s’iso­ler et croire que le monde s’ar­rête à notre porte. Le monde est vaste et il est pos­si­ble d’en faire notre ter­rain de jeu des affai­res. C’est à nous tous et cha­cun de s’ou­vrir les yeux et de VOIR GRAND. Ce n’est pas parce que l’on est qué­bé­cois que ça fait une dif­fé­rence.
[…] Je con­nais­sais bien René Léves­que. C’était un très bon jour­na­liste, pro­ba­ble­ment le meilleur qui soit passé au Jour­nal de Mon­tréal. On a sou­vent dis­cuté ensem­ble et je lui dis­ais bien ouver­te­ment : “ René, un pays est fort pourvu que son éco­no­mie soit forte. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Pla­ton. Regarde les pays afri­cains, ils sont poli­ti­que­ment indé­pen­dants, mais ils crè­vent de faim. Pour­quoi ? Parce que, éco­no­mi­que­ment, ils sont à la remor­que de tout le monde. ”
Le Qué­bec est aujourd’­hui fort sur le plan poli­ti­que parce qu’il en mène large sur le plan éco­no­mi­que.
[…] Pour réus­sir dans les affai­res, il ne faut pas se buter dans des for­mu­les pré­pa­rées à l’avance. Il ne faut pas avoir peur de sor­tir des sen­tiers bat­tus et d’avoir des idées nou­vel­les. Il faut savoir chan­ger son plan d’at­ta­que si ça ne fonc­tionne pas à la pre­mière ten­ta­tive et essayer par une autre porte. Frap­per à tou­tes les por­tes jus­qu’à ce que l’on ouvre. C’est comme ça que j’ai réagi lors­que les Anglais de Toronto n’ont pas voulu me ven­dre The Toronto Sun. Si on ne veut pas de mon argent, je vais l’in­ves­tir ailleurs. D’au­tres vont l’ac­cep­ter avec plai­sir. Et j’ai investi en France.
[…] À Que­be­cor, notre suc­cès tient au fait que nous évo­luons avec notre temps et que nous som­mes capa­bles de réagir à toute vitesse. Nos employés sont des gens qui n’ont pas peur du chan­ge­ment et nous som­mes tous des artis­tes de notre tra­vail.
[…] Un jour le géné­ral Pat­ton se rend au res­tau­rant et com­mande un homard. Le gar­çon lui apporte un homard auquel il man­que une pince. Le géné­ral demande au gar­çon pour­quoi son homard n’a qu’une pince. “ Eh bien, vous savez, les homards se bat­tent entre eux et ce homard s’est fait arra­cher une pince. ”
Le géné­ral remet son assiette au ser­veur et lui dit : “ Gar­çon, appor­tez ce homard à la cui­sine et rapportez-moi le gagnant ! ”
[…] Tou­jours jouer pour gagner. Dans la vie, il y a ceux qui s’écrou­lent devant les dif­fi­cul­tés et ceux qui, au con­traire, ne se lais­sent pas abat­tre et fon­cent encore plus. Les af­faires, c’est comme le sport. Ce n’est pas uni­que­ment le talent qui compte, mais le désir de réus­sir et d’être gagnant.
[…] Il y a un cer­tain nom­bre d’at­ti­tu­des sim­ples et pas com­pli­quées que j’ai acqui­ses pour mes ven­deurs :
1. Il faut savoir sou­rire. L’hu­mour ouvre les por­tes.
2. Être posi­tif. Ne pas per­dre les péda­les quand on man­que une vente. You miss a deal, you get a deal.
3. Savoir écou­ter et ne pas par­ler pour ne rien dire. Ne pas per­dre de temps à cri­ti­quer ses con­cur­rents ou les autres, sur­tout ceux qui réus­sis­sent.
4. Il faut s’oc­cu­per de son client après la vente. Le suc­cès d’une entre­prise dépend sou­vent du suivi et de l’écoute accor­dée à son client.
5. Le plus impor­tant : se faire payer. Une vente n’est pas com­plé­tée tant qu’elle n’est pas payée.
[…] Si on lui en donne l’oc­ca­sion, la P.M.E. peut sou­vent pro­po­ser à la grande entre­prise des solu­tions meilleu­res et moins coûteu­ses que d’au­tres.
[…] Notre société au Qué­bec a bien évo­lué, et nous créons, aujourd’­hui, des hom­mes d’af­fai­res. Il y a quel­ques années, cha­que fils de notaire fai­sait un notaire, cha­que fils d’avo­cat fai­sait un avo­cat, cha­que fils de méde­cin fai­sait un méde­cin et cha­que fils de curé fai­sait un curé…
[…] Pour faire un deal, il faut être ima­gi­na­tif. J’ai eu la preuve récem­ment que l’in­tel­li­gence ne va pas néces­sai­re­ment avec le métier. Là où j’ha­bite à Sainte-Adèle, j’ai deux voi­sins. Un est gérant de ban­que et l’au­tre c’est mon jar­di­nier. L’été der­nier, le fils de mon jar­di­nier s’était ins­tallé à l’en­trée de son garage avec une affi­che : “ Chien à ven­dre : 10 000 $ ”.
Vers 10 heures, le ban­quier sort pour aller tra­vailler et il passe devant la rési­dence du jar­di­nier. Il arrête sa voi­ture et il lance un cri au jeune gar­çon : “ Tu veux ven­dre ton chien ? Com­bien tu deman­des ? ”
Le jeune gar­çon mon­tra l’af­fi­che et lui dit : “ 10 000 $. ” Le ban­quier lui dit qu’il était un peu opti­miste et qu’il serait dif­fi­cile d’avoir son prix. Il lui sou­hai­ta quand même bonne chance !
Le soir, vers 16 heures – les ban­quiers finis­sent de tra­vailler tôt –, notre gérant de ban­que passe devant la rési­dence du jar­di­nier. Il est tout sur­pris de voir que l’af­fi­che du chien à ven­dre a disparu. Il voit le gar­çon au fond de la cour et il lui crie : “ Puis ton chien est-il vendu ? – Oui, mon­sieur. Je l’ai vendu dès votre départ ce matin. Je l’ai échangé con­tre deux chats à 5 000 $ cha­cun. ”

* * *

Je rédi­geais tou­jours les dis­cours, mais Pierre Péla­deau écri­vait lui-même le texte final afin de se sen­tir con­for­ta­ble dans la livrai­son. Tou­te­fois, il me les sou­met­tait tou­jours pour appro­ba­tion, afin de s’as­su­rer que le mes­sage rejoi­gnait nos objec­tifs de rela­tions publi­ques.
Sans con­tre­dit, l’ob­jec­tif de modi­fier la per­cep­tion popu­laire à l’égard de Pierre Péla­deau fut atteint et les son­da­ges scien­ti­fi­ques l’ont clai­re­ment démon­tré. Du paria que M. Péla­deau était en 1990, il est passé à l’entre­pre­neur de l’an­née, dès 1993, et ce, dans plu­sieurs son­da­ges.
Mais ce n’était pas tou­jours facile à gérer. M. Péla­deau était un per­son­nage explo­sif, enflammé. Il ne fai­sait rien à moi­tié. Au début, il était très indé­pen­dant, parce qu’il l’avait tou­jours été. Je pas­sais mon temps à m’as­su­rer, non pas que M. Péla­deau s’adapte à la stra­té­gie, mais plu­tôt que celle-ci se fonde en lui. C’était à dif­fé­rents niveaux. Avant, ses défauts domi­naient con­ti­nuel­le­ment le per­son­nage public. Après, ce sont ses bons côtés qui res­sor­taient. Il a fallu chan­ger de cap et met­tre en valeur ses qua­li­tés. C’est ce que j’ap­pelle “ Rela­tions publi­ques 101 ”.
Je me suis appli­qué à com­pren­dre com­ment Pierre Péla­deau réagis­sait au quo­ti­dien. Il avait un côté humain méconnu du public et qui dis­pa­rais­sait pra­ti­que­ment sous le poids de tou­tes les rumeurs qui cir­cu­laient depuis tou­jours à son sujet.
Il avait des défauts con­nus par à peu près tout le monde. M. Péla­deau avait un carac­tère bouillant. Lors­qu’il se fâchait, il ne pas­sait pas inaperçu. Il pou­vait avoir des accès de rage où il per­dait pra­ti­que­ment la maî­trise de lui-même. Mais avec lui, c’était noir ou c’était blanc. Il n’y avait pas d’équi­vo­que. Je peux dire cepen­dant que, dans la majo­rité de ces moments-là, ses mots dépas­saient véri­ta­ble­ment sa pen­sée pour une rai­son que je n’ar­rive tou­jours pas à com­pren­dre. Des col­lè­gues m’ont récem­ment expli­qué que le fait d’être un ancien alcoo­li­que y jouait pour beau­coup. Ce n’est pas parce que l’on est sobre que le tem­pé­ra­ment change.
M. Péla­deau avait aussi des qua­li­tés qui étaient tout à son avan­tage. Il aimait les gens et il ado­rait se retro­uver devant le public. Il faut dire que cer­tai­nes per­son­nes se com­por­taient avec lui comme si elles étaient devant une véri­ta­ble vedette de cinéma. On vou­lait lui ser­rer la main et obte­nir, dans bien des cas, un auto­gra­phe. Il par­lait à tout le monde. En public, il était heu­reux. M. Péla­deau pou­vait dis­cu­ter de n’im­porte quel sujet avec n’im­porte qui, à con­di­tion que cette per­sonne ne soit pas guin­dée ou snob. Il ne pri­vait per­sonne de con­seils si on lui en deman­dait.
Dire qu’il était sédui­sant sem­ble un énorme men­songe, car il était doté d’un phy­si­que qui ne l’avan­ta­geait pas. Pour­tant, il savait char­mer et il savait éga­le­ment séduire. On finis­sait par oublier son appa­rence. Il maniait l’art de plaire comme pas un. Il aimait rire et il ado­rait les his­toi­res et les anec­do­tes. Il n’en oubliait jamais. Par con­tre, sa mémoire lui fai­sait sou­vent défaut lors­qu’il fal­lait se sou­ve­nir de noms, de dates ou de détails pré­cis, mais jamais il n’ou­bliait une bonne his­toire. Tous ces bons côtés fai­saient de lui un ora­teur hors pair. Il était éner­gi­que, vaillant et dis­ci­pliné.
Aussi, en rai­son de ce que l’on m’avait dit sur lui, par­ti­cu­liè­re­ment à pro­pos de son tem­pé­ra­ment, je m’at­ten­dais à tra­vailler avec une per­sonne rigide qui ne lâchait jamais sa proie. Au con­traire, il lou­voyait et il savait s’adap­ter à la situa­tion pré­sen­tée devant lui. Il était tout à fait à l’op­posé de cette autre rumeur affir­mant qu’il déci­dait très tôt dans la bataille des ges­tes qu’il allait faire. Pierre Péla­deau était comme un jour­na­liste. Il atten­dait jus­qu’à la der­nière minute avant de cas­ser les œufs et de fina­li­ser sa déci­sion. Dans un sens, il évi­tait de faire fausse route trop tôt dans l’exer­cice et d’avoir à cor­ri­ger son tir après l’évo­lu­tion des négo­cia­tions. En véri­ta­ble pré­da­teur, il sau­tait sur la proie juste avant l’at­ta­que. C’est une pra­ti­que jour­na­lis­ti­que que l’on m’a apprise au début de ma car­rière : atten­dre jus­qu’à l’heure de tom­bée pour four­nir le plus d’in­for­ma­tions pos­si­ble dans le récit.
En vérité, le suc­cès de la cam­pa­gne de rela­tions publi­ques ne fut pas vrai­ment dû à mon tra­vail, mais plu­tôt au talent de com­mu­ni­ca­teur natu­rel que pos­sé­dait Pierre Péla­deau. L’évé­ne­ment de L’Ac­tua­lité avait été un acci­dent de par­cours. Comme il me l’avait dit au début de mon man­dat, il s’était “ relâ­ché ”. De tous les clients avec les­quels il m’a été donné de tra­vailler, il est celui qui avait le plus grand talent de com­mu­ni­ca­teur.
Il n’ac­cep­tait jamais de s’as­seoir sur une vic­toire ou sur un bon coup. Il avait soif d’ac­tion et de tra­vail. Il n’est pas éton­nant qu’il soit resté à la barre de son empire jus­qu’à sa mort. Avec Pierre Péla­deau, il fal­lait tou­jours aller plus loin et plus haut. Si les invi­ta­tions à pro­non­cer des con­fé­ren­ces dimi­nuaient, il en sug­gé­rait. J’avais peine à l’ima­gi­ner à la retraite ou inac­tif. Il l’avait sou­vent dit : sa plus grande han­tise était de se retro­uver para­lysé, inca­pa­ble de bou­ger, et de dépen­dre des autres pour vivre son quo­ti­dien.
J’étais tou­jours impres­sionné de cons­ta­ter l’émer­veille­ment qu’il mani­fes­tait lors­qu’il était dans les sta­tions de télé­vi­sion. Je l’ac­com­pa­gnais tou­jours pour répon­dre à des entre­vues ou par­ti­ci­per à des émis­sions et il avait l’air d’un enfant dans une salle de jeu. Il arpen­tait les cou­loirs atte­nants aux stu­dios de Radio-Canada et il se sen­tait chez lui. Il par­lait aux tech­ni­ciens, aux autres invi­tés de l’émis­sion, il s’in­té­res­sait à tout le monde. Il était par­fai­te­ment à l’aise sur un pla­teau de tour­nage, comme s’il avait tou­jours fait ce métier.
Il ado­rait aussi les peti­tes atten­tions qui étaient ano­di­nes pour d’au­tres. Un jour, il était l’in­vité de Michel Viens, qui ani­mait l’émis­sion du matin à la télé­vi­sion de Radio-Canada. À la fin de l’en­tre­vue, on lui a remis une tasse por­tant le logo de l’émis­sion. Il m’a dit alors :
“ Ça, c’est un beau cadeau. Je vais l’uti­li­ser pour pren­dre mon café chez moi le matin. ”

* * *

Une autre acti­vité qui n’était pas cou­rante lors­que j’ai com­mencé au 13e étage de Que­be­cor était la revue de presse quo­ti­dienne. J’ai com­mencé l’exer­cice à la mort de Robert Max­well, retrouvé en mer le 5 novembre 1991. Pour tenir Pierre Péladeau informé de ce que les médias écrits avaient raconté sur la dis­pa­ri­tion de Max­well, je lui envoyais les arti­cles publiés dans tous les grands jour­naux. Il avait bien aimé ce sur­vol de l’ac­tua­lité. Comme c’était un lec­teur très vorace de tout ce qui se publiait en géné­ral, lui pré­pa­rer une revue de presse quo­ti­dien­ne­ment lui éco­no­mi­sait du temps et le tenait à jour sur les nou­vel­les qui le con­cer­naient ou l’in­té­res­saient.
À par­tir de ce moment, et jusqu’à la fin, j’ar­ri­vais au bureau à sept heu­res tous les matins, pour dépouiller les jour­naux et pré­pa­rer le docu­ment.
Cer­tains titres ou sujets atti­raient sou­vent son atten­tion alors qu’ils m’avaient com­plè­te­ment échap­pé, car le lien avec lui n’était pas tou­jours évi­dent. Il n’hé­si­tait pas à me pro­po­ser d’ajou­ter ou d’en­le­ver cer­tains arti­cles dans les édi­tions à venir.

* * *

Un beau matin, au milieu de l’an­née 1996, il arriva dans mon bureau avec un arti­cle du Jour­nal de Mon­tréal dres­sant le por­trait de plu­sieurs per­son­na­li­tés cana­dien­nes ayant reçu la Légion d’hon­neur. Dans ce groupe, il y avait Denise Bom­bar­dier, qui avait reçu le titre de che­va­lier de la Légion d’hon­neur en 1993.
“ Qu’est-ce que tu pen­ses de ça, toi : Denise Bom­bar­dier qui a reçu la Légion d’hon­neur ? ”
Ce n’est pas qu’il jugeait qu’elle ne la méri­tait pas, mais c’était plu­tôt là sa façon indi­recte de mani­fes­ter son désir de la rece­voir aussi. Il était un entre­pre­neur qué­bé­cois qui avait sauvé les impri­me­ries Didier 6 de la faillite et il pro­cu­rait du tra­vail à des milliers de Fran­çais. La Légion d’hon­neur aurait signifié pour lui que son suc­cès avait dépassé les fron­tiè­res, et qu’il se retro­uvait dans le même clan que Paul Des­ma­rais. Un tel hon­neur aurait prouvé à Pierre Péla­deau qu’il était lui aussi un citoyen du monde.
J’ai con­tacté Loïc Hen­ne­kinne, ambas­sa­deur de France à Ottawa à l’épo­que, et j’ai demandé des ren­sei­gne­ments sur la façon d’ob­te­nir la Légion d’hon­neur. J’ai amorcé la rédac­tion du dos­sier et son fils Pierre-Karl, qui était en poste à Paris, le ter­mina. Le 10 avril 1997, le pré­si­dent de la Répu­bli­que fran­çaise nomma Pierre Péla­deau offi­cier de la Légion d’hon­neur. Le com­mu­ni­qué de presse offi­ciel de l’am­bas­sade expli­que :
“ Cette haute dis­tinc­tion est attri­buée à M. Péla­deau en recon­nais­sance de sa par­ti­ci­pa­tion active à l’éco­no­mie fran­çaise et au déve­lop­pe­ment des rela­tions franco-canadiennes. Cet hon­neur souli­gne éga­le­ment le rôle de mécène de M. Péla­deau qui a su pro­mou­voir l’art lyri­que et sou­te­nir les artis­tes fran­çais. ”
Lors­qu’il a reçu le com­mu­ni­qué de presse, il s’est pré­ci­pité dans mon bureau pour me mon­trer le texte en me remer­ciant de mon tra­vail, car il savait que j’avais lancé le pro­ces­sus. Il refusa de rece­voir l’hon­neur à Ottawa, pré­fé­rant atten­dre et se ren­dre à Paris pour l’ob­te­nir direc­te­ment des mains du pré­si­dent de la Répu­bli­que. Une date avait été fixée pro­vi­soi­re­ment vers le début de 1998. Mal­heu­reu­se­ment, Pierre Péla­deau est mort avant. La Légion d’hon­neur fut remise à sa famille à titre pos­thume.
M. Péla­deau a reçu plu­sieurs hon­neurs au Qué­bec, au Canada et même aux États-Unis. Mais il me con­fiait, peu de temps avant sa mort, que l’hon­neur qui le tou­chait le plus était celui de la Légion d’hon­neur.
Il voyait dans ce titre la preuve d’une reconnaissance internatio­nale qui lui faisait un peu oublier les luttes locales et parfois cruelles menées par ses semblables au Québec. La France venait lui confirmer que, au fond, il n’était pas vraiment un paria, et que si on le qualifiait ainsi c’est qu’on le connaissait mal.
1.     L’Ac­tua­lité, 15 avril 1990.
2.     L’Ac­tua­lité, 15 avril 1990, p. 48.
3.     Voir la repro­duc­tion de la let­tre dans le cahier pho­tos no 1.
4.     Publié par la Fédé­ra­tion pro­fes­sion­nelle des jour­na­lis­tes du Qué­bec.
5.     Voir la liste des con­fé­ren­ces en annexe 1.
6.     Voir le cha­pi­tre sui­vant.
     
   
             
              







        

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CHAPITRE 5

Apprivoiser la bête

Il ne fal­lait pas s’at­ten­dre à ce qu’un per­son­nage du cali­bre de Pierre Péla­deau soit sim­ple. C’était un pré­da­teur. Il avait le défaut de ses qua­li­tés. Il était pas­sionné, mais cette pas­sion pou­vait “ brû­ler ” son entou­rage.
Pour tra­vailler avec un phé­no­mène de cette taille, il faut d’abord le défi­nir et appren­dre à le con­naî­tre. M. Péla­deau lui-même agis­sait ainsi lors­qu’il vou­lait con­clure une affaire. Il lais­sait de côté l’as­pect finan­cier pour avoir d’abord une éva­lua­tion humaine des inter­ve­nants dans une situa­tion don­née. J’ai dû faire la même chose avec Pierre Péla­deau. Éva­luer le per­son­nage.
Il était à la hau­teur de ce que l’on peut at­ten­dre d’un homme comme lui. Une per­sonne d’une éner­gie supé­rieure, avec un très fort ins­tinct, comme s’il était doté d’un pou­voir magi­que avec une sorte de don de clair­voyance en com­plé­ment. Il sen­tait les gens et les situa­tions comme une bête per­çoit le dan­ger et flaire la nour­ri­ture.
Même s’il parais­sait brouillon à pre­mière vue, il était très struc­turé. Il dis­ait d’ailleurs :
“ Si tu n’es pas capa­ble de faire ton tra­vail au bureau entre 9 heures et 5 heures, c’est que tu es mal orga­nisé. ”
Ce fut la pre­mière remar­que qu’il me fit sur la ques­tion des horai­res de tra­vail lors­que je com­men­çai à son ser­vice. Lors­qu’il voyait Pierre-Karl tra­vailler jus­qu’à 23 heu­res, il lui répé­tait sans répit :
“ Pierre-Karl, c’est de la mau­vaise orga­ni­sa­tion. Tu vas t’épui­ser. Il faut que tu sois capa­ble de tra­vailler de façon orga­ni­sée et que tu sois capa­ble de délé­guer. ”
Il com­pre­nait qu’il ne sert à rien de cou­rir jus­qu’à l’es­souf­fle­ment pour réus­sir. Il suf­fit d’être orga­nisé.
Mon horaire de tra­vail était rela­ti­ve­ment struc­turé. Le matin, je lui pré­sen­tais d’abord sa revue de presse et, tout au cours de la jour­née, je lui envoyais des notes sur des ques­tions et des sujets cou­rants.
Comme ma phi­lo­so­phie en matière de rela­tions publi­ques con­sis­tait à ne rien chan­ger du per­son­nage, je l’en­ca­drais. Le pro­blème, avec Pierre Péla­deau, c’est que c’était noir ou blanc. Il était dif­fi­cile de le con­vain­cre de chan­ger son opi­nion pre­mière, mais il était pos­si­ble de le faire si on lui don­nait la preuve en béton de l’ar­gu­ment avancé.
M. Péla­deau était un hyper­sen­si­ble. Il réprou­vait les gens mal habillés, mal­pro­pres ou qui avaient l’air négligés ; cela le déran­geait. Il aimait la dis­ci­pline, la classe. Il fal­lait le savoir et évi­ter de se pré­sen­ter au bureau en jeans et en t-shirt. Il pré­fé­rait l’élé­gance. Son bureau en était la repré­sen­ta­tion par­faite : il y avait tou­jours des fleurs, de la musi­que et de super­bes toi­les.
Autant il pou­vait par­fois faire le clown et être gri­vois, autant il détes­tait la vul­ga­rité chez les autres. Il aimait les fem­mes. Pour­tant on ne l’au­rait jamais vu dans un éta­blis­se­ment de dan­seu­ses nues. Lors d’un spec­ta­cle à la Place des Arts où l’ar­tiste fémi­nine était habillée de manière pro­vo­cante, il avait quitté la salle à l’en­tracte, et m’avait dit avoir trouvé la pré­sen­ta­tion de mau­vais goût.
Une femme qui se pré­sen­tait au bureau avec une jupe trop courte atti­rait cer­tai­ne­ment son atten­tion, mais parce qu’il détes­tait son accou­tre­ment. Même chose chez les hom­mes. Pour lui, la façon de se vêtir et le soin que l’on appor­tait à son appa­rence reflé­tait l’âme de la per­sonne. S’il voyait quel­qu’un d’al­lure “ déla­brée ”, c’était syno­nyme de déla­bre­ment inté­rieur. Sa mère, pro­ba­ble­ment, lui avait incul­qué ces valeurs et cette dis­ci­pline. C’était un homme éru­dit qui cher­chait tou­jours l’ex­cel­lence.
Pierre Péla­deau était véri­ta­ble­ment une bête au sens figuré, et il ins­pi­rait sou­vent la peur. J’ai abordé le per­son­nage d’une façon pres­que naïve. Je res­pec­tais Pierre Péla­deau, mais, con­trai­re­ment à beau­coup d’au­tres, je n’ai jamais éprouvé de crainte face à lui. Je lui accor­dais beau­coup d’ad­mi­ra­tion et de loyauté, mais il existe une dif­fé­rence fon­da­men­tale entre avoir peur de quel­qu’un et le res­pec­ter.
S’il me deman­dait quoi que ce soit, je me devais toujours de répondre aux atten­tes que je pou­vais créer chez lui. Si je fai­sais une pro­messe qui tou­chait le tra­vail, je devais m’as­su­rer de “ livrer la mar­chan­dise ” dans les délais, et selon ses atten­tes. J’ai tou­jours tout mis en œuvre pour ne jamais le déce­voir sur ce point. Je ne sus­ci­tais jamais chez lui de faux espoirs.
Bien qu’in­time avec lui, j’ai tout de même con­servé mes dis­tances. Un peu comme en équi­ta­tion, je me ména­geais un péri­mè­tre, un espace entre la bête et moi. C’est le secret du suc­cès dans un poste qui exige d’être en rela­tion quo­ti­dienne avec un per­son­nage aussi impor­tant. Gar­der ses dis­tan­ces.
Ma vie pri­vée res­tait pri­vée. Sou­vent, nous abor­dions des ques­tions per­son­nel­les, mais, de façon réci­pro­que, nous avons tou­jours res­pecté notre in­ti­mité.
Je le vou­voyais, et il m’ap­pe­lait mon­sieur Ber­nard.
M. Péla­deau avait besoin de son ter­ri­toire. Il n’ai­mait pas être seul, mais, à cer­tains moments, il lui fal­lait sa “ bulle ”. J’ai com­pris que le per­son­nage réagis­sait en con­tra­dic­tion avec lui-même. Sou­vent, les gens sont con­tra­riés par des pro­blè­mes de tou­tes sor­tes. Si, un matin, il entrait de mau­vaise humeur, il valait mieux l’igno­rer et ne pas essayer de s’im­po­ser à lui. Je le lais­sais retro­uver sa bonne humeur lui-même. Je n’es­sayais pas de vivre pour lui. J’étais acces­si­ble et dis­po­ni­ble, mais je n’es­sayais jamais de le maî­tri­ser.
Je n’ai jamais con­si­déré les sau­tes d’hu­meur de M. Péla­deau comme une atteinte per­son­nelle. Il lui arri­vait sou­vent d’être aigri ou d’hu­meur sus­cep­ti­ble. Je l’ai déjà vu cri­ti­quer le tra­vail de cer­tains employés et cons­ta­té que celle ou celui qui venait de subir ses fou­dres fon­dait en lar­mes en dis­ant : “ Il ne m’aime pas. ”
Les cri­ti­ques de M. Péla­deau n’avaient géné­ra­le­ment rien à voir avec la per­sonne elle-même. La clé du suc­cès lors­que l’on veut ama­douer une telle bête réside dans le stoï­cisme :  “ ne rien pren­dre per­son­nel ”, comme le dit ce popu­laire angli­cisme. Il faut réagir froi­de­ment et fac­tuel­le­ment.
M. Péla­deau était exi­geant et cri­ti­quait par­fois sans rete­nue. Ses paro­les dépas­saient très sou­vent sa pen­sée. Il n’y avait pas de fil­tre. Il ne mettait jamais de gants blancs pour dire ce qu’il avait en tête. Alors, pour sur­vi­vre à ce genre de com­por­te­ment en tant qu’ad­joint, il faut se bâtir une armure.
Il était très atten­tif aux employés. S’il voyait quel­qu’un qui n’avait pas l’air d’être dans son assiette, et pourvu qu’il ne s’agis­se pas du tra­vail, il pre­nait le temps de s’in­for­mer pour essayer d’ai­der la per­sonne. Mais si le tra­vail était en cause, il était sans pitié, et par­fois rude.
Si quel­qu’un avait des pro­blè­mes de santé, M. Péla­deau lui témoi­gnait une grande atten­tion. Par con­tre, si une per­sonne se plai­gnait de l’état de sa vie ou était défai­tiste, il ne l’ap­pré­ciait pas et n’of­frait aucun sou­tien. Si l’on mon­trait du cou­rage, il aidait, mais il fal­lait s’ai­der soi-même. Il n’y avait rien de gra­tuit avec lui. Une men­ta­lité de per­dant l’exas­pé­rait au plus haut point.
Il m’est arrivé quel­ques fois de tour­ner les talons quand j’ar­ri­vais à la porte de son bureau et que je cons­ta­tais sa mau­vaise humeur évidente. Je m’en retour­nais et j’at­ten­dais que l’orage se dis­­sipe. Si je le voyais maus­sade un matin, je chan­geais de côté dans le cor­ri­dor. Il faut savoir com­po­ser avec les émo­tions d’un per­son­nage de la sorte.
Pierre Péla­deau était près de ses sen­ti­ments, c’est la rai­son pour laquelle il pou­vait sen­tir les autres avec une rare acuité.
Il n’était pas méchant. À la fin d’une jour­née qui avait mal com­mencé, il pou­vait venir me voir et m’of­frir des billets pour un con­cert ou un évé­ne­ment, mais il ne s’ex­cu­sait pas sou­vent.
Une par­ti­cu­la­rité de Pierre Péla­deau est qu’il ne s’api­toyait jamais sur lui-même, sur ses mal­ai­ses, ses pro­blè­mes, son sort. Se plain­dre n’était pas une option dans son mode de vie. Durant les mois qui ont pré­cédé l’ac­ci­dent du 2 décem­bre 1997, jamais Pierre Péla­deau ne nous a men­tionné qu’il avait des mal­ai­ses. Il ne vou­lait sur­tout pas qu’on lui mani­feste de la pitié.

* * *

Son sixième sens ne le trom­pait pas sou­vent. En 1994, lors­que Pierre Bour­que s’est pré­senté con­tre Jean Doré à la mai­rie de Montréal, peu de gens avaient misé sur lui. Dès le départ, M. Péla­deau avait acquis la con­vic­tion que M. Bour­que serait élu avec une forte majo­rité. Il le con­nais­sait un peu. Il trou­vait que c’était un homme sim­ple avec de bon­nes idées. Dès le départ, il rem­plis­sait les cri­tères de base qui plai­saient à M. Péla­deau.
Pierre Péla­deau fut l’un des rares hom­mes d’af­fai­res impor­tants à appuyer Pierre Bour­que. Il m’avait demandé de trou­ver un atta­ché de presse pour son can­di­dat. Les gran­des agen­ces de rela­tions publi­ques étaient déjà enga­gées auprès d’au­tres can­di­dats, ou ne vou­laient tout sim­ple­ment pas s’as­so­cier à celui que l’on voyait per­dant à l’avance. Pierre Bour­que a fina­le­ment rem­porté les élec­tions du 6 novem­bre 1994 en raflant 39 des 51 siè­ges de con­seil­lers. C’était un balayage tota­le­ment imprévu, sauf par M. Péla­deau. M. Bour­que avait cepen­dant gagné sans atta­ché de presse…
Le nou­veau maire invita M. Péla­deau à sié­ger au Comité des sages, mis sur pied en 1995, mais ce der­nier refu­sa l’in­vi­ta­tion. Selon lui, ce genre de regrou­pe­ment serait inef­fi­cace. Je fus délé­gué pour assis­ter aux ren­con­tres à sa place. M. Péla­deau avait eu, cette fois encore, un flair par­ti­cu­lier, car, quel­ques mois plus tard, le comité en ques­tion fut dis­sous. Le maire Bour­que avait été cri­ti­qué pour la créa­tion du comité ; on dis­ait qu’il y avait con­flit d’in­té­rêts entre la com­mu­nauté des affai­res et l’Hô­tel de Ville.

* * *

M. Péla­deau détes­tait la défaite. C’était vrai aussi dans ses loi­sirs.
Lors des Inter­na­tio­naux de ten­nis mas­cu­lin du Canada tenus à Mon­tréal le 30 juillet 1995, nous étions invi­tés dans une loge V.I.P. don­nant direc­te­ment sur le court cen­tral, à pro­xi­mité des joueurs. Je l’ac­com­pa­gnais avec Carole Gagné, de la Ban­que natio­nale. Il avait éga­le­ment invité une de ses amies pour l’oc­ca­sion. Il fai­sait un soleil de plomb. Le match oppo­sait André Agassi et Pete Sam­pras.
M. Péla­deau ado­rait le ten­nis. Il avait été un bon joueur jadis. Il dis­ait avoir déjà occupé le pre­mier rang dans des champ­ion­nats pro­vin­ciaux. Je l’ai cru, mais je n’ai jamais vu le tro­phée…
M. Agassi se pré­senta avec son ber­muda mul­ti­co­lore, ses bas noirs, ses che­veux des­cen­dant jus­qu’aux épau­les, son chan­dail bariolé. Il était tout à fait fidèle à l’image de bum qui avait fait par­ler de lui autant que de ses vic­toi­res. La réac­tion de M. Péla­deau ne se fit pas atten­dre. Il s’est mis à débla­té­rer con­tre André Agassi :
“ As-tu vu s’il est mal pei­gné, mal habillé ? Il est même pas rasé. Si ça a du bon sens de se pré­sen­ter à un tour­noi attri­qué comme ça. En plus, il joue comme un pied. Il ne gagnera jamais. N’es­sayez pas de me con­vain­cre du con­traire. Si je le dis, je le sais. Le ten­nis, je con­nais ça ! ”
Il faut dire que l’amie qui l’es­cor­tait ce jour-là avait men­tionné naï­ve­ment qu’elle avait un fai­ble pour M. Agassi. Les fem­mes en géné­ral le trou­vaient d’ailleurs beau gar­çon et sédui­sant. Elle y est allée d’une remar­que en ce sens qui n’a fait que jeter de l’huile sur le feu.
M. Péla­deau van­tait Pete Sam­pras, et il dis­ait qu’à l’op­posé de son rival il avait “ ben de l’al­lure ”. C’était un gagnant. M. Péla­deau l’avait décidé : Sam­pras l’em­por­te­rait haut la main et en deux sets. Mal­heu­reu­se­ment, non seu­le­ment le bum était très en forme lors de ce match, mais, au bout du pre­mier set, il était net­te­ment en avance. M. Péla­deau était de plus en plus con­tra­rié. J’ai essayé de le cal­mer un peu, de lui chan­ger les idées pour qu’il puisse appré­cier le tour­noi et oublier qu’A­gassi avait les che­veux longs.
M. Péla­deau com­men­çait à être de mau­vaise humeur et il ten­tait d’ex­pli­quer la per­for­mance de son pou­lain.
“ C’est parce qu’il n’est pas en forme aujourd’­hui. Il fait très chaud aussi. Il est sûre­ment malade. Il ne lance que des balou­nes ”, répétait-il.
Brooke Shields, alors la fian­cée d’An­dré Agassi, était dans les gra­dins, à quel­ques ran­gées de notre loge.
“ Avez-vous vu, monsieur Péla­deau, que la belle Brooke Shields est ici ? Nous pour­rions pren­dre une photo tout à l’heure, après le match. Ce serait publié dans Le Jour­nal de Mon­tréal. ”
Lui qui avait tou­jours l’œil pour regar­der une belle femme ne tourna même pas la tête.
“ Non, non ! Laisse faire ”, trancha-t-il sans appel.
Au début du deuxième set, Pete Sam­pras était pra­ti­que­ment battu. Plus le match avan­çait, plus c’était évi­dent.
À la pause sui­vante, M. Péla­deau s’est levé et a dit à son amie :
“ On s’en va ! ”
Carole Gagné et moi les avons rac­com­pa­gnés jus­qu’à sa voi­ture. Nous n’avons pas pu faire la photo avec Brooke Shields…

* * *

Il est de noto­riété publi­que que si Le Jour­nal de Mon­tréal alloue une place impor­tante aux artis­tes, le cahier des sports en est un autre pilier. L’ar­ri­vée de Jac­ques Beau­champ, par exem­ple, fut un des élé­ments mar­quants dans l’as­cen­sion du quo­ti­dien ; sa con­tri­bu­tion a amené un grand nom­bre de lec­teurs, fidé­li­sant une clien­tèle impor­tante pour les années à venir. Si M. Péla­deau avait bien com­pris que les sports étaient impor­tants pour son jour­nal, il n’en était pas un adepte pour autant, à l’ex­cep­tion du ten­nis.
Lors d’un Grand Prix de for­mule 1 orga­nisé à Mon­tréal le 11 juin 1995 par Nor­mand Legault, j’avais obtenu qua­tre bons billets, très rares, pour le week-end de la course. J’ai décidé d’in­vi­ter M. Péla­deau à m’y accom­pa­gner, mais il n’avait aucun inté­rêt pour la course auto­mo­bile. J’ai bien tenté de lui décrire l’évé­ne­ment, l’am­biance, l’éner­gie, com­bien il était par­ti­cu­lier de s’y trou­ver. Malgré tous mes argu­ments, il pré­fé­rait lais­ser sa place à d’au­tres qui appré­cie­raient. Il ne com­pre­nait pas non plus que je m’in­té­res­se à une telle acti­vité.
Il détes­tait aussi le hoc­key et il assis­tait très rare­ment à un match, ce qui ne l’em­pê­chait pas d’ad­mi­rer Mau­rice Richard. Il allait par­fois au Forum, mais pour y accom­pa­gner des clients plu­tôt que pour voir la par­tie de hoc­key. Je n’ou­blie­rai jamais l’inau­gu­ra­tion du Cen­tre Mol­son (main­te­nant le Cen­tre Bell), le 16 mars 1996, alors que quand nous avons été invi­tés dans une loge d’en­tre­prise. Paul Mar­tin était parmi les per­son­na­li­tés pré­sen­tes, de même qu’An­dré Bérard, ainsi que d’au­tres d’in­vi­tés de même cali­bre. Tout le monde était cap­tivé par le match de hoc­key. M. Péla­deau est arrivé en retard, vers la fin de la pre­mière période. En entrant dans la loge, il n’a même pas jeté un coup d’œil en direc­tion de la pati­noire ni des gra­dins où avaient pris place les invi­tés de mar­que. Il s’est pré­ci­pité vers le buf­fet pour admi­rer les plats et féli­ci­ter l’hô­tesse pour la pré­sen­ta­tion.
À la fin de la par­tie, on lui a offert un superbe livre sur l’an­cien Forum et le nou­veau tem­ple du hoc­key. C’est à peine s’il l’a feuilleté. Il s’est con­tenté d’un : “ Ah ! c’est bien beau ! ” et, devant la per­sonne qui venait de le lui offrir, il s’est tourné vers une adjointe de Que­be­cor pré­sente pour la soi­rée, en dis­ant :
“ Tiens, tu le don­ne­ras à ton fils ! ”

* * *

Pierre Péla­deau prétendait n’avoir peur de rien. J’ignore s’il di­s­ait la vérité ou s’il bluffait, mais je dois avouer qu’il a très rare­ment admis qu’il avait eu peur dans une situa­tion donnée. Il mention­nait sou­vent son séjour à Phi­la­del­phie à l’épo­que du Phi­la­del­phia Jour­nal. Les bureaux du quo­ti­dien étaient situés dans un des quar­tiers de la ville répu­tés dan­ge­reux. On le décon­seillait aux tou­ris­tes. Même des habi­tants des sec­teurs voi­sins ne s’y aven­tu­raient jamais.
M. Péla­deau devait le tra­ver­ser à pied pour se ren­dre au jour­nal et il croi­sait régu­liè­re­ment des “ armoi­res à glace ”. Il ne s’est jamais fait atta­quer. Il dis­ait que si l’on regarde un agres­seur poten­tiel droit dans les yeux en le défiant, il n’osera jamais nous tou­cher ; qu’il ne fal­lait jamais lais­ser paraî­tre un signe de fai­blesse, même si on était infé­rieur en nom­bre ou en gaba­rit.
Pierre-Karl a dû met­tre en pra­ti­que ce prin­cipe bien mal­gré lui. M. Péla­deau racon­tait que, à l’is­sue d’une soi­rée en com­pa­gnie de cama­ra­des de classe, Pierre-Karl était ren­tré avec un œil au beurre noir. Une bagarre avait éclaté et un groupe avait décidé de s’en pren­dre à lui. Non seu­le­ment il était amo­ché, mais il avait peur de se faire tabas­ser à nou­veau par les mem­bres de la bande. M. Péla­deau lui aurait alors rétor­qué :
“ Tu vas y retour­ner, tu vas choi­sir le plus gros de la bande et tu vas lui taper des­sus. Autre­ment, ils ne te res­pec­te­ront jamais, et ils vont con­ti­nuer de s’en pren­dre à toi. Si tu suis ce con­seil, on va t’ad­mi­rer, et le reste du groupe va se sau­ver en peur ! ”
L’his­toire ne dit pas com­ment s’est déroulée la suite.

* * *

M. Péla­deau aimait les armes à feu. Il en pos­sé­dait quelques-unes. Il avait déjà par­ti­cipé à trois safa­ris et il avait chassé à de nom­breu­ses repri­ses. Mais, avec l’âge, il avait aban­donné ce genre d’ac­ti­vité.
Pour sa sécu­rité per­son­nelle, il gar­dait tou­jours une arme à feu à por­tée de la main, dans sa cham­bre à cou­cher. Au bureau, nous avions dis­cuté des mesu­res sup­plé­men­tai­res à pren­dre pour le pro­té­ger dans toute éven­tua­lité. La société chan­geait et les cri­mi­nels étaient de plus en plus auda­cieux et vora­ces. Je lui avais parlé des ris­ques de kid­nap­ping, par exem­ple, pour quel­qu’un comme lui. Il y avait une alarme chez lui, mais était-ce suf­fi­sant ? Comme il gar­dait tou­jours son revol­ver à por­tée de la main, un ancien Lug­ger 45, il dis­ait qu’il n’y avait rien à crain­dre. Son entou­rage y pen­sait plus que lui-même. Il ne voyait pas qui pour­rait s’en pren­dre à lui.
Un beau jour, à l’automne 1996, il s’aper­çut que le Lug­ger avait dis­paru. Il l’a cher­ché dans tou­tes les par­ties de sa mai­son. Nous n’avons jamais su ce qu’il en était advenu. Il rece­vait con­ti­nuel­le­ment, et sa mai­son était pra­ti­que­ment une auberge où régnait un va-et-vient cons­tant d’in­vi­tés. Il aurait été dif­fi­cile de trou­ver le cou­pa­ble.
Il a donc décidé de s’ache­ter une autre arme à feu. Pour se faire con­seiller et gui­der, il a com­mu­ni­qué avec le chef de police Jac­ques Duches­neau, son ami, pen­dant qu’il était en ser­vice à la direc­tion du SPCUM. Ils se par­laient très sou­vent. D’ailleurs, plus tard, les deux hom­mes ont dis­cuté d’une pos­si­bi­lité d’em­ploi chez Que­be­cor pour le poli­cier, mais rien ne s’est jamais con­cré­tisé. J’ai eu l’oc­ca­sion d’être l’in­vité du chef Duches­neau sur le mont Royal à quel­ques repri­ses pour monter les che­vaux de la cava­le­rie. Ray­nald Cor­beil était l’agent de police qui nous accom­pa­gnait dans ces bala­des du samedi matin : une expé­rience uni­que et très agré­a­ble.
Après quel­ques semai­nes de con­ver­sa­tions et d’échan­ges sur le choix de l’arme qu’il vou­lait, nous nous som­mes ren­dus au cen­tre de tir de la police avec M. Duches­neau afin de s’as­su­rer que tout était con­forme, et que tout fonc­tion­nait.
M. Duches­neau était un véri­ta­ble tireur d’élite. En tout cas, il nous impres­sion­nait. Il pou­vait tirer avec n’im­porte quel cali­bre. L’avo­cate Claire Bras­sard, qui négo­ciait pour un emploi chez Que­be­cor, avait été invi­tée par Pierre Péla­deau à nous accom­pa­gner à la séance de tir. Lors­que M. Péla­deau a sorti son pis­to­let, un modèle Bac­kup DA de cali­bre 380, le chef de police l’a trouvé plu­tôt inof­fen­sif. L’ob­jet était assez petit pour tenir dans une poche de ves­ton.
“ Votre revol­ver va faire mal, mais en dedans de dix pieds, lui expli­qua Duches­neau. Plus loin que ça, le ban­dit ne sen­tira pas grand-chose. ”
En outre, M. Péla­deau était de plus en plus frêle vers la fin de sa vie, et il avait de la difficulté à armer le revol­ver. Même en posi­tion, je ne suis pas cer­tain qu’il ait pu le tenir assez soli­de­ment pour avoir le temps de viser et de tirer de façon pré­cise.
M. Duches­neau lui con­seilla :
“ Si vous sur­pre­nez un voleur chez vous, essayez de dis­cu­ter avec lui en pre­mier avant de tirer ! ”

* * *

En octo­bre 1995, Pierre Péla­deau a été invité à pro­non­cer une con­fé­rence au lac Mégan­tic. Comme il avait pro­mis d’y être, il au­rait fallu un trem­ble­ment de terre pour l’em­pê­cher de s’y ren­dre. Et encore ! Même s’il se dépla­çait pres­que tou­jours en héli­cop­tère depuis qu’il avait fait l’ac­qui­si­tion d’un tel véhicule, l’orage qui s’abat­tait sur la pro­vince cette journée-là ne pou­vait l’en dis­sua­der. Il ne vou­lait pas man­quer à sa pro­messe. Le pilote de l’épo­que, Fran­çois Des­ga­gnés, avait parlé au pilote du jet de Que­be­cor à l’aéro­port de Dor­val, et on lui avait for­te­ment décon­seillé de pilo­ter par ce temps. Plu­sieurs avions pri­vés qui étaient sur le ter­rain de l’aé­ro­port n’avaient pas eu la per­mis­sion de décol­ler.
Mais M. Péla­deau avait décidé que nous irions au lac Mégantic. Il a con­vaincu Des­ga­gnés de décol­ler et de nous y conduire. Il faut dire que ce pilote n’avait pas froid aux yeux, s’il faut en croire les aven­tures qu’il racon­tait au sujet de ses acro­ba­ties.
Le pre­mier héli­cop­tère de Que­be­cor était un modèle de brousse, un BELL IV modèle 206-B. On l’avait acquis en juil­let 1992 de Dono­hue. Le per­son­nel de direc­tion s’en ser­vait pour aller véri­fier l’évo­lu­tion des cou­pes de bois. Ce n’était pas un modèle tout con­fort. Il avait été modi­fié afin de trans­por­ter des pas­sa­gers, mais à l’ori­gine il avait été cons­truit pour une tout autre voca­tion. C’était comme un trac­teur volant con­verti en limou­sine. Il était même arrivé qu’une por­tière s’ou­vre en plein vol. Il fal­lait vrai­ment s’as­su­rer d’avoir sa cein­ture de sécu­rité atta­chée en tout temps.
Le soir de la tem­pête, la robus­tesse de l’ap­pa­reil se fit valoir. J’étais du péri­ple avec M. Péla­deau et deux adjoin­tes de Que­be­cor, divi­sion des heb­do­ma­dai­res. Ce fut mémo­ra­ble. Nous n’y voyions rien. À un cer­tain moment, M. Des­ga­gné a même dû se poser pour révi­ser son plan de vol et con­tour­ner les sec­teurs les plus mou­ve­men­tés. À aucun moment, tout au long du voyage, M. Péla­deau n’a mani­festé de peur ou de pan­i­que. Les autres mem­bres du groupe étaient lit­té­ra­le­ment figés sur leur siège. Je n’avais jamais été bal­lotté de la sorte en plein vol de toute ma vie. Il n’y avait pas de répit. Pour nous ras­su­rer, M. Péla­deau n’ar­rê­tait pas de par­ler, nous racon­tant des his­toi­res drô­les qui ne nous fai­saient pas rire. Il a épuisé son réper­toire, et nous, nous étions tou­jours cris­pés, accro­chés à nos bancs comme à une bouée de sau­ve­tage.
Je n’ai pas de mots pour décrire notre sou­la­ge­ment lors­que nous avons fina­le­ment atterri à Mégan­tic. Je pense que le pilote aussi était con­tent.
M. Péla­deau est allé pro­noncer sa con­fé­rence heu­reux d’avoir res­pecté son enga­ge­ment. Nous avons passé la nuit sur place. Il n’était pas ques­tion de revi­vre l’ex­pé­rience de la tem­pête une autre fois. Le len­de­main, il fai­sait un soleil radieux. Aucun vent, aucun nuage. Le retour fut d’un calme angé­li­que et M. Péla­deau n’a pas pro­noncé un seul mot de tout le voyage.

* * *

Le trac­teur volant deve­nait vrai­ment trop incon­for­ta­ble, trop bruyant et trop vieux. Lors­que, en décembre 1994, Denis Lacroix, de Bell Helicopter Textron, a com­mu­ni­qué avec M. Péla­deau pour lui pré­sen­ter un tout nou­veau modèle, un Longran­ger IV 206-L4, il s’est laissé ten­ter. Cette fois, il avait une limou­sine volante. Aucune comparaison possible avec l’ap­pa­reil de Dono­hue. Il n’y avait pas de dan­ger que les por­tes s’ou­vrent en plein vol. L’in­té­rieur était même amé­nagé pour que l’on puisse y tra­vailler. La méca­ni­que était un pro­duit des plus récen­tes tech­no­lo­gies aéro­nau­ti­ques, avec des moteurs plus puis­sants et, surtout, plus silen­cieux. Les voya­ges s’ef­fec­tuaient en moins de temps et plus agréa­ble­ment. J’ai d’ail­leurs par­ti­cipé à la négo­cia­tion de l’achat de cet appa­reil. La tran­sac­tion a bien failli avor­ter, car M. Péla­deau refu­sait de payer un sup­plé­ment de 10 000 $ pour un ins­tru­ment de vol de nuit. Ce mon­tant était pour­tant peu signi­fi­ca­tif, car l’hé­li­cop­tère valait plus d’un million de dol­lars.
M. Péla­deau dis­ait que c’était vrai­ment le seul luxe qu’il se per­met­tait, la seule excen­tri­cité. Il ado­rait voya­ger en héli­cop­tère. C’était son dada, qui le ren­dait pres­que eupho­ri­que. Cha­que fois, il était émer­veillé comme un enfant de pou­voir sur­vo­ler ainsi la pro­vince. Il regar­dait tou­jours atten­ti­ve­ment le tracé et il vou­lait savoir quel était le village, la ville, la route, la rivière ou encore le parc que nous apercevions au-dessous de nous.
Comme de rai­son, il vou­lait aussi par­ta­ger cette pas­sion avec son entou­rage. Cha­que fois qu’il rece­vait des gens chez lui, les invi­tés avaient droit à une ran­don­née au-dessus de sa rési­dence dans les Lau­ren­ti­des, his­toire d’ap­pré­cier son nou­veau jouet. Il offrait régu­liè­re­ment l’hé­li­cop­tère à ses amis lors de dépla­ce­ments à l’ex­té­rieur pour des évé­ne­ments spé­ciaux ou des ren­con­tres ponc­tuel­les.
Le 29 jan­vier 1996, il fut invité à l’as­ser­men­ta­tion de Lucien Bou­chard comme Pre­mier minis­tre. Il décida de se ren­dre à Qué­bec par son moyen trans­port habituel. Sachant que le maire Pierre Bour­que devait s’y ren­dre aussi, il lui télé­phona pour lui pro­po­ser de pro­fi­ter du vol avec lui.
Pierre Bour­que se laissa pres­que con­vain­cre, mais fina­le­ment il insista pour y aller par ses pro­pres moyens. Il avait déjà une limou­sine et un chauf­feur pré­vus à cet fin, et il avait aussi des docu­ments dont il voulait pren­dre con­nais­sance dans la tran­quillité de l’au­to­route 20. M. Péla­deau répéta qu’il devait venir avec lui. “ La limou­sine, ce n’est plus à la mode, c’est fati­gant, c’est trop long. ” Mais M. Bour­que s’en tint à son plan.
Tout le monde fut à l’heure à Qué­bec et l’as­ser­men­ta­tion eut lieu de même que la récep­tion prévue. Entre-temps, la tem­pé­ra­ture changea sub­ite­ment et il com­mença à nei­ger. Le pilote de l’hé­li­cop­tère vint nous avi­ser qu’il n’avait pas obtenu l’au­to­ri­sa­tion de dé­col­­ler, à cause des mau­vai­ses con­di­tions atmos­phé­ri­ques. M. Péla­deau se mit en colère. Sur­tout qu’il avait donné rendez-vous à 20 heures le soir même à une amie qu’il avait pro­mis d’ac­com­pa­gner à un con­cert, au Cen­tre Pierre-Péladeau. Comme c’était une pro­messe, je savais qu’il était impen­sa­ble de tenter de le convaincre de demeurer à Qué­bec pour la nuit.
Je lui pro­posai de deman­der aux autres invi­tés pro­ve­nant de Mon­tréal s’il ne s’en trou­vait pas un qui retour­nait en voi­ture dans la métro­pole. Je lui pro­posai Pierre Bour­que.
Il réflé­chit un ins­tant et, un peu gêné, me dit :
“ Va lui deman­der. ”
M. Bour­que accepta d’em­blée avec un grand sou­rire satis­fait. Il en a aussi pro­fité pour le nar­guer tout le long du retour avec des remar­ques du genre : “ Com­ment vous trou­vez ma limou­sine, monsieur Péla­deau ? ”
Nous som­mes arri­vés au con­cert à l’heure, mais tout juste. M. Bour­que a poussé la plai­san­te­rie jus­qu’à des­cen­dre du véhi­cule en pre­mier, devant le Cen­tre, pour lui ouvrir la por­tière et l’ai­der à sor­tir.
Le pau­vre pilote d’hé­li­cop­tère a dû atten­dre au len­de­main pour obte­nir le feu vert et rapa­trier son véhi­cule à Mon­tréal.
Plu­sieurs pilo­tes ont été à son ser­vice à tour de rôle. Ce n’était pas tou­jours une siné­cure d’être le pilote de Pierre Péla­deau. Il at­ten­dait d’eux qu’ils soient aussi chauf­feurs de voi­ture et qu’ils puis­sent également effec­tuer quel­ques cour­ses. Mais il s’en trou­vait qui accep­taient d’as­su­mer les deux rôles. Les pilo­tes ont sou­vent une assez haute opi­nion d’eux-mêmes. Il leur est impen­sa­ble d’être un “ chauf­feur ” sur la route, peu importe pour qui. Mais M. Péla­deau, qui savait séduire et char­mer lors­qu’il vou­lait un ser­vice, avait réussi à ama­douer ceux qui sont res­tés à son ser­vice.

* * *

M. Péla­deau aimait se com­pa­rer à ses homo­lo­gues en affai­res et il en citait plu­sieurs en exem­ple lors de ses con­fé­ren­ces. La liste com­por­tait sur­tout des natio­na­lis­tes comme lui, pour ne pas dire uni­que­ment. Tou­te­fois, il men­tion­nait les gens avant tout parce qu’il con­si­dé­rait qu’il exis­tait une res­sem­blance entre eux et lui. Pierre Péla­deau n’en était cepen­dant pas à une con­tra­dic­tion près. Il pou­vait chan­ger d’idée envers quel­qu’un pour des rai­sons par­fois très ano­di­nes.
Ainsi, il avait pen­dant long­temps cri­ti­qué Lau­rent Beau­doin parce qu’il était fédé­ra­liste. Il n’éprou­vait aucune admi­ra­tion pour lui, et il ne se gênait pas pour le dire.
Un jour, il est arrivé avec l’idée d’avoir son jet privé. D’au­tres entre­pri­ses en avaient, alors pour­quoi pas Que­be­cor ? Le modèle qui l’in­té­res­sait était fabri­qué par Bom­bar­dier. En bon natio­na­liste, lui qui avait tou­jours insis­té sur le fait “ qu’au Qué­bec, il faut ache­ter qué­bé­cois ”, choi­sir la com­pa­gnie Bom­bar­dier allait pra­ti­que­ment de soi, mal­gré Lau­rent Beau­doin.
Avant d’ac­qué­rir un tel appa­reil, il faut cepen­dant s’as­su­rer qu’il pos­sède bien tou­tes les qua­li­tés dési­rées, et que sa per­for­mance est à la hau­teur des atten­tes et des besoins. Des vols d’es­sai sont donc pro­gram­més selon un horaire et un iti­né­raire pré­cis pour un même appa­reil que l’on mon­tre à dif­fé­ren­tes per­son­nes. Le jet con­voité par M. Péla­deau se ren­dait en Flo­ride, ensuite en Geor­gie, au Texas et au Mexi­que avant de reve­nir à son point de départ.
Un délai d’une semaine s’écou­le­rait entre le vol de départ et le retour, mais M. Péla­deau y avait vu une occa­sion de pas­ser une semaine en Flo­ride. Entre-temps, un pro­blème l’obligea à ren­trer d’ur­gence à Mon­tréal. Il n’avait pas d’au­tre solu­tion que de trou­ver un vol régu­lier. Quel­qu’un télé­phona à Lau­rent Beau­doin pour l’in­for­mer de ce chan­ge­ment.
Spon­ta­né­ment Beau­doin lui dit que c’était inutile de se don­ner tout ce mal.
“ J’en­voie mon jet per­son­nel pour vous rame­ner. ”
M. Péla­deau fut pro­fon­dé­ment tou­ché par un geste aussi géné­reux. Il accepta ce ser­vice, mais les effets de ce geste dépas­sèrent ce qu’au­rait pu atten­dre M. Beau­doin en retour. En effet, par la suite, et ce jus­qu’à sa mort, M. Péla­deau van­ta les méri­tes du bâtis­seur de Bom­bar­dier dans ses con­fé­ren­ces, ou cha­que fois que l’oc­ca­sion se pré­sen­tait. Cette anec­dote reflète bien les para­doxes de M. Péla­deau. Autant il avait été irrité par les con­vic­tions poli­ti­ques de M. Beau­doin, autant le geste spon­tané que celui-ci avait fait pour le dépan­ner l’avait séduit. Ils ont tra­vaillé ensem­ble par la suite pour la créa­tion de la Chaire de l’en­tre­pre­neurs­hip. Quant à leurs divergences idéologiques, ils évi­taient tout sim­ple­ment de par­ler de poli­ti­que.
Dans ses dis­cours, Pierre Péla­deau men­tion­nait éga­le­ment Jean Coutu, le plus célè­bre phar­ma­cien du Qué­bec. M. Péla­deau uti­li­sait l’exem­ple des débuts de Jean Coutu pour mon­trer à son audi­toire qu’il est pos­si­ble de réus­sir en affai­res “ même si on démarre avec une cla­que et une bot­tine ”. Pour M. Péla­deau, il était impor­tant d’éle­ver en modèle des gens comme Coutu pour que les jeu­nes puis­sent s’en ins­pi­rer et pour les pous­ser à tra­vailler sans répit afin de réus­sir. Il y avait aussi André Cha­gnon et André Bérard qui figu­raient parmi ses favo­ris.
De M. Cha­gnon, il dis­ait que c’était un bâtis­seur impor­tant. Chagnon avait réussi à deve­nir le plus impor­tant cablô­dis­tri­bu­teur sur tout le ter­ri­toire du Qué­bec, et il avait éga­le­ment réussi à acqué­rir des parts de mar­ché et un savoir-faire à l’étran­ger. “ Et, au départ, c’était un élec­tri­cien, mais il avait des rêves et des idées. ” Ni M. Cha­gnon ni M. Péla­deau n’ont songé à un seul moment que l’un fini­rait par acqué­rir l’au­tre.
Il est impos­si­ble d’ou­blier André Bérard dans la liste de ses pré­fé­rés. M. Péla­deau dis­ait sou­vent qu’ils étaient tous les deux des frè­res de tem­pé­ra­ment tel­le­ment ils agis­saient, pen­saient et vivaient de la même façon. Ils n’avaient pas du tout la même stature, mais M. Péla­deau se plai­sait à dire qu’ils avaient été fabri­qués dans le même moule.
Un autre homme d’af­fai­res qu’ad­mi­rait M. Péla­deau était Jean-Marc Bru­net. Il con­si­dé­rait ce der­nier comme un fils spi­ri­tuel et il ne man­quait jamais une occa­sion de van­ter ses méri­tes. Bru­net est le fon­da­teur de la chaîne JMB Le Natu­riste, un réseau de plus de 165 cen­tres de santé et de pro­duits natu­rels, fondé en 1968.

* * *

S’il était fidèle en ami­tié, M. Péla­deau s’at­ten­dait à la réci­pro­cité. Si l’un de ses amis se trou­vait être éga­le­ment un employé et qu’il accep­tait une offre d’em­ploi ailleurs, M. Péla­deau était lit­té­ra­le­ment déchiré comme si on l’avait trahi. Il ne par­ve­nait pas à surmon­ter cette perte, car pour lui c’était une véri­ta­ble sépa­ra­tion.
Gérard Cel­lier, main­te­nant décédé, avait tra­vaillé plu­sieurs années à Que­be­cor et comp­tait parmi les amis inti­mes de Pierre Péla­deau. Un jour, il vint lui annon­cer qu’il avait accepté l’of­fre de la Délé­ga­tion du Qué­bec à New York. C’était le genre d’offre que l’on ne pou­vait refu­ser, et Cel­lier avait lon­gue­ment hésité, sachant la peine qu’il ferait à son ami, mais il avait opté pour ce nou­veau défi.
M. Péla­deau par­la sou­vent de la bles­sure que ce départ lui avait causé.
“ Il m’a trahi ! ” disait-il.
Quel­ques années plus tard, Gérard Cel­lier revint au Qué­bec. Il resta sans tra­vail pen­dant quel­que temps, jus­qu’à ce que la situa­tion devienne inte­na­ble. M. Péla­deau l’ap­pela alors et il lui offrit de reve­nir dans le giron de Que­be­cor. Il lui trouva rapi­de­ment un poste dans la divi­sion de la dis­tri­bu­tion. Mais la chi­mie ne s’ef­fec­tua pas. Cel­lier n’était pas à l’aise ou n’ar­riva pas à se sen­tir à la hau­teur des atten­tes. Il quitta encore une fois Que­be­cor pour se reti­rer modes­te­ment dans le Sud, où il pos­sédait un voi­lier. Mal­heu­reu­se­ment, il était atteint d’une mal­adie incu­ra­ble à laquelle il suc­comba quel­que temps plus tard. M. Péla­deau s’est occupé de faire rapa­trier à ses frais la dépouille dans son jet privé. Ce geste m’a tou­ché, car il démon­trait sa grande géné­ro­sité humaine.
Celui qui fut son ami le plus pro­che, le plus intime et le plus pré­cieux fut incon­tes­ta­ble­ment Tony Calan­drini. Ita­lien d’ori­gine, il avait émi­gré au Qué­bec dans l’es­poir de démar­rer une entre­prise et de mieux gagner sa vie que dans son pays natal. Le Qué­bec était une terre pro­mise pour ces immi­grants qui avaient pres­que tout perdu pen­dant la Seconde Guerre mon­diale.
Calan­drini s’in­té­ressait aux jour­naux et il créa une société de dis­tri­bu­tion qui s’as­so­cia ensuite au réseau des Mes­sa­ge­ries Dyna­mi­ques. M. Péla­deau lui vouait une con­fiance aveu­gle. Il écou­tait tou­jours reli­gieu­se­ment ses con­seils. Ses opi­nions, son point de vue, ses impres­sions et son intui­tion lui étaient pré­cieux. Lors­que Tony Calan­drini se pré­sen­tait dans une réunion au nom de Pierre Péla­deau, on l’écou­tait comme si le grand patron était là.
Il s’était écoulé deux semai­nes après que j’eus commencé mon tra­vail d’ad­joint au pré­si­dent de Que­be­cor lors­que M. Péla­deau m’in­vita à venir pas­ser une soi­rée à sa rési­dence de Sainte-Adèle. Il me pré­senta Tony Calan­drini comme son ancien chauf­feur.
Immé­dia­te­ment après le sou­per, M. Péla­deau se leva en dis­ant qu’il allait se reti­rer dans sa cham­bre pour se relaxer, qu’il était en retard dans ses lectures.
“ Res­tez ici et regar­dez le hoc­key. ”
Il est allé dans sa cham­bre en laissant sa porte entre­bâillée. J’ai regardé le hoc­key avec M. Calan­drini qui, tout au long du match, me posait des ques­tions à pro­pos de tout et rien, de sujets per­son­nels et moins per­son­nels ; il me par­lait de M. Péla­deau, de mes sen­ti­ments à son égard et de ma per­cep­tion de Que­be­cor. C’était comme si un père pas­sait une entre­vue à un pré­ten­dant de sa fille. Je me suis fina­le­ment rendu compte qu’il me jau­geait afin de savoir si j’étais vrai­ment à la hau­teur et si je pos­sé­dais les qua­li­tés essen­tiel­les pour être accepté par Que­be­cor et par les Péla­deau.
À la fin de la troi­sième période de hoc­key, Tony s’est levé en ouvrant les bras et m’a dit :
“ Mon­sieur Ber­nard, bien­ve­nue dans la famille. ”

         




         

            




        


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CHAPITRE 6

Com­ment s’in­té­grer à la famille ?

Se join­dre à une grande entre­prise et tra­vailler aux côtés du pré­si­dent est au départ un défi dif­fi­cile. Ima­gi­nez la tâche lors­que l’en­tre­prise est fami­liale, que les enfants y tra­vaillent acti­ve­ment, que cha­cun a son ego et son carac­tère, et qu’en plus les enfants sont de trois mères dif­fé­ren­tes.
Peu avant sa mort, Pierre Péla­deau a accordé une entre­vue au jour­na­liste Pierre Mai­son­neuve, en août 1997. Vers la fin de l’en­tre­tien au cours duquel “ Mon­sieur P. ” se livrait sans détour, et dans le style direct qu’on lui connaissait alors, M. Mai­son­neuve lui demanda ce qu’il sou­hai­tait pour ses enfants dans une société comme la nôtre.
“ Je leur sou­haite ce qu’ils vou­dront faire de leur vie. Ils auront les outils pour le réali­ser, s’ils le veu­lent. Mais s’ils s’ins­tal­lent à se regar­der le nom­bril et à dépen­ser leur argent ici et là pour des capri­ces, c’est leur choix, et ils en assu­me­ront les con­sé­quen­ces. ”
Long­temps avant son décès, plu­sieurs som­mi­tés du milieu des affai­res s’in­quié­taient déjà de la suc­ces­sion de Pierre Péla­deau. Le Qué­bec et d’au­tres pro­vin­ces avaient déjà été témoins de l’ef­fri­te­ment de plu­sieurs for­tu­nes et entre­pri­ses fami­lia­les, par exem­ple les Stein­berg et les Eaton, pour ne nom­mer que ceux-là. Une fois l’an­cê­tre dis­paru, il peut se révé­ler ardu pour les enfants de per­pé­tuer le suc­cès de leurs parents.
Dès mon arri­vée au sein de Que­be­cor, je n’ai jamais voulu pren­dre une place qui n’était pas la mienne, et j’ai tou­jours essayé de ne pas m’im­mis­cer dans les affai­res de la famille. Mais comme il s’agis­sait d’une entre­prise fami­liale, je devais aussi par­fois con­si­dé­rer la pré­sence des enfants dans la ges­tion de l’image de Pierre Péla­deau. J’ai tou­jours eu de très bons rap­ports avec les enfants, qui étaient très res­pec­tueux envers tous les employés. Cependant, leur père se ser­vait par­fois des employés pour pas­ser des mes­sa­ges à ses enfants, et c’est là que les cho­ses se com­pli­quaient.
La famille de Pierre Péla­deau est com­po­sée de sept enfants issus de trois uni­ons dif­fé­ren­tes. Érik est l’aîné de la famille ; il est né le 24 mars 1955. Isa­belle est née le 12 sep­tem­bre 1958, Pierre-Karl, le 16 octo­bre 1961 et Anne-Marie, le 29 avril 1965. Ces quatre enfants sont du pre­mier mariage avec Ray­monde Cho­pin. Esther est né le 13 juin 1977 et Simon-Pierre le 24 décem­bre 1978 (soit la même date que celle de la mort de son père). Ces deux enfants sont issus du deuxième mariage, avec Line Pari­sien. Enfin, Jean est né le 22 jan­vier 1991, soit quel­ques mois avant mon entrée en fonc­tion chez Que­be­cor. Sa mère est Manon Blan­chette.
Dès le début en 1991, j’avais éta­bli une rela­tion très ami­cale avec Érik, et nous avons même assisté à quel­ques évé­ne­ments ensem­ble, dont un con­cert rock de Brian Adam au Vieux-Port de Mon­tréal. Le con­cert était orga­nisé par mon ami Nick Car­bone, pro­duc­teur bien connu.
Isa­belle n’était pas très sou­vent pré­sente aux bureaux de la rue Saint-Jacques à mes débuts chez Que­be­cor, mais elle s’est occu­pée plus tard de la sec­tion des maga­zi­nes Publi­cor, sur la rue Bates.
Pierre-Karl avait 30 ans à mon arri­vée dans l’en­tre­prise. Nous n’étions pas par­ti­cu­liè­re­ment pro­ches, mais nous avions un inté­rêt en com­mun dont nous dis­cu­tions devant la machine à café : The Wall Street Jour­nal.
Je m’en­ten­dais très bien avec les trois aînés en poste chez Que­be­cor, mais je n’avais de con­tacts quo­ti­diens qu’a­vec Érik.
Les enfants aînés de Pierre Péla­deau ont dû com­po­ser avec un père qui n’était pas très pré­sent pour eux. Il l’avoua lui-même en entre­vue à quel­ques repri­ses vers la fin de sa vie. Il se prê­tait cepen­dant à tou­tes sor­tes de jeux avec son dernier-né, sur­nommé “ Petit Jean ”. Il allait même jus­qu’à s’as­seoir par terre, chose qu’il n’avait jamais faite avec les plus âgés. Il faut dire qu’à l’épo­que de ses pre­miers maria­ges, il était con­ti­nuel­le­ment plongé dans le tra­vail, et il souf­frait d’al­coo­lisme.
À la grande décep­tion de son père, Isa­belle ne mani­fes­tait pas beau­coup d’in­té­rêt pour Que­be­cor. Il était fier de sa fille, et il aurait voulu qu’une femme prenne une place impor­tante dans la ges­tion de l’en­tre­prise. Elle ne s’in­té­res­sait pas non plus à la musi­que clas­si­que. Érik et Pierre-Karl étaient donc les deux seuls enfants pré­sents et actifs aux bureaux de Que­be­cor situés au 612 de la rue Saint-Jacques Ouest.
À l’image de son père, Érik se fai­sait un devoir d’al­ler saluer les employés tous les jours et de s’in­for­mer de leur tra­vail, de leur santé et de leur famille. Il essayait de les moti­ver et d’être à leur écoute. Pierre-Karl était plus à l’écart, plus réservé avec les employés.
Érik n’avait pas le côté fron­deur de son père, il était plus posé. On retro­uvait chez Pierre-Karl une éner­gie et une ambi­tion qu’il tenait sûre­ment de son père. On aurait dit que Pierre Péla­deau se retro­uvait dans ses deux fils aînés, mais d’une façon dif­fé­rente, comme si cha­cun avait hérité d’une moi­tié du “ patriar­che ”.
J’ai remar­qué très tôt chez Pierre-Karl la viva­cité de son intel­li­gence, son éner­gie et le cha­risme hérité de son père. Lors­qu’il entrait dans une pièce, il en imposait. Il pos­sédait un magnétisme remarquable. Érik était moins impressionnant, mais il était par contre plus géné­reux et plus cor­dial.
Mes pre­miè­res années en com­pa­gnie des enfants furent plu­tôt cal­mes et agré­a­bles. Il n’y a jamais eu de con­fron­ta­tion ni de dis­corde entre eux et moi. Mais, au fur et à mesure que l’en­tre­prise gran­dis­sait et que Pierre Péla­deau vieillis­sait, les héri­tiers deve­naient plus aguer­ris en affai­res, plus sûrs d’eux-mêmes. Pierre-Karl s’im­po­sait de plus en plus. Gra­duel­le­ment, il affron­tait son père à pro­pos des tech­ni­ques de ges­tion appri­ses à l’uni­ver­sité et qu’il vou­lait appli­quer à Que­be­cor. C’était la nou­velle men­ta­lité oppo­sée à l’an­cienne.
J’ai alors com­mencé à me trou­ver très sou­vent en situa­tion de con­flit. J’avais pro­mis à Pierre Péla­deau d’être loyal et je con­si­dé­rais qu’il était mon men­tor au sein de l’en­tre­prise. Je ne me sen­tais pas à l’aise dans cette lutte de pou­voir et je ten­tais de gérer la situa­tion de la meilleure façon pos­si­ble.
Lors­que j’avais conçu le plan de com­mu­ni­ca­tion, les enfants n’en fai­saient pas vrai­ment par­tie. Il fal­lait bien sûr être con­scient qu’ils diri­ge­raient l’en­tre­prise très bien­tôt, mais Pierre-Karl vou­lait être moins exposé, moins média­tisé que son père. Érik se prê­tait volon­tiers aux exer­ci­ces de rela­tions publi­ques, mais l’em­pire Que­be­cor demeu­rait l’œuvre de Pierre Péla­deau, son fon­da­teur.

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Érik Péla­deau avait un pro­jet bien à lui qu’il vou­lait implan­ter dans l’en­tre­prise de son père : Que­be­cor Mul­ti­mé­dia. Si Pierre Péla­deau uti­li­sait volon­tiers le papier dans ses com­mu­ni­ca­tions, Érik était plus moderne ; il s’in­té­res­sait aux nou­vel­les tech­no­lo­gies et sui­vait leur évo­lu­tion de très près. En 1993, les nou­veaux médias, Inter­net en tête, en étaient à leurs bal­bu­tie­ments. Si Inter­net était une décou­verte pour la majo­rité des uti­li­sa­teurs lors­qu’il fut rendu acces­si­ble à tous, c’était déjà un ou­til usuel pour les cher­cheurs et les uni­ver­si­tai­res. Une fois démo­cra­tisé, le réseau et ses pro­duits inhé­rents con­nu­rent un taux de crois­sance spec­ta­cu­laire, jus­qu’à 300 % par année. C’était un incon­tour­na­ble pour les vision­nai­res. Mais les entre­pri­ses pri­vées tar­daient à emboî­ter le pas. Beau­coup venaient à peine de s’ha­bi­tuer à com­mu­ni­quer par télé­co­pieur. Le réseau Inter­net était donc loin de les inté­res­ser, à ce moment du moins.
Bien avant d’au­tres chez Que­be­cor, Érik avait anti­cipé le poten­tiel, non seu­le­ment du réseau, mais éga­le­ment de ce qu’il pou­vait sus­ci­ter quant au déve­lop­pe­ment. Déjà, des géants de l’in­dus­trie des télé­com­mu­ni­ca­tions inves­tis­saient des som­mes colos­sa­les pour exploi­ter ce nou­veau jouet d’une uti­li­sa­tion sim­ple, mais d’une inté­gra­tion com­plexe.
Si Inter­net sem­blait une bonne affaire pour Érik Péla­deau, son père n’en était pas pour autant con­vaincu. En entre­vue pour le maga­zine Le 30 1, il l’avait exprimé en peu de mots :
“ Inter­net, Inter­net. Tout le monde me parle d’In­ter­net, mais per­sonne n’est capa­ble de m’ex­pli­quer ce que ça fait au juste. ”
Pierre Péla­deau n’était pas non plus très porté sur les gad­gets, à l’op­posé d’Érik, qui était à l’af­fût de tou­tes les nou­veau­tés élec­tro­ni­ques. Vou­lant faire une sur­prise à son père, Érik avait équipé la mai­son de Sainte-Adèle d’une chaîne sté­réo der­nier cri, avec com­mande à dis­tance, pro­gram­ma­tion mul­ti­ple, etc. M. Péla­deau, après plu­sieurs ten­ta­ti­ves, arri­vait à peine à repé­rer l’in­ter­rup­teur. Fina­le­ment, il con­ti­nua d’uti­li­ser l’an­cienne chaîne avec laquelle il était fami­lia­risé.
Érik avait éla­boré un plan pour créer une divi­sion mul­ti­mé­dia chez Que­be­cor. Comme c’était le cas pour de nom­breu­ses autres entre­pri­ses, le pro­duit mul­ti­mé­dia se révé­lait pra­ti­que, mais coû­teux à implan­ter. De plus, on ne voyait tou­jours pas com­ment le ren­ta­bi­li­ser. M. Péla­deau savait faire des pro­fits avec un maga­zine, un jour­nal ou une impri­me­rie, mais il ne voyait pas Que­be­cor réali­ser des pro­fits avec ce nou­veau média. Il n’était pas très favo­ra­ble à l’idée d’in­ves­tir du capi­tal de ris­que.
Selon M. Péla­deau, une entre­prise devait s’en tenir aux do­maines qu’elle connaissait le mieux ; il don­nait en exem­ple que Que­be­cor ne se lan­ce­rait pas dans la vente d’au­to­mo­bi­les, car l’en­tre­prise n’y con­nais­sait rien. On peut se poser cette ques­tion : Si le grand patron avait été vivant et en poste, aurait-il favo­risé l’ac­qui­si­tion de Vidéo­tron ? Il avait pour­tant acheté Télé­vi­sion Qua­tre-Sai­sons, mais pour lui, une chaîne de télé­vi­sion était un jour­nal élec­tro­ni­que.
Pierre Péla­deau avait répondu à Érik qu’il pré­fé­rait atten­dre un peu, obs­er­ver les mou­ve­ments du mar­ché du mul­ti­mé­dia encore en déve­lop­pe­ment, pour ensuite mieux cal­cu­ler son inves­tis­se­ment dans ce domaine, et ce, même si les coûts devaient s’avérer plus éle­vés. Érik savait que le prix de déve­lop­pe­ment serait moin­dre si l’on inves­tis­sait immé­dia­te­ment, mais son père res­tait pru­dent.
Que­be­cor prit fina­le­ment la déci­sion d’in­ves­tir et finit par créer la filiale Que­be­cor Mul­ti­mé­dia, en octo­bre 1994.
Érik venait sou­vent me voir pour l’ai­der à con­vain­cre son père de s’in­té­res­ser aux hau­tes tech­no­lo­gies. Qu’il s’agisse du rap­port annuel ou des com­mu­ni­ca­tions de presse, Érik vou­lait me sen­si­bi­li­ser à l’uti­li­sa­tion des nou­veaux médias pour faire de Que­be­cor un acteur de pre­mier plan dans ce domaine. Ce n’était pas facile pour moi, car d’une part mon patron pré­co­ni­sait l’an­cienne éco­no­mie, alors que d’autre part Érik vou­lait que Que­be­cor se tourne vers la nou­velle.
Long­temps, le seul ter­mi­nal bran­ché à Inter­net dans l’édi­fice du 612 de la rue Saint-Jacques Ouest se trou­va dans le bureau d’Érik. Les cho­ses ont bien changé depuis.
Ce n’est jamais facile de con­vain­cre le pré­si­dent d’une grande entre­prise d’adop­ter de nou­vel­les pra­ti­ques, qu’il soit votre père ou non. Pre­nons par exem­ple, le télé­phone cel­lu­laire. Il y eut une époque, pas si loin­taine, où cer­tains diri­geants d’en­tre­prise en inter­di­saient l’uti­li­sa­tion par les employés. Aujourd’­hui, même le per­son­nel de sou­tien en pos­sède un.
Que­be­cor a dû faire face comme tou­tes les autres entre­pri­ses aux dif­fi­cul­tés de s’ou­vrir aux nou­veaux médias, mais, d’une cer­taine façon, Érik était un vision­naire.
M. Péla­deau se laissa fina­le­ment con­vain­cre. Durant la der­nière année de sa vie, il com­mença à uti­li­ser le réseau Inter­net. Il prit même des leçons par­ti­cu­liè­res pour appren­dre à navi­guer. Le jour même de son décès, un cours de for­ma­tion figu­rait à son agenda.

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Isa­belle Péla­deau et moi avons tou­jours eu de bons rap­ports. Elle dis­ait qu’il y avait dans la vie des cho­ses plus impor­tan­tes que de faire des affai­res. Elle n’avait pas vrai­ment une voca­tion de femme d’af­fai­res, de pré­da­trice, comme son père l’aurait espéré. J’ai eu peu de con­tact avec elle au sujet de la ges­tion. Elle s’oc­cu­pait des maga­zi­nes de la divi­sion Publi­cor. Elle me télé­pho­nait parfois pour trans­met­tre des mes­sa­ges à son père, mais comme le bureau était situé sur la rue Bates, à Outre­mont, elle était un peu à l’écart. Elle n’était pas aussi près des employés de Que­be­cor au siège social que l’étaient Érik et Pierre-Karl, ses deux frè­res. Si son bureau avait été situé sur la rue Saint-Jacques, elle aurait peut-être pris une part plus active à l’ac­tion. Elle n’a jamais vrai­ment réussi à pren­dre sa place dans le giron de la direc­tion de Que­be­cor.
Ses pro­jets de maga­zi­nes fai­saient l’ob­jet de dis­cus­sions entre elle et son père. Elle avait une ligne télé­pho­ni­que directe avec M. Péla­deau pour la ges­tion de ses maga­zi­nes. Si Isa­belle avait eu le désir de s’im­po­ser au sein de la direc­tion, elle aurait pu être pré­si­dente. Très intel­li­gente, très humaine et enjouée, elle pré­fé­rait un mode de vie moins mou­ve­menté, moins envahi par le tra­vail. Elle savait délé­guer, et elle fai­sait con­fiance à son monde.
Nous nous som­mes ren­con­trés à quel­ques repri­ses pour assis­ter à des spec­ta­cles, pour par­ta­ger un repas en com­pa­gnie de son père ou pour col­la­bo­rer à dif­fé­rents pro­jets ponc­tuels. Le der­nier pro­jet fut la pré­pa­ra­tion d’un album-souvenir publié après le décès de M. Péla­deau 2. Elle m’avait demandé de l’ai­der pour cer­tains détails. Ce cahier spé­cial fut publié une semaine après les funé­railles de son père, et ce fut un exploit d’édi­tion que de pou­voir l’ame­ner aussi rapi­de­ment en kios­que, soit dès le début de jan­vier 1998.

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Durant mon pas­sage chez Que­be­cor, le tra­vail de Pierre-Karl Péla­deau por­tait sur­tout sur les impri­me­ries. Nous avons col­la­boré à quel­ques repri­ses lors­qu’il don­nait des con­fé­ren­ces lors de divers évé­ne­ments où il rem­pla­çait son père. Les gens étaient con­tents lors­que Pierre-Karl y allait, parce qu’il était cha­ris­ma­ti­que. Je lui pré­pa­rais une ébau­che de texte, comme je le fai­sais pour son père, et il y ajou­tait sa tou­che per­son­nelle. Ses dis­cours étaient très dif­fé­rents de ceux de son père. Autant M. Péla­deau aimait les anec­do­tes et les cita­tions humo­ris­ti­ques, autant Pierre-Karl pré­fé­rait un style métho­di­que con­te­nant des des­crip­tions tech­ni­ques et com­plexes.
Pierre-Karl était brillant et très com­pé­tent en finan­ces. S’il n’avait pas été chez Que­be­cor, il serait pro­ba­ble­ment aujourd’­hui haut placé dans une mai­son de cour­tage.
Dès 1990, il avait com­mencé à se faire remar­quer avec l’ac­qui­si­tion de l’im­pri­me­rie amé­ri­caine Max­well Gra­phic payée 510 mil­lions de dol­lars. Pierre-Karl avait mené les négo­cia­tions de main de maî­tre. Son père avait beau­coup appré­cié sa per­for­mance dans ce dos­sier. En 1993, il amorçait la moder­ni­sa­tion des tech­ni­ques d’im­pres­sion du Jour­nal de Mon­tréal. À la même épo­que, il déclen­chait un lock-out dès le début des négo­cia­tions pour le renou­vel­le­ment de la con­ven­tion col­lec­tive des pres­siers, le 19 septembre 1993 plus précisément. Il n’y avait jamais eu de grève depuis la fon­da­tion du quo­ti­dien. Le jour­nal fut imprimé à Corn­wall, en Onta­rio, durant tout le temps du con­flit. Pierre-Karl avait imposé ses idées, mais celles-ci étaient peut-être un peu trop radi­ca­les au goût de son père.
Par la suite, il fut nommé à la pré­si­dence d’Im­pri­me­rie Que­be­cor Europe, divi­sion créée spé­cia­le­ment pour ren­for­cer la pré­sence de l’en­tre­prise de l’au­tre côté de l’At­lan­ti­que. C’est à par­tir de ce moment que Pierre-Karl fit sa mar­que dans la ges­tion et les négo­cia­tions. Pen­dant son séjour en France, il a con­clu des enten­tes d’en­ver­gure, ajou­tant des acqui­si­tions impor­tan­tes à l’em­pire Que­be­cor. En voici une liste som­maire :
–    décem­bre 1993 : acqui­si­tion d’une par­ti­ci­pa­tion majo­ri­taire dans le Groupe Fécomme ;
–    février 1995 : acqui­si­tion du groupe Jean Didier, en France, et de Hun­ter Print, en Angle­terre ;
–    jan­vier 1996 : acqui­si­tion de l’ac­tif du groupe Jac­ques Lopès, deuxième impri­meur off­set en impor­tance en France, et acqui­si­tion d’une par­ti­ci­pa­tion de soixante pour cent dans Inter-Routage, société fran­çaise spé­cia­li­sée en reliure et en dis­tri­bu­tion.
Pierre-Karl fit des Impri­me­ries Que­be­cor le pre­mier impri­meur com­mer­cial en France. Son plus gros coup fut celui de l’ac­qui­si­tion du groupe Jean Didier. Pierre-Karl demeura en France jus­qu’au décès de son père en 1997.
En ce qui con­cerne les autres enfants, Anne-Marie, Esther, Simon-Pierre, je n’ai pas eu de rap­ports étroits avec eux. Ils étaient plus jeu­nes, encore aux étu­des ou ne tra­vaillaient pas dans l’en­tre­prise fami­liale ; du moins pas encore.
Jean, le cadet, est né en 1991, année où j’ai com­mencé à Que­be­cor. “ Petit Jean ” était pra­ti­que­ment le fils de Que­be­cor et de tout l’en­tou­rage immé­diat de Pierre Péla­deau. Il venait très sou­vent nous visi­ter au 13e étage lors­qu’il pas­sait les ven­dre­dis après-midi en com­pa­gnie de son père, avant de rega­gner le domi­cile de Sainte-Adèle pour le week-end. Ger­maine Miron, récep­tion­niste et sœur du poète Gas­ton Miron, jouait à la gar­dienne plus sou­vent qu’à son tour, comme d’au­tres mem­bres du per­son­nel. Il fal­lait voir “ Petit Jean ” cou­rir par­tout sur l’étage et amu­ser tout le monde : un véri­ta­ble rayon de soleil. Il par­lait aux secré­tai­res, leur racon­tait des his­toi­res.
Nous avons pour ainsi dire vu gran­dir “ Petit Jean ”. Son père fut très pré­sent dans la vie de l’en­fant, et il jouait sou­vent avec lui. On aurait dit qu’il rajeu­nis­sait de vingt ans dans ces moments-là.
Même si, par­fois, on aurait cru voir un grand-père qui gâte son petit-fils 3, M. Péla­deau con­si­dé­rait pour la pre­mière fois de sa vie qu’il agis­sait en père. Il fal­lait le voir tenir “ Petit Jean ” par la main et se faire appe­ler papa.
Enfant, “ Petit Jean ” affi­chait déjà une intel­li­gente très vive. Il fal­lait l’en­ten­dre racon­ter ses bla­gues et ses devi­net­tes. Un jour, par exem­ple, à une secré­taire qui lui relatait une ane­cdote pour le dis­traire, Jean demanda :
“ Est-ce que tu as vu ça à la télé ou si tu l’as lu dans Le Jour­nal de Mon­tréal ? ”
Il avait une pré­sence d’es­prit incroya­ble, et il était impré­vi­si­ble et ima­gi­na­tif. Un jour, à l’oc­ca­sion d’un pow-wow à Sainte-Adèle 4, M. Péla­deau avait eu l’idée d’or­ga­ni­ser des jeux ami­caux dans le but d’amas­ser des dons pour l’une de ses acti­vi­tés cari­ta­tives. Il y avait, entre autres, une course de canards jau­nes, en plas­ti­que bien sûr. L’idée était de miser sur un des canards par­ti­ci­pants. Une fois la course ter­mi­née, les jouets ont été dépo­sés dans un baril à l’écart, et les invi­tés se sont occu­pés à autre chose.
Quelle ne fut pas notre sur­prise d’aper­ce­voir “ Petit Jean ” se pro­me­ner dans la foule en train de reven­dre les canards à deux dol­lars pièce. Non seu­le­ment il en avait eu l’idée, mais il avait en plus entraîné le petit Maxime, fils de Daniel Pilon, acteur bien connu. Ce der­nier rou­git pres­que de gêne de voir son fils à l’œuvre avec le fils de son hôte. Pour sa part. M. Péla­deau n’était pas peu fier de voir son fils, encore si jeune, avoir l’es­prit d’en­tre­pre­neurs­hip. Lors­que nous nous som­mes ren­du compte du stra­ta­gème, il avait déjà vendu une quin­zaine de canards. M. Péla­deau n’avait cesse de dire : “ Il suit les tra­ces du père ! ”
Le 2 décembre 1994, M. Péla­deau ter­mi­na son man­dat à titre de chan­ce­lier de l’uni­ver­sité Sainte-Anne à Pointe-de-L’Église, en Nouvelle-Écosse. Durant la période des fêtes, il devait assis­ter à la céré­mo­nie de pas­sa­tion des pou­voirs. Comme il avait l’ha­bi­tude d’ame­ner “ Petit Jean ” avec lui à l’oc­ca­sion d’évé­ne­ments de toutes sor­tes ou même de con­certs de musi­que clas­si­que, il décida que son fils serait du voyage.
M. Péla­deau devait pro­non­cer un dis­cours de fin de man­dat avec tout le pro­to­cole qu’une telle allo­cu­tion impo­se. Mais “ Petit Jean ” en avait décidé autre­ment. Pas du tout fami­lia­risé avec le pro­to­cole, il ne ces­sait de cou­rir devant l’es­trade comme s’il était à un spec­ta­cle pour enfants et poussa l’au­dace jus­qu’à pren­dre le pho­to­gra­phe offi­ciel pour cible dans un jeu de cape et d’épée. Le pau­vre pho­to­gra­phe ne pou­vait pas trop se plain­dre et il dut manœuvrer avec dex­té­rité et diplo­ma­tie pour accom­plir son tra­vail. Pour empi­rer la chose, Pierre Péla­deau décida de lan­cer une bla­gue pour déri­der les digni­tai­res et, s’adres­sant au rec­teur, il dit :
“ Mon­sieur le rec­teur, vous avez un ben beau casse ! ” en vou­lant par­ler du cha­peau offi­ciel.
Après l’évé­ne­ment, et avant de ren­trer à Mon­tréal avec le jet privé, M. Péla­deau nous demanda d’ar­rê­ter chez un pêcheur de qui il acheta du homard vivant pour cha­cun des mem­bres du petit groupe qui reve­nait avec lui, dont Luc Saint-Arnaud, alors direc­teur de la Ban­que Natio­nale West­mins­ter du Canada. C’était une façon de se faire par­don­ner son indis­ci­pline de l’après-midi.
Tout le monde aimait “ Petit Jean ”. Il était irré­sis­ti­ble. Il a hérité des talents de séduc­teur de son père. Je suis con­vaincu que Jean Péla­deau occu­pera un jour une place impor­tante dans l’em­pire Que­be­cor, s’il le désire, bien entendu.
En con­clu­sion, après avoir ren­con­tré et côtoyé les enfants du clan Péla­deau pen­dant près de sept ans, je dirais qu’ils for­ment une famille comme les autres, mis à part leur colos­sal héri­tage à gérer.

* * *

Si les rela­tions avec les mem­bres de la famille Péla­deau étaient faci­les, cel­les avec l’au­tre famille, c’est-à-dire avec les cadres de Que­be­cor, exi­geaient une autre forme de diplo­ma­tie et une autre manière d’abor­der les cho­ses. Il est évi­dent que dans une entre­prise, qu’elle soit fami­liale ou non, il y a des lut­tes de pou­voir. Il existe tou­jours des ambi­tieux comme dans une course, et que le meilleur gagne !
La même situa­tion exis­tait chez Que­be­cor et à mon arri­vée, en 1991, j’ai pu me ren­dre compte que j’aurais beau­coup de tra­vail à faire sur ce plan. Dans les pre­miers mois, lors de la rédac­tion du rap­port annuel, le vice-président aux finan­ces me con­fia :
“ Tu sais, Ber­nard, ici il faut savoir juger et par­fois il sera peut-être pré­fé­ra­ble de con­tes­ter les recom­man­da­tions de Pierre Péla­deau. Les déci­sions du grand patron sur le plan finan­cier ne seront peut-être pas tou­jours adé­qua­tes et il vau­drait mieux que tu me fasses alors con­fiance plu­tôt qu’à lui. ”
Pro­ve­nant d’un col­lè­gue de tra­vail, cette remar­que m’inquiétait. Je me deman­dais com­ment une telle com­pé­ti­tion pou­vait exis­ter chez une per­sonne en qui M. Péla­deau avait con­fiance. Il est évi­dent que lors­qu’un pré­si­dent prend une déci­sion et que les faits mon­trent qu’il ne le devrait pas, il faut bien sûr l’en pré­ve­nir. Mais la loyauté est essen­tielle.
Dès que j’ai com­mencé à tra­vailler avec M. Péla­deau, j’avais éta­bli dans mon esprit que je lui devais une loyauté sans faille. C’était essen­tiel si je vou­lais res­pec­ter une éthi­que pro­fes­sion­nelle et éta­blir un lien de con­fiance solide avec mon patron. Pierre Péla­deau m’avait ouvert les por­tes de son entre­prise en plus de m’ac­cueillir dans sa mai­son, il était sûr et cer­tain que je serais loyal à son égard.
J’ai répondu au vice-président des finan­ces qu’il se trom­pait sur ma des­crip­tion de tâches, que mon tra­vail con­sis­tait avant toute chose à pro­té­ger Pierre Péla­deau au cha­pi­tre des rela­tions publi­ques et qu’il n’y avait aucune place pour l’hy­po­cri­sie sous quel­que forme que ce soit. Inutile de dire que par la suite mes rap­ports ont été plu­tôt tiè­des avec mon col­lè­gue des finan­ces. Je n’ai jamais remis en ques­tion mon choix, mais il m’a ensuite occa­sionné quel­ques accro­cha­ges.
Pierre Péla­deau avait une stra­té­gie par­ti­cu­lière lors­qu’il embau­chait des cadres à la direc­tion de son entre­prise. Il se fai­sait tou­jours un devoir de trou­ver deux experts dans le sec­teur de la filiale à gérer, mais deux per­son­nes de tem­pé­ra­ment opposé avec un style de ges­tion dif­fé­rent. Néces­sai­re­ment, ces deux per­son­nes s’en­ten­daient plus ou moins et essayaient de se sur­pas­ser l’une et l’au­tre. M. Péla­deau s’as­su­rait ainsi de con­ser­ver une forme de prise sur la filiale ; il était assuré qu’au­cun des deux direc­teurs ne pour­rait être pares­seux ni lui jouer dans le dos. Cette stra­té­gie astu­cieuse, qui n‘apparaissait pas dans les gui­des de res­sour­ces humai­nes, en valait néan­moins bien d’au­tres, croyait-il.
Aux impri­me­ries Que­be­cor, j’ai pu cons­ta­ter que cette forme de riva­lité exis­tait entre Char­les Cavell et Jean Neveu. Il ne faut pas se mépren­dre ou inter­pré­ter ces pro­pos au pre­mier degré. Les diri­geants des filia­les ne s’ai­maient pas néces­sai­re­ment sur le plan per­son­nel ou ne par­ta­geaient pas tou­jours les mêmes endroits de vacan­ces, mais ils tra­vaillaient tou­jours pour le suc­cès de l’en­tre­prise.
La per­son­na­lité de M. Cavell et celle de M. Neveu étaient dia­mé­tra­le­ment oppo­sées.
M. Cavell est arrivé chez Que­be­cor avec l’ac­qui­si­tion des Impri­me­ries Ronalds Prin­ting de Bell en 1988. Il avait une vision très amé­ri­caine des affai­res où pri­ment effi­ca­cité et ren­ta­bi­lité. J’ai­mais beau­coup tra­vailler avec lui. Notre pre­mière col­la­bo­ra­tion fut la publi­ca­tion du rap­port annuel de 1991. À l’épo­que, les Impri­me­ries Que­be­cor n’étaient pas cotées en Bourse, les acti­vi­tés étaient donc inté­grées dans le rap­port de la société de por­te­feuille. Cavell m’ex­pli­quait dans un style direct com­ment devrait se rédi­ger la sec­tion con­cer­nant les impri­me­ries. Il savait ensuite se reti­rer et délé­guer. Sa façon de tra­vailler me rap­pe­lait mon expé­rience avec des gens comme Brian Mul­ro­ney. Ils expli­quent ce qu’ils veu­lent, délè­guent le tra­vail et ne jugent que sur le pro­duit final. Pas sur son mode de réali­sa­tion.
Jean Neveu était tou­jours poli, gen­til, mais nous n’avions pas “ d’ato­mes cro­chus ”, comme le dit l’ex­pres­sion.
En 1992, la société Impri­me­ries Que­be­cor a été offi­ciel­le­ment ins­crite en Bourse et cette filiale a com­mencé à pren­dre une place très impor­tante dans l’em­pire Que­be­cor. On a alors éla­boré une stra­té­gie par­ti­cu­lière à cette divi­sion, à tous les paliers, y com­pris les com­mu­ni­ca­tions.
Char­les Cavell était un vision­naire capa­ble d’im­po­ser ses idées et de mener une acqui­si­tion d’une façon admi­ra­ble et sur­tout effi­cace. Il était exi­geant envers les autres, mais encore plus envers lui-même. Il a beau­coup déve­loppé le mar­ché anglo­phone, et M. Péla­deau dis­ait que si Que­be­cor y avait fait une per­cée impor­tante c’était grâce à l’ap­port de l’an­glo­phone Char­les Cavell. Ce der­nier était celui qui, à la direc­tion, com­pre­nait le mieux le mar­ché amé­ri­cain et canadien-anglais. Selon moi, Char­les Cavell est le grand res­pon­sa­ble du suc­cès de Que­be­cor World en Amé­ri­que du Nord.
D’au­tres gens de haut cali­bre sont pas­sés chez Que­be­cor, dont Daniel Paillé qui fut pro­ba­ble­ment l’un des cadres les plus dyna­miques que j’aie côtoyés. Il agis­sait à titre de vice-président au déve­lop­pe­ment et il rele­vait direc­te­ment de Pierre Péla­deau. Entre lui et moi les cho­ses ont “ cli­qué ” dès le début et nous som­mes deve­nus de bons amis. Cette ami­tié a duré jus­qu’à son départ ; il avait décidé de faire le saut en poli­ti­que au grand dés­ap­poin­te­ment de M. Péla­deau qui l’ado­rait. Mais il a res­pecté son choix et l’a tou­jours appuyé.
Nommé minis­tre de l’In­dus­trie et du Com­merce dans le gou­ver­ne­ment du Parti qué­bé­cois, Daniel Paillé s’est fait remar­quer par la créa­tion du plan Paillé dont l’ob­jec­tif était d’ai­der les entre­pre­neurs à démar­rer leur pro­jet. Le gou­ver­ne­ment garan­tis­sait un prêt pou­vant attein­dre 50 000 $. Avec le recul, je me demande si Daniel Paillé ne s’est pas ins­piré de son expé­rience chez Que­be­cor pour met­tre en place un tel plan.
Du côté des jour­naux heb­do­ma­dai­res, j’ai beau­coup aimé tra­vailler avec Michel Saint-Louis qui avait déjà été un col­la­bo­ra­teur de Con­rad Black, magnat de la presse. M. Saint-Louis avait le man­dat de don­ner un nou­vel élan aux heb­do­ma­dai­res de Pierre Péla­deau. J’ai­mais bien son style et il aurait très cer­tai­ne­ment obtenu beau­coup de suc­cès chez Que­be­cor. Mal­heu­reu­se­ment, il n’a pas eu l’oc­ca­sion de met­tre de l’avant ses plans de redres­se­ment ; à cause de pro­blè­mes de santé, il a dû se reti­rer pré­ma­tu­ré­ment. Michel Saint-Louis avait connu M. Péla­deau en 1973 lors de la grève de La Voix de l’Est à Granby. Il avait demandé l’ap­pui du fon­da­teur du Jour­nal de Mon­tréal pour lan­cer un nou­veau quo­ti­dien dans la région de Granby. M. Péla­deau avait refusé en dis­ant que jamais plus il ne lan­ce­rait un jour­nal pour en rem­pla­cer un autre en grève. Il avait vécu l’ex­pé­rience avec Le Jour­nal de Mon­tréal et il avait pres­que dû aban­don­ner la par­tie au retour de La Presse tel­le­ment le tirage avait baissé. Seul son achar­ne­ment avait sauvé Le Jour­nal de Mon­tréal de la fer­me­ture, car même ses prin­ci­paux con­seillers l’avaient incité à tour­ner la page et à inves­tir son pro­fit ailleurs.
Après s’être réta­bli, Michel Saint-Louis est allé dans la région de Gati­neau où il dirige aujourd’­hui l’hip­po­drome d’Ayl­mer. J’ai eu le plai­sir de le revoir lors d’évé­ne­ments éques­tres tenus à Montréal, car nous avons en com­mun une pas­sion pour les che­vaux.
La période que M. Saint-Louis a pas­sée chez Que­be­cor a tout de même été suf­fi­sante pour qu’il m’ap­prenne plu­sieurs détails au sujet de la per­son­na­lité de Con­rad Black. J’étais ainsi plus en mesure de com­pa­rer M. Black et M. Péla­deau.
M. Saint-Louis avait côtoyé Con­rad Black au jour­nal The Record de Sher­brooke, pen­dant que ce der­nier en était le pro­prié­taire, avec Peter G. White et David Rad­ler.
Le trio mené par M. Black avait acheté The Record pour la somme de 18 000 $ à l’été de 1968. Il exploita l’heb­do­ma­daire et il s’en ser­vit pour acqué­rir plu­sieurs autres heb­do­ma­dai­res, notam­ment sur la Côte-Nord du Qué­bec. C’est d’ailleurs Michel Saint-Louis qui avait eu la res­pon­sa­bi­lité de diri­ger les acti­vi­tés des hebdo­ma­dai­res de la Côte-Nord. L’in­ten­tion de Black était de dé­mar­rer un quo­ti­dien dis­tri­bué de Baie-Saint-Paul à Blanc-Sablon. Pour ce faire, il vou­lait trans­for­mer le jour­nal L’Ave­nir de Sept-Îles, lequel avait trois édi­tions heb­do­ma­dai­res gra­tui­tes et une édi­tion ven­due, ainsi que le jour­nal Côte-Nord de Baie-Comeau avec une édi­tion heb­do­ma­daire, et en faire un seul et même quo­ti­dien. Ce nou­veau quo­ti­dien aurait été imprimé à Sept-Îles. Tout sem­blait pro­met­teur, sauf qu’a­vec l’élec­tion de René Léves­que en 1976 le trio de Con­rad Black plia bagage pour Toronto. M. Black vendit The Record à Geor­ges MacLa­ren pour la somme de 865 000 $, soit quarante-huit fois le prix payé. Black s’est sou­vent vanté de cette bonne affaire.
Assez étran­ge­ment, c’est Pierre Péla­deau qui acheta, le 19 dé­cembre 1975, le jour­nal L’Ave­nir et son impri­me­rie à Sept-Îles, ainsi que les Édi­tions nor­di­ques de Baie-Comeau. Plus tard, le 1er décembre 1987, il acquit éga­le­ment le jour­nal The Record de Sher­brooke qu’il paya deux millions de dol­lars.
Pour con­clure une affaire et réus­sir à obte­nir ce qu’il vou­lait d’une acqui­si­tion, M. Black met­tait en pra­ti­que les mêmes stra­ta­gèmes ou tac­ti­ques que Pierre Péla­deau. Il pou­vait être tout aussi créa­tif dans ses métho­des de séduc­tion. Même si les deux hom­mes se res­sem­blaient, il exis­tait une grande riva­lité entre eux et sur­tout une grande dif­fé­rence dans leur façon de voir les choses. Ainsi, pour Pierre Péla­deau, l’objec­tif était de cou­vrir tout le Qué­bec avec ses publi­ca­tions. Con­rad Black avait une tout autre aspi­ra­tion : d’un océan à l’au­tre. Pour Black, l’em­pire qu’il bâtis­sait devait s’éten­dre de Terre-Neuve à Van­cou­ver.
J’ai tou­jours eu beau­coup d’ad­mi­ra­tion pour Con­rad Black, pres­que autant que j’en ai eu pour Pierre Péla­deau. J’avais ren­con­tré M. Black à quel­ques repri­ses à Ottawa et à Mon­tréal. J’ai éga­le­ment eu à tra­vailler avec son asso­cié Peter G. White au moment où il était au cabi­net de Brian Mul­ro­ney. M. White avait com­mu­ni­qué avec moi pour m’of­frir un emploi à Ottawa en 1984. J’ai tou­jours eu beau­coup de res­pect pour le groupe Hol­lin­ger. M. Péla­deau con­nais­sait mon admi­ra­tion pour ces deux hom­mes d’af­fai­res anglo­pho­nes et, même s’il ne me l’a jamais repro­ché, je savais que la chose le déran­geait.
Con­rad Black et Pierre Péla­deau ont bien tenté de s’as­so­cier et de réali­ser quel­ques pro­jets ensem­ble, mais ils n’ont jamais réussi à s’en­ten­dre 5.

* * *

La vie nous réserve tou­jours des sur­pri­ses et avec Pierre Péla­deau, il y en eut sou­vent. Très intui­tif, il s’était inté­ressé à un hebdo­ma­daire de Laval, pro­priété de Pierre Francœur. M. Péla­deau, qui cher­chait de nou­vel­les publi­ca­tions pour son réseau d’hebdoma­dai­res, avait entendu par­ler du tra­vail de Francœur et il s’était inté­ressé à lui et à son jour­nal. Il vou­lait ache­ter le journal et embau­cher Pierre Francœur pour le diri­ger. Les deux hom­mes déci­dè­rent de se ren­con­trer pour dis­cu­ter. M. Francœur dit à M. Péla­deau qu’il vien­drait au rendez-vous en com­pa­gnie de Syl­vie Sau­riol, sa con­jointe, qui était alors pro­prié­taire d’un maga­sin de loca­tion de vidéo­cas­set­tes. Lors­que M. Péla­deau ren­con­tra le cou­ple, il se ren­dit compte immé­dia­te­ment du poten­tiel de Mme Sau­riol qui négo­ciait alors pour son con­joint. Elle pos­sé­dait les qua­li­tés qu’il admi­rait et recher­chait chez ses par­te­nai­res. M. Péla­deau n’a jamais acheté le jour­nal, mais il a invité Syl­vie Sau­riol à se join­dre au per­son­nel de direc­tion de Que­be­cor, divi­sion des heb­do­ma­dai­res.
Pierre Francœur ne fut tout de même pas laissé pour compte. Un peu plus tard, il devint édi­teur du Jour­nal de Mon­tréal, puis pré­si­dent et chef de la direc­tion de Cor­po­ra­tion Sun Media 6.
M. Francœur était réputé pour sa diplo­ma­tie. Sous la pré­si­dence de Pierre Péla­deau qui lisait et com­men­tait quo­ti­dien­ne­ment son jour­nal, M. Fran­cœur réus­sis­sait à com­po­ser avec les cri­ti­ques bien sou­vent empe­sées du grand patron, qui sui­vait à la ligne sa publi­ca­tion. Y manquait-il une annonce ? Y avait-il plus d’avis de décès chez le con­cur­rent La Presse ? Avait-on laissé passer une exclu­si­vité ? M. Péla­deau empoi­gnait le télé­phone et s’em­pres­sait de faire ses remar­ques au res­pon­sa­ble. M. Francœur avait beau­coup de patience et d’aptitude pour gérer les excès de lan­gage de son patron.
Il n’était pas tou­jours facile de satis­faire les désirs de Pierre Péla­deau, car il y avait par­fois un large fossé entre ses désirs et leur réali­sa­tion. S’il exis­ta une per­sonne qui dut rele­ver ce défi plus sou­vent qu’à son tour, ce fut bien Marie Rémillard, direc­trice de l’Orches­tre métro­po­li­tain jus­qu’en avril 1998. D’un côté, elle devait composer avec un groupe de musi­ciens, des artis­tes avec leur per­­son­na­lité pro­pre et leur sen­si­bi­lité, et de l’au­tre, avec le grand mécène, chez qui le tem­pé­ra­ment d’homme d’af­fai­res prédominait. L’Or­ches­tre métro­po­li­tain était “ la cause ” que ché­ris­sait M. Péla­deau. Mais il avait ses com­po­si­teurs et ses musi­ciens pré­fé­rés. Comme il finan­çait l’or­chestre, en retour, il avait ses “ deman­des spé­cia­les ”. Marie Rémillard avait le grand talent de répon­dre aux atten­tes de M. Péla­deau tout en tenant compte des impé­ra­tifs d’un grand orches­tre.
Un autre diri­geant qui se fit remar­quer est André Gourd, avo­cat de for­ma­tion. Il avait quitté Que­be­cor lors­que j’y ai fait mon entrée. Son départ m’a per­mis de pro­fi­ter de son magni­fi­que et vaste bureau, mais il est revenu par la suite à titre de vice-président aux acqui­si­tions. Il a quitté défi­ni­ti­ve­ment au cours de l’an­née qui a pré­cédé le décès de M. Péla­deau pour accep­ter un poste chez Arthur & Ander­sen. Il fut l’ar­ti­san de l’ac­qui­si­tion du groupe Archam­bault.
André Gourd et sa femme Mar­tine Saint-Louis, fille du juge Jean-Paul Saint-Louis, furent des amis intimes de Pierre Péla­deau. Mar­tine, avo­cate de for­ma­tion, a été l’ad­jointe de direc­tion de Pierre Péla­deau et le juge Saint-Louis son exé­cu­teur tes­ta­men­taire.
André Gourd a réalisé beau­coup de pro­jets ponc­tuels. C’était un type dif­fi­cile à cer­ner. Il était sym­pa­thi­que, mais il pou­vait être celui qui devait vous asse­ner le coup de grâce. Il n’avait donc pas beau­coup d’amis au sein de Que­be­cor. M. Péla­deau le res­pec­tait et c’est ce qui impor­tait. Per­son­nel­le­ment, je l’ai­mais bien.
André Gourd m’avait pré­venu que ma loyauté sans équi­vo­que était sûre­ment très utile à mon patron, mais qu’elle deviendrait dan­ge­reuse pour moi à long terme. Je savais que si M. Péla­deau dis­pa­rais­sait sub­ite­ment, je n’au­rais pro­ba­ble­ment plus de tra­vail chez Que­be­cor. M. Gourd m’avait for­te­ment con­seillé de pré­pa­rer ma sor­tie. Mais je ne pou­vais me rési­gner à quit­ter Pierre Péla­deau. On ne quitte pas le bateau pen­dant la tem­pête !
D’au­tres cadres de haut niveau et ne pro­ve­nant pas néces­sai­re­ment du milieu des affai­res sont éga­le­ment pas­sés chez Que­be­cor. Jac­ques Girard fut l’un de ceux-là. Ancien sous-ministre de l’Édu­ca­tion, il quitta Télé-Québec pour se join­dre à Que­be­cor. Ce genre d’em­bau­che au niveau de la haute direc­tion devait équi­li­brer l’en­tre­prise en raf­fi­nant davan­tage son style de ges­tion. À la base, il est dif­fi­cile d’as­so­cier deux per­son­na­ges aussi dif­fé­rents : l’un coloré et bouillant, l’au­tre patient et d’une poli­tesse par­fois digne d’un diplo­mate. Certains amis de M. Girard ne com­pre­naient pas sa déci­sion de se joindre à Que­be­cor, car les deux hom­mes “ déton­naient ”, tant ils étaient de sty­les dif­fé­rents. Con­tre toute attente, les deux hommes ont tra­vaillé ensem­ble pen­dant plu­sieurs années et ont réalisé conjointement de nom­breux pro­jets. Jac­ques Girard est aujourd’­hui pré­si­dent de Mon­tréal inter­na­tio­nal.
Pierre Péla­deau était très bien secondé par son secré­ta­riat, com­posé de Miche­line Bour­get et de Nicole Ger­main. Mme ­Bour­get était à son ser­vice depuis plu­sieurs années déjà lors­que j’ai com­mencé à tra­vailler chez Que­be­cor. M. Péla­deau avait éga­le­ment une adjointe, Syl­vie Laplante, avocate, qui s’oc­cu­pait de ses affai­res per­son­nel­les : la mai­son, l’en­sem­ble du per­son­nel privé comme les pilo­tes d’hé­li­cop­tè­res, les chauf­feurs, les jar­di­niers, les bon­nes, etc. Elle voyait à ce que M. Péla­deau ne man­que de rien à sa rési­dence et elle coor­don­nait les horai­res du per­son­nel à cette fin. Syl­vie a quitté l’en­tre­prise pour occu­per un autre poste dans une filiale de Que­be­cor quel­que temps avant la mort de M. Péla­deau, mais elle est tou­jours demeu­rée très pro­che de celui-ci.
À l’aide de son per­son­nel de secré­ta­riat, Pierre Péla­deau s’était créé un écran pro­tec­teur, tout en s’as­su­rant que sa vie pri­vée comme sa vie pro­fes­sion­nelle soient bien orga­ni­sées et réglées comme du papier à musi­que. Ses secré­tai­res sur­veillaient son horaire, l’as­sis­taient dans tou­tes ses tâches, coor­don­naient sa cor­res­pon­dance et ses dos­siers. Elles avaient un rôle pri­mor­dial. Même sur le plan des com­mu­ni­ca­tions, il fal­lait que je col­la­bore quo­ti­dien­ne­ment avec ses assis­tan­tes. Elles étaient tou­tes fidè­les à M. Péla­deau et elles éprou­vaient beau­coup d’af­fec­tion et d’ami­tié pour lui, en dépit de ses sau­tes d’hu­meur. Elles savaient qu’elles devaient met­tre de côté leurs émo­tions et ne réagir que sur le plan pro­fes­sion­nel.
M. Péla­deau avait le même res­pect et la même atti­tude avec tout le monde, qu’il s’agisse des employés de sou­tien ou des cadres de la haute direc­tion. Tous étaient trai­tés de la même manière.
La seule chose que M. Péla­deau coor­don­nait seul et pour la­quelle il préférait ne pas don­ner beau­coup de détails était ses fré­quen­tions amou­reu­ses, mais, encore là, il avait par­fois besoin de notre col­la­bo­ra­tion pour s’en tirer à bon compte et évi­ter de bles­ser inuti­le­ment la favo­rite du moment.
1.     “ Pour­quoi j’aime Inter­net ”, Liz Morency, Maga­zine Le 30, octo­bre 1996.
2.     Hom­mage à un grand bâtis­seur, Pierre Péla­deau, Édi­tions Publi­cor, 1998.
3.     M. Péla­deau avait 65 ans à la nais­sance de Jean.
4.     Cha­que été, M. Pierre Péla­deau orga­ni­sait une fête gigan­tes­que où il rece­vait plu­sieurs cen­tai­nes de per­son­nes en plein air. Le pow-wow fait par­tie des anna­les de Que­be­cor.
5.     Con­rad Black est aujourd’­hui pro­prié­taire, entre autres, du quo­ti­dien Le Soleil de Qué­bec. En octo­bre 2001, il a été nommé à la Cham­bre des lords, à Lon­dres, il porte le titre de The Lord Black of Cross­har­bour.
6.     M. Francœur est tou­jours en poste au moment d’im­pri­mer.

        

  

       



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CHAPITRE 7

L’art de faire des affai­res

La phi­lo­so­phie de Pierre Péla­deau en affai­res repo­sait sur un prin­cipe fon­da­men­tal qu’il expli­quait en quel­ques mots : “ You miss a deal, you get a deal. ” En fran­çais, on dirait : “ Un pro­jet de perdu, dix de retro­uvés. ” Il dis­ait qu’il ne fal­lait jamais s’at­ta­cher émo­ti­ve­ment à une affaire et que dès que l’on voyait les négo­cia­tions aller dans la mau­vaise direc­tion ou que le prix à payer dépassait les objec­tifs fixés au départ, il fallait lais­ser tom­ber, tour­ner les talons et con­cen­trer ses efforts ailleurs. Il était inutile de per­dre du temps et de l’ar­gent pour ten­ter d’ob­te­nir une affaire qui ne vous rap­por­terait pas de pro­fits.
Selon Pierre Péla­deau, le pro­fit était l’élé­ment sur lequel beau­coup d’en­tre­pre­neurs ne savaient pas cibler leurs efforts, con­trai­re­ment à toute logi­que. Il expli­quait sa théo­rie du pro­fit en uti­li­sant les com­pa­rai­sons que lui avait appri­ses un frère domi­ni­cain, pro­fes­seur de méta­phy­si­que, durant ses années à l’uni­ver­sité, au sujet du sac de pom­mes qui devait être vendu plus cher qu’il n’avait été payé si l’on vou­lait s’as­su­rer un pro­fit.
Il racon­tait aussi cette autre anec­dote vécue, celle d’une jeune femme venue lui deman­der con­seil au sujet de son ate­lier d’ar­ti­sa­nat. Les ven­tes avaient aug­menté, mais elle con­ti­nuait d’es­suyer des per­tes. M. Péla­deau nota rapi­de­ment que la dame payait ses four­nis­seurs en deçà de tren­te ­jours, tan­dis qu’elle per­met­tait à ses clients d’at­ten­dre jus­qu’à quarante-cinq jours avant de la payer. Elle pen­sait qu’en se mon­trant con­ci­liante, elle favo­ri­se­rait la crois­sance de son com­merce et aug­men­terait le volume de sa clien­tèle. Son pro­blème était là. Puis­que la marge de pro­fit était mince au départ, elle ne pou­vait pas récol­ter de pro­fit final en rai­son de frais d’in­té­rêts attri­bua­bles au délai entre le paiement des comp­tes four­nis­seurs et la perception des comp­tes clients. Il lui avait pro­posé de se faire payer à la livrai­son.
Lors­que M. Péla­deau pro­non­çait des con­fé­ren­ces ou qu’il ac­cor­dait des entre­vues, il men­tion­nait tou­jours des exem­ples pré­cis, comme les pom­mes ou la bou­ti­que d’ar­ti­sa­nat.

* * *

L’en­tre­pre­neurs­hip de Pierre Péla­deau a pris racine dès son ado­les­cence. À 14 ans, il acceptait la gérance d’un club de ten­nis pour 6 $ par semaine. Il s’oc­cu­pait éga­le­ment de la con­ces­sion du res­tau­rant atte­nant. Il ven­dait des bois­sons gazeu­ses, des ciga­ret­tes et des gri­gno­ti­nes. “ J’ai vite appris que si je ven­dais de la bière, ce serait beau­coup plus payant. ”
Pres­que tous ceux qui ont assisté à ses dis­cours ont éga­le­ment entendu par­ler de l’épo­que des sapins de Noël. Au col­lège, on avait offert aux étu­diants des emplois au bureau de poste pen­dant le congé des fêtes. On offrait 75 $ pour 10 jours de tra­vail. M. Péla­deau trou­vait que ce n’était pas suf­fi­sant, il vou­lait un emploi plus rému­né­ra­teur.
C’est alors qu’il eut l’idée de ven­dre des sapins de Noël. Mais il n’avait aucun capi­tal pour ache­ter les arbres. Il mit en pra­ti­que un truc rela­ti­ve­ment sim­ple : il allait com­man­der les sapins le ven­dredi matin au mar­ché et il deman­dait aux four­nis­seurs de les lui livrer autour de 8 heu­res le soir même. Le four­nis­seur en ques­tion se pré­sen­tait à l’heure, déchar­geait la mar­chan­dise et deman­dait ensuite son dû. M. Péla­deau le payait avec un chè­que, tout en étant par­fai­te­ment con­scient que les ban­ques seraient fer­mées jus­qu’au lundi matin. Si le ven­deur rous­pé­tait trop, M. Péla­deau lui dis­ait de repren­dre sa mar­chan­dise et de s’en aller. Lors­qu’un cul­ti­va­teur avait passé toute une jour­née à se pro­me­ner d’un mar­ché public à l’au­tre, tout ce qu’il vou­lait, c’était ren­trer chez lui. Remet­tre la car­gai­son dans le camion n’était pas très ten­tant. Aucun des four­nis­seurs de sapins n’a repris la mar­chan­dise.
M. Péla­deau disposait de toute la fin de semaine pour écou­ler sa mar­chan­dise et aller cou­vrir le chè­que à la ban­que dès le lundi matin. Plu­tôt que les 75 $ pro­po­sés pour l’em­ploi au bureau de poste, il encaissa 1 000 $ pour ses sapins.
À l’âge de 16 ans, il a aussi vendu des billets pour des spec­tacles qu’il organisait. C’est à ce moment qu’il a acquis sa pas­sion et son amour pour les arts et les artis­tes.
Il rêvait de deve­nir impré­sa­rio. Son pre­mier inves­tis­se­ment fut un mon­tant de 35 $ pour l’achat d’une voi­ture, un vieux modèle Chrys­ler. Il comp­tait faire le tour de la pro­vince avec une troupe de théâ­tre qu’il venait de fon­der, mais il ne se rendit pas très loin. La seule repré­sen­ta­tion de sa tour­née se sol­da par une soi­rée à Sainte-Scholastique, près de Mira­bel ; une bonne par­tie de l’as­sis­tance a sauté la clô­ture et a vu le spec­ta­cle gra­tui­te­ment. En plus, la Chrys­ler rendit l’âme en che­min, et la troupe revint piteuse en auto­bus. Le théâ­tre n’était défi­ni­ti­ve­ment pas ren­ta­ble.
L’été sui­vant, Pierre Péla­deau décida de faire une autre tour­née, mais cette fois-ci avec un seul artiste, le pia­niste André Mathieu. Ils partirent en direc­tion de l’Abi­tibi. Le pre­mier soir, à Amos, ce fut le tri­om­phe. Le len­de­main, le pia­niste, en proie à des états d’âmes, décida de ne pas jouer. M. Péla­deau, qui n’avait jamais été patient, plia baga­ges sur le champ et revint à Mon­tréal en lais­sant le pia­niste sur place.
À l’uni­ver­sité, grâce à un ami plus for­tuné qui l’in­vi­tait chez lui pour écou­ter des dis­ques, il décou­vrit la musi­que clas­si­que. Il s’en gava lit­té­ra­le­ment. En une nuit, il pou­vait écou­ter jus­qu’à cinq con­cer­tos de Bee­tho­ven, autant de Mozart et les grands lie­der de Schu­bert. Quel­ques fois pen­dant la semaine, il assis­tait à de grands con­certs au théâ­tre Her Majesty à Mon­tréal, en entrant par l’es­ca­lier de secours, car il n’avait pas d’ar­gent pour ache­ter une place.
À la même épo­que, les étu­diants de l’uni­ver­si­té Mc­Gill pré­sen­taient des débats publics à la salle Le Pla­teau, place des arts de l’époque. Il se lança donc dans l’or­ga­ni­sa­tion de débats. Il reprit la for­mule qui consistait à opposer deux groupes de deux étudiants chacun sur un sujet donné. Mais comme il vou­lait réveiller l’au­dience, M. Péla­deau déter­mi­nait des sujets plus légers qu’à l’or­di­naire, pas du tout guin­dés, comme “ mous­ta­che ou rasé ”, “ blonde ou brune ”, “ Sugar Daddy ou étu­diant ”. L’assis­tan­ce grim­pa rapi­de­ment de deux cents à sept cents per­son­nes.
Pen­dant les trois années de ses étu­des de droit, il pré­senta plus de vingt-cinq débats tous aussi débri­dés les uns que les autres. Il décida aussi de ren­dre l’évé­ne­ment encore plus inté­res­sant en invi­tant des gens con­nus comme ani­ma­teurs : Jean­nette Ber­trand, Jean-Pierre Mas­son, Roger Baulu, Émile Genest et Moni­que Mer­cure. À la fin, M. Péla­deau rem­plis­sait la salle de 1 200 pla­ces avec ses débats aux sujets futi­les. Le recours à des per­son­na­li­tés pour atti­rer les spec­ta­teurs se répéta avec le Pavillon des Arts de Sainte-Adèle. Lors­que je lui pro­po­sai l’idée en 1992, il l’ac­cepta d’em­blée en me dis­ant qu’il avait lui-même appli­qué ce truc pen­dant ses étu­des uni­ver­si­tai­res.
Ce suc­cès l’in­cita for­te­ment à repren­dre le col­lier de l’im­pré­sa­rio laissé à Val-d’Or quel­ques années plus tôt. Au Qué­bec, le marché n’était occupé que par un seul impré­sa­rio reconnu : un dénommé Nico­las de Kou­dria­sef. À la fin de ses étu­des, vers 1950, Pierre Péla­deau entre­prit de mon­ter des con­certs hauts de gamme. Grand admi­ra­teur de Benia­mino Gigli, ténor ita­lien, il décida de com­mu­ni­quer avec lui, à Rome, pour l’in­vi­ter à se pro­duire au Qué­bec.
Mais la réponse se fit atten­dre. L’ar­tiste ita­lien n’était pas cer­tain de vou­loir se pro­duire au Qué­bec. Durant ce temps, M. Péla­deau n’avait pas vrai­ment de tra­vail pré­cis et il détes­tait atten­dre. De plus, il lui fal­lait gagner sa vie. Un ami lui offrit alors de ven­dre un petit jour­nal de quar­tier, Le Jour­nal de Rose­mont. Il accepta.
Six mois plus tard, il reçut la réponse de M. Gigli qui, fina­le­ment, avait décidé de ne pas venir en Amé­ri­que. Ce refus vint défi­ni­ti­ve­ment tour­ner la page sur la voca­tion d’im­pré­sa­rio de Pierre Péla­deau. Je crois cepen­dant qu’il n’a jamais vrai­ment perdu l’in­té­rêt qu’il avait pour les artis­tes, et qu’au fond de lui même, il aurait aimé deve­nir un gérant d’ar­tis­tes comme René Angé­lil ou Guy Clou­tier. Sur le plan pro­fes­sion­nel, il ne fré­quenta jamais vrai­ment ces deux hom­mes, mais il aurait sûre­ment aimé arri­ver aux som­mets atteints par le gérant de Céline Dion. Le Blues du busi­ness­man, chan­son de Claude Dubois, s’ap­pli­que par­fai­te­ment à Pierre Péla­deau.
S’il a finalement opté pour l’édi­tion, ce ne fut pas une pas­sion au départ. Il devait gagner sa vie, et la vente de publi­cité lui sem­blait une façon facile de le faire. Il me con­fia, vers la fin de sa vie, qu’au départ il ne con­nais­sait rien à l’im­pri­me­rie. Pour lui, c’était une façon de gagner de l’ar­gent, sans plus. Sa pas­sion pour ce sec­teur indus­triel s’est déve­lop­pée plus tard, mais elle n’a jamais atteint l’in­ten­sité de celle qu’il avait éprou­vée à l’égard des artistes.
L’at­ti­tude de Pierre Péla­deau à ses débuts en tant qu’entre­pre­neur est demeu­rée la même jus­qu’à la fin de sa vie, peu importe le mon­tant en jeu. Il sur­pre­nait tout le monde par sa rapi­dité de réac­tion, par son impré­vi­si­bi­lité, par son cou­rage et, par­fois, par l’au­dace des ges­tes qu’il posait. S’il n’ob­te­nait pas les résul­tats ou l’en­tente escomp­tés, il pou­vait tour­ner les talons et il était inutile d’es­sayer de le con­vain­cre de reve­nir sur sa déci­sion.
Un fait inté­res­sant à cons­ta­ter est la façon dont il se pro­té­geait con­tre l’ivresse. L’al­cool était le “ relaxant ” qu’il recherchait après le tra­vail, mais jamais il n’au­rait signé une transaction finan­cière en état d’ébriété. Lors­que sa dépen­dance à l’al­cool fut con­nue, il est arrivé à main­tes repri­ses que des gens essaient de le saou­ler afin de lui faire signer un “ deal ”. Il accep­tait de rencontrer ses clients et se prê­tait à des dis­cus­sions, géné­ra­le­ment autour d’un repas bien arrosé au res­tau­rant. Mais il ne signait jamais quoi que ce soit s’il avait bu. Lors­qu’il con­cluait une affaire, il était sobre.
Il attribua sou­vent le cré­dit de son suc­cès en affai­res à une leçon que lui avait pro­di­guée l’un de ses oncles très tôt au début de sa car­rière, vers le milieu des années 1950. Ce der­nier était pré­ten­du­ment riche et M. Péla­deau vou­lait lui emprun­ter de l’ar­gent. Elmire, mère de M. Péla­deau, le mit cepen­dant en garde con­tre la rigueur de l’oncle en ques­tion, réputé pour être dur en affai­res. Convaincu de ses qua­li­tés de ven­deur, Pierre Péla­deau pré­para son bara­tin et se pointa chez son oncle qui le reçut avec beau­coup de civi­lité. Une fois son exposé ter­miné, son oncle se leva, éten­dit ses deux bras sur son bureau et lui dit d’un air solen­nel :
“ Écoute-moi bien mon jeune, à ma droite, j’ai ici tous les comp­tes clients et, à ma gau­che, tous mes comp­tes four­nis­seurs. Voici toute ma busi­ness, 90 millions de dol­lars par année dans deux dos­siers de cha­que côté de mon pupi­tre. C’est pas com­pli­qué. Fais la même chose. ”
Toute une leçon sur la sim­pli­cité de la ges­tion : “ les clients et les four­nis­seurs ”. Pierre Péla­deau venait d’ap­pren­dre à gérer l’ar­gent qu’il n’avait pas encore. M. Péla­deau s’en retourna sans les 5 000 $ qu’il vou­lait, mais il avait com­pris une chose : en affai­res, il faut par­fois faire finan­cer ses pro­jets avec l’ar­gent des autres et avec le cré­dit des four­nis­seurs.
C’est à par­tir de ce moment-là qu’il com­mença à s’en­tou­rer d’ex­perts et ces­sa de tout faire seul. Il choisit d’abord un comp­table qui savait par­ler à un ban­quier, puis un avo­cat qui veillait à ce que tou­tes les opé­ra­tions finan­ciè­res soient con­for­mes aux règle­ments, tout en bénéficiant des lar­ges­ses de la loi. Un seul mot gui­dait toutes ses acqui­si­tions : “ pro­fit ”.
M. Péla­deau dis­ait tou­jours qu’il fal­lait voir grand et oser. Il a appli­qué ce prin­cipe toute sa vie, mais il a éga­le­ment tou­jours su s’ar­rê­ter lors­que la situa­tion risquait de se solder par un échec. Il fal­lait savoir maî­tri­ser son atta­che­ment par rap­port à une opé­ra­tion. Selon M. Péla­deau, si l’on devenait sen­ti­men­tal envers un pro­jet, on risquait de ne pas voir les embû­ches et de se faire rou­ler.
Il citait en exem­ple son expé­rience aux États-Unis et sa ten­ta­tive d’im­plan­ter un quo­ti­dien sur le mar­ché amé­ri­cain. Il avait lancé le Phi­la­del­phia Jour­nal le 5 décem­bre 1977. Con­trai­re­ment à la rumeur, il n’avait pas investi dans ce pro­jet sur un coup de tête. Une occa­sion s’était pré­sen­tée, et il avait étu­dié l’af­faire à fond. Il s’était rendu à Phi­la­del­phie à plu­sieurs repri­ses et il avait même demandé à Jac­ques Beau­champ, jour­na­liste spor­tif du Jour­nal de Mon­tréal, de l’y accom­pa­gner. De prime abord, il trou­vait des res­sem­blan­ces entre Phi­la­del­phie et Mon­tréal. Comme on le sait, Pierre Péla­deau mit au monde The Phi­la­del­phia Jour­nal dont le tirage atteignit les 100 000 exem­plai­res. Dès 1981, le jour­nal était sur la bonne voie et son ave­nir s’an­non­çait pro­met­teur, jus­qu’à ce que les syn­di­cats, Teams­ters en tête, lui met­tent des bâtons dans les roues. Non pas que le pro­prié­taire s’op­po­sait à la syn­di­ca­li­sa­tion des employés, mais le dia­lo­gue s’éta­blis­sait dans un rap­port de force à sens uni­que et sans ouver­ture aucune.
M. Péla­deau négocia pendant un certain temps, puis il se fati­gua et leur fit savoir que si le syn­di­cat per­sis­tait dans son refus, il fer­me­rait tout sim­ple­ment les por­tes. Le syn­di­cat crut que M. Péla­deau bluf­fait et les employés votèrent contre la proposition. Tel que pro­mis, il plia bagage et il partit en fer­mant le jour­nal. Les repré­sen­tants syn­di­caux communiquèrent avec lui peu de temps après, mais c’était trop tard. C’était mal con­naî­tre le petit French Cana­dian. Il avait investi près de 15 millions de dol­lars dans ce pro­jet, mais il ne s’y accro­cha pas. Il n’avait plus con­fiance.
L’his­toire se répéta en quel­que sorte avec le Mont­real Daily News lancé le 15 mars 1988, lequel a paru moins d’une année. M. Péla­deau avait accepté de démar­rer ce quo­ti­dien selon un plan de déve­lop­pe­ment bien éta­bli et sur­tout selon un bud­get déter­miné qu’il ne vou­lait dépas­ser à aucun prix. Il s’était laissé con­vain­cre qu’il y avait de la place sur le ter­ri­toire de The Gazette pour un autre quo­ti­dien. Vrai­sem­bla­ble­ment, il n’y en avait pas. Publié en for­mat tabloïd, le jour­nal n’ar­ri­vait pas à attein­dre sa vitesse de croi­sière et à sus­ci­ter des pro­fits lui assu­rant une place per­ma­nente au sein du mar­ché. L’échéan­cier de ren­de­ment n’était pas res­pecté et les reve­nus publi­ci­tai­res tar­daient à se mani­fes­ter.
Le jour­nal bat­tait de l’aile lors­que les comp­ta­bles du nou­veau quo­ti­dien, ainsi que ceux de Que­be­cor, deman­dè­rent à M. Péla­deau d’éti­rer le finan­ce­ment. Ils y allaient pru­dem­ment en lui pro­po­sant : “ Si on met­tait deux autres millions, on aurait du temps. ” Mais Pierre Péla­deau, fidèle à son ins­tinct et sur­tout à sa règle de base de ne jamais s’ac­cro­cher à une affaire, décida de fer­mer le Mont­real Daily News. Ce fut une fer­me­ture dif­fi­cile parce que des employés y per­di­rent leur tra­vail et que l’on avait mis beau­coup d’es­poir dans le quo­ti­dien. La perte s’éle­vait à 10 millions de dol­lars, mais, comme il ne fai­sait pas dans la sen­ti­men­ta­lité, M. Péla­deau resta sur sa posi­tion. Pas de pro­fit, pas d’en­tre­prise.

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Pierre Péla­deau l’a répété jus­qu’à sa der­nière con­fé­rence.
“ Je vais à l’es­sen­tiel, expliquait-il un jour devant la Cham­bre de com­merce de Rimouski en novem­bre 1997. J’écoute beau­coup et je m’as­sure que l’on ne traîne pas avec le “ puck ”. Les plans d’ac­tion quin­quen­naux n’ont jamais occupé une grande place sur mon bureau. On gère la com­pa­gnie, pro­jet par pro­jet, divi­sion par divi­sion, et, tous ensem­ble, on s’as­sure de faire pro­gres­ser Que­be­cor. Dans mon livre à moi, cette façon d’agir s’ap­pelle une pla­ni­fi­ca­tion stra­té­gi­que et jus­qu’à pré­sent, cela n’a pas trop mal fonc­tionné. Il faut avoir à cœur son tra­vail et bien le faire, c’est sim­ple, mais c’est effi­cace. Pour réus­sir en affai­res, il faut sim­ple­ment faire preuve de gros bon sens et savoir trou­ver les pos­si­bi­li­tés de pro­fits. Le pro­fit est l’élé­ment fon­da­men­tal qui déter­mine si une entre­prise peut con­ti­nuer à fonc­tion­ner ou non. Ça me fait sou­rire quand j’en­tends les théo­ri­ciens, les con­sul­tants et les phi­lo­so­phes des affai­res qui font de gran­des démons­tra­tions sur la façon de faire des af­faires, quand ils n’ont jamais fait des affai­res eux-mêmes, sauf dans les livres. Si j’achète un sac de pom­mes à un dol­lar, il me faut le reven­dre plus cher sinon je joue­rais au Père Noël. Il faut que je vende mes pom­mes un dol­lar cin­quante et ce sont les cin­quante cents de pro­fit qui per­met­tront à mon entre­prise de pro­gres­ser. Le prin­cipe peut paraî­tre sim­ple, mais en affai­res ce n’est pas plus com­pli­qué que ça, que l’on parle de 100 dol­lars ou de 100 millions de dol­lars. ”
M. Péla­deau est un devenu un expert dans l’art de faire des affai­res. L’em­pire qu’il a mis au monde en est la preuve. Le point tour­nant dans sa car­rière fut assu­ré­ment la fon­da­tion du Jour­nal de Mon­tréal le 15 juin 1964. Il son­geait depuis quel­que temps à créer un quo­ti­dien, notam­ment pour tenir occu­pées au maxi­mum ses pres­ses du Jour­nal de Rose­mont. C’est alors que sur­vint la grève du jour­nal La Presse qui créa un vide impor­tant dans le mar­ché. Il vit une occa­sion se pré­sen­ter, et il sauta des­sus à pieds joints. Il prit la déci­sion en quel­ques heu­res seu­le­ment.
Ce fut une course con­tre la mon­tre : il n’avait pas de jour­na­listes, ni de fil de presse, bref, pas de salle de rédac­tion. Il est allé cher­cher des jour­na­lis­tes de la radio pour for­mer son équipe et lui four­nir l’ac­cès aux agen­ces de presse. En deux jours, Le Jour­nal de Mon­tréal se trou­vait en kios­que. Il tirait à 80 000 exem­plai­res en jan­vier 1965.
Lors­que la grève du jour­nal La Presse prit fin, M. Péla­deau, qui espé­rait avoir trouvé un cré­neau dura­ble pour son nouveau-né, dut essuyer une baisse ful­gu­rante du tirage. La publi­ca­tion était pas­sée à 12 000 exem­plai­res le temps de le dire, mais il avait accu­mulé un pro­fit de 100 000 $. C’était une somme con­si­dé­ra­ble à cette épo­que.
À ce moment, il fallut pren­dre un déci­sion fati­di­que : fer­mer ou con­ti­nuer. S’il décidait de continuer, il lui fallait inves­tir près de 800 000 $.
Pierre Péla­deau a tou­jours dit que les déci­sions d’af­fai­res étaient des déci­sions ration­nel­les, terre-à-terre. Pour­tant, allant à l’en­con­tre de l’avis de son comp­ta­ble et de son avo­cat qui lui con­seillè­rent for­te­ment de ne pas pour­sui­vre cette aven­ture, il écouta son ins­tinct et s’ac­cro­cha à ce qui allait deve­nir son plus “ grand quo­ti­dien fran­çais d’Amé­ri­que ”.
L’opé­ra­tion ne se fit pas sans quel­ques dif­fi­cul­tés, il va s’en dire, ne serait-ce qu’au cha­pi­tre de la dis­tri­bu­tion. Le dis­tri­bu­teur avec lequel il était sous con­trat décida de ne pas respecter l’en­tente. Tou­jours con­vaincu de son choix, M. Péla­deau résolut de fon­der sa pro­pre mai­son de dis­tri­bu­tion. Il acheta 50 camions en 24 heu­res. Il ne res­tait plus une seule camion­nette dis­po­ni­ble sur le ter­ri­toire de l’île de Mon­tréal, mais les Mes­sa­ge­ries Dyna­mi­ques étaient nées.

* * *

Le Jour­nal de Qué­bec vit le jour dans des cir­cons­tan­ces aussi invrai­sem­bla­bles.
“ Lors­qu’on a lancé Le Jour­nal de Qué­bec, racon­tait Péla­deau, on s’est pas garo­ché avec des ton­nes d’ar­gent. On n’en avait pas. Tout ce que l’on avait, c’était un désir effréné de lan­cer un jour­nal à Qué­bec. ”
L’idée de lan­cer un nou­veau quo­ti­dien avait d’abord germé dans la tête de Serge Roy, ancien jour­na­liste du Jour­nal de Mon­tréal. Ce der­nier avait emmé­nagé à Qué­bec et il télé­pho­nait à son ancien patron deux à trois fois par semaine pour essayer de le con­vain­cre de lan­cer un nou­veau quo­ti­dien à Qué­bec. Il ten­tait de lui prou­ver que les jour­naux locaux étaient ennuyants. Mais il fal­lut plus que ces sim­ples argu­ments.
À l’épo­que, en 1967, il exis­tait trois jour­naux à Qué­bec : L’Évé­ne­ment, L’Ac­tion catho­li­que et Le Soleil. Selon M. Roy, une ou peut-être même deux de ces publi­ca­tions allaient bien­tôt dis­pa­raî­tre. Ayant lancé Le Jour­nal de Mon­tréal trois ans aupa­ra­vant, M. Péla­deau était plu­tôt tiède à l’idée de démar­rer une nou­velle affaire aussi rapi­de­ment. Il vou­lait éta­blir des assi­ses soli­des pour son quo­ti­dien à Montréal avant de se ris­quer dans une autre aven­ture. Mais la pré­dic­tion de Serge Roy se révéla exacte et, comme si le des­tin l’avait com­mandé, le jour­nal L’Évé­ne­ment ferma ses por­tes. Le 6 mars 1967, le pre­mier numéro du Jour­nal de Qué­bec sor­tait des pres­ses de Mon­tréal.
“ L’ex­pé­rience du lan­ce­ment de ce nou­veau quo­ti­dien à Qué­bec tient du mira­cle, relata par la suite Pierre Péla­deau lors d’une con­fé­rence. Le moins que l’on puisse dire est que la mise en mar­ché n’a pas suivi les règles tra­di­tion­nel­les des autres quo­ti­diens. Tous les spé­cia­lis­tes des com­mu­ni­ca­tions ne nous don­naient pas long­temps à vivre. Le Jour­nal de Qué­bec aura été le seul quo­ti­dien à être imprimé pen­dant des années à 340 kilo­mè­tres de son point de vente. Un édi­to­ria­liste fort connu et fort res­pecté avait pon­ti­fié que le jour­nal tom­be­rait avec les feuilles d’au­tomne, et peut-être même avant. Vous devi­nez sans doute qu’il a ravalé ses paro­les… ”
Au dire même du grand patron de Que­be­cor, il fal­lait être com­plè­te­ment fou pour se lan­cer dans une pareille aven­ture qui n’of­frait pra­ti­que­ment aucune chance de réus­site. Les jour­na­lis­tes effec­tuaient leur tra­vail de col­lecte de nou­vel­les à Qué­bec et expé­diaient le fruit de leur tra­vail par fil de presse à Mon­tréal, ou les nou­vel­les par télé­phone, direc­te­ment à l’im­pri­me­rie. On y des­si­nait alors la maquette avant de l’im­pri­mer sur les pres­ses rota­ti­ves de Mon­tréal. Ensuite, les cho­ses se com­pli­quaient ; une fois le jour­nal imprimé, vers 2 heures du matin, il fal­lait le livrer à Qué­bec.
Il faut ima­gi­ner la scène : 40 000 exem­plai­res à ramas­ser à Montréal et à ache­mi­ner vers Qué­bec pour 7 heures du matin. M. Péla­deau raconta à de nombreuses reprises ces débuts difficiles :
“ Deux cents milles tous les jours pour ren­dre Le Jour­nal de Qué­bec. C’était un con­trat. Et ça, quand les tem­pê­tes n’im­mo­bi­li­saient pas notre camion dans les bancs de neige. Ou quand ce n’était pas un pneu qui cre­vait ou un camion­neur qui avait eu un peu trop besoin de se réchauf­fer avant de par­tir… ”
Mal­gré tout, ils per­sé­vérèrent et Le Jour­nal de Qué­bec devint le plus impor­tant quo­ti­dien de la ville de Qué­bec. “ Que ça fasse plai­sir à Con­rad Black ou pas ”, s’em­pressa de rajou­ter M. Péla­deau.
Aujourd’­hui, Le Jour­nal de Qué­bec est imprimé sur ses pro­pres pres­ses qui ont néces­sité un inves­tis­se­ment de 11 millions et demi de dol­lars en 1989.
Quand il a acheté Dono­hue le 7 juillet 1987, au coût de 356 mil­lions de dol­lars, il avait besoin d’un par­te­naire, car il s’agis­sait d’une très grosse somme d’ar­gent. Il n’avait pas les moyens de l’as­su­mer tout seul. Il a laissé cou­rir la rumeur qu’il cher­chait un asso­cié disposant de liqui­di­tés à inves­tir. André Bis­son, vice-président de la Ban­que de Nouvelle-Écosse au Qué­bec, que M. Péla­deau con­nais­sait bien, lui a télé­phoné un jour pour l’en­tre­te­nir de Robert Max­well. M. Péla­deau n’en avait jamais entendu par­ler, mais il con­nais­sait ses publi­ca­tions dont le Lon­don Mir­ror.
Robert Max­well avait la réputation d’être un “ name drop­per ”. Ses con­ver­sa­tions étaient con­ti­nuel­le­ment truf­fées de noms tels George Bush (père), Mar­ga­ret That­cher, sans oublier quel­ques têtes cou­ron­nées de la monar­chie bri­tan­ni­que. Tous les ban­quiers de la pla­nète, ou pres­que, lui avaient ouvert un compte, ce qu’ils allaient regret­ter amèrement par la suite. En Angle­terre, il était le baron de la presse.
Ce n’est pas tant le per­son­nage ni son car­net d’adres­ses qui sus­ci­tè­rent l’in­té­rêt de Pierre Péla­deau, mais le tirage de 4 000 000 d’exem­plai­res par jour du Lon­don Mir­ror. Comme il s’ap­prê­tait à ache­ter une usine de papier, il allait avoir besoin de bons clients. Son ami de la Ban­que de Nouvelle-Écosse le mit en con­tact avec M. Max­well qui se pré­senta à l’hô­tel Ritz Carl­ton de Mon­tréal, dès le len­de­main.
Entre-temps, Pierre Péla­deau avait recueilli quel­ques ren­sei­gne­ments sur le per­son­nage et sur ses acti­vi­tés. Il apprit que Robert Max­well avait jus­te­ment des pro­blè­mes d’ali­men­ta­tion en papier en Angle­terre en rai­son de la con­cur­rence féroce de Mur­dock, son vis-à-vis dans ce mar­ché.
En arri­vant au rendez-vous fixé dans une suite du Ritz, M. Péla­deau lui pré­senta son “ deal ” de façon expé­di­tive :
“ Mon­sieur Max­well, ma pro­po­si­tion est la sui­vante : 51 % pour Que­be­cor, 49 % pour vous, et je veux 156 millions de dol­lars. That’s it !
M. Max­well réagit avec vigueur à cette pro­po­si­tion tout à fait inac­cep­ta­ble. Il éleva le ton et la dis­cus­sion se prolongea ainsi pendant quel­ques heu­res ; il vou­lait une asso­cia­tion moitié-moitié et n’en démor­dait pas. M. Péla­deau non plus.
“ Ma pro­po­si­tion est 51/49, pas 50/50. Est-ce assez clair ? C’est à pren­dre ou à lais­ser ”, dit Péla­deau. 
Ils discutèrent encore un peu, puis, exas­péré, Pierre Péla­deau se leva et sortit. Ce fut fini. Robert Max­well eut beau lui dire : “ Non, non, reste, on va dis­cu­ter ”, M. Péla­deau était déjà devant l’as­cen­seur. You miss a deal, you get a deal !
Fina­le­ment Robert Max­well courut der­rière M. Péla­deau dans le cor­ri­dor et le ramena dans la suite. Il finit par accep­ter l’of­fre initiale du patron de Que­be­cor, et il investit 156 millions de dol­lars.
Par la suite, Robert Max­well lui télé­pho­na deux fois par jour de Lon­dres. Quel­ques semai­nes plus tard, M. Max­well l’ap­pela en cata­strophe parce que l’usine Dono­hue n’avait plus de pré­si­dent, et que M. Péla­deau avait décidé de nom­mer Charles-Albert Pois­sant. M. Max­well n’était pas d’ac­cord parce qu’à son avis M. Pois­sant ne con­nais­sait rien au papier. Il s’op­po­sait à cette nomi­na­tion, et il s’énerva un peu au télé­phone. M. Péla­deau coupa court à ses hauts cris en lui rap­pe­lant que lui non plus ne con­nais­sait rien au papier lors­qu’il avait accepté d’in­ves­tir son argent dans cette usine. Il lui mit aussi les points sur les “ i ” :
“ En pas­sant, j’ai­me­rais qu’une fois pour tou­tes tu n’ou­blies pas que je pos­sède 51, et toi 49 %. Prends-en bonne note. C’est moi qui suis le patron. Pois­sant sera le pro­chain pré­si­dent de Dono­hue ! ”

* * *

J’ai per­son­nel­le­ment ren­con­tré M. Max­well à trois repri­ses. Le per­son­nage était hors du com­mun. D’une cor­pu­lence impo­sante, intri­guant, pres­que mythi­que, il déga­geait un magné­tisme très intense.
M. Péla­deau s’en­ten­dait bien avec M. Max­well, si ce n’est qu’il dut lui rap­pe­ler, à quel­ques repri­ses, que Que­be­cor était un par­te­naire majo­ri­taire. Il con­si­dé­rait éga­le­ment que M. Max­well était un allié pré­cieux, un pas­se­port lui faci­li­tant un accès assuré au mar­ché mon­dial. M. Max­well était en quel­que sorte une vedette, une attrac­tion en soi, que M. Péla­deau avait accueilli, à quel­ques reprises, à sa rési­dence de Sainte-Adèle et à Mon­tréal. M. Péla­deau aimait frayer avec l’élite et M. Max­well en fai­sait par­tie.
Lors­que que Robert Max­well est mort, en novem­bre 1991 à l’âge de 68 ans, j’ai annoncé la nou­velle à M. Péla­deau. Il était convaincu que son asso­cié dans Dono­hue avait été assas­siné. Pour lui, la thèse du sui­cide n’était abso­lu­ment pas envi­sa­ge­a­ble ; il avait tou­jours perçu M. Max­well comme un bon vivant, un opti­miste, un être cou­ra­geux qui aimait la vie et qui savait en pro­fi­ter. Rap­pe­lons que Robert Max­well avait été porté disparu à la suite d’une sortie en mer sur son yacht, Lady Ghis­laine, dans la région des Aço­res. Son corps fut repê­ché quel­que temps après sa dis­pa­ri­tion. L’en­quête qui sui­vit révéla sa situa­tion finan­cière. À peu près tout le monde s’était laissé duper par Robert Max­well. Les cir­cons­tan­ces entou­rant son décès ne furent jamais élu­ci­dées. Pierre Péla­deau s’en sor­tit bien : comme action­naire majo­ri­taire, il ne per­dit aucun pou­voir et, en plus, il fut en mesure de rache­ter la part de son défunt asso­cié.

* * *

Un autre exem­ple du déta­che­ment que Pierre Péla­deau éprou­vait dans un pro­ces­sus de négo­cia­tion est celui qu’il affi­cha à l’égard du Toronto Sun en juin 1996. Il avait déjà vécu deux échecs dans l’ex­ploi­ta­tion de quo­ti­diens de lan­gue anglaise, mais l’achat du Toronto Sun repo­sait sur des élé­ments com­plè­te­ment dif­fé­rents. Dans les cas du Phi­la­del­phia Jour­nal et du Mont­real Daily News, il fal­lait créer les jour­naux à par­tir de rien.
Ces deux échecs lui avaient prouvé qu’il était pré­fé­ra­ble d’ache­ter une entre­prise déjà opé­ra­tion­nelle, même si elle était en défi­cit, avec des employés, de l’équi­pe­ment, un rou­le­ment et, sur­tout, une liste de clients. Il pou­vait réor­ga­ni­ser les finan­ces et la ges­tion pour la ren­dre rentable. Dans cette perspective, le Toronto Sun était une occa­sion inté­res­sante et, qui plus est, incluait le MacLean Hun­ter, déjà imprimé chez Que­be­cor, ainsi que le maga­zine L’Ac­tua­lité avec lequel il avait eu un dif­fé­rend.
Ted Rogers vou­lait se dépar­tir du Toronto Sun parce qu’il avait besoin de liqui­di­tés pour déve­lop­per d’au­tres sec­teurs. Il cher­chait un ache­teur et un bon prix. Pierre Péla­deau, comme tou­jours, avait fait ses devoirs en vue de cette tran­sac­tion. Avec ses experts en finance, il avait cal­culé le prix maxi­mum qu’il vou­lait payer, compte tenu des coûts de res­truc­tu­ra­tion, soit 12,75 $ l’ac­tion. Dès l’ac­qui­si­tion, il devait abolir environ 500 pos­tes pour mettre en œuvre le plan de relance.
M. Péla­deau vou­lait acqué­rir le Toronto Sun, car cette entre­prise devait lui permettre une per­cée rapide dans le mar­ché cana­dien-anglais, mais il n’était pas seul dans la course. Les employés de l’en­tre­prise onta­rienne avaient éga­le­ment fait une offre s’éle­vant à 16 $ pour pro­té­ger leur emploi et évi­ter les licen­cie­ments pré­co­ni­sés par Que­be­cor.
C’est à ce moment que la jour­na­liste Diane Fran­cis, née à Chicago et vivant à Toronto, entra en scène. Elle publia un arti­cle hai­neux sur Que­be­cor en géné­ral et sur M. Péla­deau en par­ti­cu­lier, dénon­çant l’achat d’une ins­ti­tu­tion comme le Toronto Sun par un French Cana­dian, natio­na­liste de surcroît. Elle qua­li­fia ce pro­jet d’ac­qui­si­tion de tra­gé­die ! Elle lui con­sa­cra aussi la pre­mière page du Finan­cial Post. Elle venait d’ajou­ter un aspect poli­ti­que au geste finan­cier. Il était inac­cep­ta­ble de céder un fleu­ron de l’édi­tion cana­dienne à un Qué­bé­cois.
Cette cam­pa­gne de salis­sage en règle n’était pas sans rap­pe­ler le cas de Robert Cam­peau qui avait voulu, quel­ques années aupa­ra­vant, acqué­rir la majo­rité des actions d’une ban­que de lon­gue tra­di­tion anglaise. Il avait éga­le­ment subi les fou­dres d’op­po­sants féro­ce­ment fran­co­pho­bes. Cam­peau n’était pas Qué­bé­cois, il était né en Onta­rio, mais il était de lan­gue mater­nelle fran­çaise.
À un cer­tain moment, l’as­pect poli­ti­que a net­te­ment pris le des­sus dans le trai­te­ment de cette affaire du Toronto Sun. Pierre Péla­deau était prêt à se bat­tre pour le prin­cipe et aurait pu pré­sen­ter une offre supé­rieure pour mon­trer qu’il pou­vait gagner. Il en avait lar­ge­ment les moyens. En dépit de la pro­vo­ca­tion et malgré la ten­ta­tion, il refusa de dépas­ser le mon­tant maxi­mum qu’il s’était fixé. Il renonça au pro­jet.
Au-delà du prix offert initia­le­ment à Rogers, M. Péla­deau con­si­dé­rait que l’ac­qui­si­tion n’était plus via­ble. L’ave­nir lui donna rai­son, car les employés durent vendre en octo­bre 1998. Curieu­se­ment, ce fut Pierre-Karl Péla­deau qui acheta l’en­tre­prise. Lui aussi dut faire face aux fou­dres de Diane Fran­cis, mais il réus­sit à s’im­po­ser et à rem­por­ter la vic­toire. Il affirma, un peu pour nar­guer Mme Fran­cis après la signa­ture : “ C’est un grand jour pour le Canada. ”
Mais en 1996, ce n’était plus une bonne affaire pour Pierre Péla­deau et il recula. Voilà com­ment réagis­sait M. Péla­deau dans ses deals : aucune émo­tion, aucun atta­che­ment n’influençait son juge­ment. C’était une dif­fé­rence majeure entre lui et Robert Cam­peau, par exem­ple. Ce der­nier connut une des­cente aux enfers en se lais­sant gui­der par l’or­gueil : une déci­sion qu’il paya très cher lors de l’ac­qui­si­tion de Fede­ra­ted Sto­res.
Pierre Péla­deau sut gérer ses ambi­tions selon ses moyens.

* * *

Un autre pro­jet d’ac­qui­si­tion que je vécus aux côtés de Pierre Péla­deau fut celui du réseau de Télé­vi­sion Quatre-Saisons, en avril 1997.
Ce fut Jean-Luc Mon­grain, ani­ma­teur et pro­duc­teur bien connu, qui aborda Pierre Péla­deau pour l’in­té­res­ser à l’achat de Télé­vi­sion Quatre-Saisons. M. Mon­grain vou­lait faire une offre d’achat, mais il n’avait pas tout le finan­ce­ment requis. Il cher­chait un par­te­naire. M. Péla­deau avait déjà refusé d’ache­ter Télé-Métropole parce qu’il avait trouvé le prix trop élevé à l’épo­que. En com­pa­rai­son, le prix demandé pour TQS était une aubaine à ses yeux. Il accepta donc de pren­dre part au pro­ces­sus d’ac­qui­si­tion en com­pa­gnie, au départ, de Jean-Luc Mon­grain, qu’il aimait bien. Mais ce der­nier dut se reti­rer du pro­jet en cours de route. Il avait une entre­prise de pro­duc­tion pri­vée qui le pla­çait dans une situa­tion déli­cate, et il pré­férait demeu­rer pro­duc­teur plu­tôt que de deve­nir pro­prié­taire.
Pierre Péla­deau décida de con­ti­nuer les démar­ches sans M. Mon­grain. Pour la pre­mière fois, il dut con­vain­cre non seu­le­ment le ven­deur de lui céder TQS au prix offert, mais il lui fallut aussi obte­nir la per­mis­sion du Con­seil de la radio­dif­fu­sion et des télé­com­mu­ni­ca­tions cana­dien­nes (CRTC) pour enté­ri­ner cette ac­qui­­si­tion. Ce fut une nou­velle expé­rience pour lui, car il négo­ciait habi­tuel­le­ment avec le sec­teur privé. Il a tou­jours dit qu’il n’ai­mait pas les con­trats gou­ver­ne­men­taux parce qu’il y avait trop de pape­ras­se­rie. De plus, il a tou­jours voulu gar­der ses dis­tan­ces face à la poli­ti­que.
Mais pour réus­sir cette acqui­si­tion, il mit de l’eau dans son vin et, sur­tout, il modéra ses ardeurs et ses décla­ra­tions publi­ques, con­trai­re­ment à ce qu’il avait fait dans le cas du Toronto Sun.
Pierre Péla­deau s’entoura dès le départ de per­son­nes clés pour le con­seiller et l’ap­puyer dans ses démar­ches, dont Fran­klin Delaney. Cet ancien pro­prié­taire de sta­tions de radio, ori­gi­naire des Îles-de-la-Madeleine, avait l’ex­pé­rience des agen­ces gou­ver­ne­men­ta­les en plus d’une solide con­nais­sance de la radio et de la télé­vi­sion. En 1973, lors­que le CRTC avait offert un per­mis pour une seconde sta­tion de télé­vi­sion à Mon­tréal, c’était Dela­ney qui en était devenu le pro­prié­taire.
En 1997, Fran­klin Dela­ney prit la direc­tion du con­sor­tium formé de par­te­nai­res de cali­bre pour com­po­ser le con­sor­tium TQS. Le par­tage des actions était le sui­vant : Que­be­cor 58,5 %, Can­com 19,5 %, Cogeco 20 %, Radio-Nord 1 %, Radio-Saguenay et Télé­vi­sion MBS 0,5 % cha­cun. Le pré­si­dent et chef de la direc­tion de Que­be­cor s’engagea toutefois devant le CRTC à ne pas sié­ger au con­seil d’ad­mi­nis­tra­tion du con­sor­tium.
L’of­fre d’achat fut officiellement accep­tée par Vidéo­tron le 11 avril 1997, jour du 72e anni­ver­saire de nais­sance de Pierre Péla­deau. Le prix payé fut de 24 millions de dol­lars plus une somme du fonds de rou­le­ment éva­luée à 9 millions de dol­lars, pour un total de 34 millions de dol­lars. Le réseau Quatre-Saisons fut un cadeau per­son­nel que s’of­frait Pierre Péla­deau pour se rap­pro­cher encore plus des artis­tes et de la cul­ture. Après son jour­nal, il avait main­te­nant sa télé­vi­sion. Cette acqui­si­tion constitua une sorte de second début et un retour vers ses pas­sions des pre­miers jours. Il voulut par­ti­ci­per aux acti­vi­tés de la sta­tion, mais il se mon­tra tou­te­fois pru­dent. Il sug­géra, notam­ment, l’em­bau­che de Michel Jasmin qu’il qua­li­fiait de “ Larry King ”, ainsi que celle d’Andrée Bou­cher. Le direc­teur de la pro­gram­ma­tion ne fut cepen­dant pas d’ac­cord… La télé­vi­sion n’était pas le domaine de com­pé­tence de M. Péla­deau, et la con­ver­gence avec ses autres médias ne l’ins­pi­rait pas. Il a acheté TQS pour se faire plai­sir tout en cal­cu­lant le ris­que. C’était son cadeau de fête disait-il, mais il fal­lait aussi qu’il soit ren­ta­ble.
Ceux qui, comme moi, ont par­ti­cipé au pro­ces­sus de négo­cia­tion avec M. Péla­deau étaient aussi exci­tés que lui par ce nou­veau défi. Il fal­lait main­te­nant obte­nir l’au­to­ri­sa­tion du CRTC, et ces audien­ces ont été pré­pa­rées avec grand soin. Par mesure de pré­cau­tion, Pierre Péla­deau refusa toute entre­vue avec les médias jus­qu’au moment où le CRTC rendit sa déci­sion, soit le 22 août 1997. L. Yves For­tier, avo­cat et pré­si­dent de la firme Ogilvy, repré­sen­ta Que­be­cor et eut pour défi de prouver qu’il n’exis­te­rait aucun mono­pole de l’in­for­ma­tion, même si Que­be­cor était éga­le­ment pro­prié­taire de jour­naux à Qué­bec et à Mon­tréal. Me For­tier est le plus grand plai­deur que j’ai eu le plai­sir de regar­der tra­vailler. Un véri­ta­ble vir­tuose. Le con­sor­tium nomma P. Wil­brod Gau­thier à titre de pré­si­dent du con­seil et Fran­klin Dela­ney à titre de président-directeur géné­ral de l’en­tre­prise.
TQS fut la der­nière acqui­si­tion de Pierre Péla­deau avant sa mort.

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L’in­té­rêt de Pierre Péla­deau pour les médias élec­tro­ni­ques ne se tour­nait pas uni­que­ment vers la télé­vi­sion. Quel­que temps aupa­ravant, en septembre 1995, Jean-Pierre Coal­lier, ani­ma­teur bien connu et homme d’affaires, avait aussi abordé Pierre Péla­deau pour invi­ter Que­be­cor à deve­nir par­te­naire dans son pro­jet de créer, à Mon­tréal, une sta­tion radio­pho­ni­que dif­fu­sant uni­que­ment de la musi­que clas­si­que.
“ Mon­sieur P. ” et ce genre de sta­tion allaient natu­rel­le­ment de pair. L’Or­ches­tre métro­po­li­tain et le Pavillon des Arts auraient aussi pu pro­fi­ter direc­te­ment des retom­bées. Je pilo­tais le dos­sier du côté de Que­be­cor et j’ai bien tenté de con­vain­cre Pierre Péla­deau. Mais il fal­lait bâtir l’en­tre­prise à par­tir de rien. M. Péla­deau aurait pré­féré une sta­tion de musi­que clas­si­que déjà exis­tante. C’est avec regret et avec une cer­taine tri­stesse que j’ai dû décli­ner cette offre, au nom de mon patron. M. Péla­deau trou­vait que le ren­de­ment était étalé à trop long terme selon ses cri­tè­res, mais il aimait le pro­jet. Encore une fois, il lais­sait ses émo­tions de côté, pour pren­dre une déci­sion réfléchie.
Dans ce cas-ci, Pierre Péla­deau s’est tou­te­fois trompé. Jean-Pierre Coal­lier a inau­guré sa sta­tion le 25 juin 1998, et le suc­cès a été immé­diat. La sta­tion CJPX-FM dif­fuse prin­ci­pa­le­ment de l’île Sainte-Hélène à Mon­tréal, mais dis­pose d’un deuxième stu­dio ins­tallé à la Place des Arts. Selon les son­da­ges de décem­bre 2002, la sta­tion compte plus de 468 000 audi­teurs et dif­fuse 24 heu­res sur 24. Même Pierre-Karl Péla­deau dit écou­ter cette sta­tion…

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Pierre Péla­deau fut un entre­pre­neur dans l’âme et il le resta jus­qu’à sa mort. Si ses pro­jets pou­vaient être de grande enver­gure, cer­tains étaient de la taille d’une PME. Il s’y appli­quait ce­pen­dant avec la même ardeur, qu’ils soient petits ou grands.
En octobre 1994, je vécus avec M. Péla­deau la créa­tion d’un jour­nal, lit­té­ra­le­ment à par­tir du coin de son bureau.
Il avait tou­jours con­si­déré Rémi Mar­coux comme une sorte de con­cur­rent, sur­tout que ce der­nier avait fait ses clas­ses chez Que­be­cor. M. Péla­deau avait décidé de lan­cer un jour­nal pour s’at­ta­quer de front au jour­nal Les Affai­res. Pour y arri­ver, il a redonné vie à une ancienne publi­ca­tion qui ne paraît plus depuis quel­que temps.
La publi­ca­tion Par­lons affai­res fut con­çue sous forme d’en­cart et dis­tri­buée dans le réseau des heb­do­ma­dai­res de la région des Lau­ren­ti­des. Ce jour­nal pré­sen­tait des repor­tages sur des entre­prises loca­les selon la méthode des publi­re­por­tages. M. Péla­deau vou­lut chan­ger légè­re­ment la for­mule : les arti­cles seraient payés par les four­nis­seurs de l’en­tre­prise, et non par l’en­tre­prise elle-même. Ainsi, lors­que l’on fai­sait un repor­tage sur Bom­bar­dier, on deman­dait à cette entre­prise de four­nir une liste des four­nis­seurs aux­quels on ven­dait des annon­ces. For­mule sim­ple, mais qui se révé­la drô­le­ment effi­cace.
M. Péla­deau aimait bien l’idée de son nou­veau pro­jet. Il con­si­dé­rait qu’il posait ainsi un geste con­cret pour pro­mou­voir l’en­tre­pre­neurs­hip régio­nal.
Il entre­prit donc de publier un for­mat de 32 pages sur papier jour­nal. Il ne vou­lait pas trop dépen­ser pour ce pro­jet et il envi­sa­geait de le gérer pru­dem­ment à par­tir de son bureau. Pour les pre­miè­res édi­tions, il décida lui-même des titres des repor­tages et il m’avait demandé, très gen­ti­ment, d’écrire des arti­cles dans mes temps libres. Ce n’était rien de bien com­pli­qué, et il était tel­le­ment con­tent de “ se faire la main ” sur sa nou­velle inven­tion que j’y ai par­ti­cipé de bon cœur. Diane Bou­gie, ancienne direc­trice aux heb­do­ma­dai­res, s’oc­cu­pait quant à elle de recru­ter les clients.
Il avait aussi demandé la col­la­bo­ra­tion ponc­tuelle de quel­ques secré­tai­res. On aurait dit qu’il ne pou­vait jamais résis­ter à la ten­ta­tion de tes­ter ses capa­ci­tés, de voir s’il allait encore réussir.
Il fal­lait me voir rece­voir les annon­ceurs dans mon bureau, les écou­ter, pren­dre leur maté­riel publi­ci­taire et les redi­ri­ger rapi­de­ment vers la sor­tie, car je n’avais que deux minu­tes à leur con­sa­crer. Entre deux coups de fil et l’ac­com­plis­se­ment de mes tâches quo­ti­dien­nes, j’es­sayais de ras­sem­bler des arti­cles à par­tir des dépliants d’en­tre­pri­ses que me remet­taient les annon­ceurs que Diane Bou­gie avait réussi à con­vain­cre. M. Péla­deau venait à mon bureau, tout heu­reux, et il écri­vait les titres avec un crayon rouge entre deux rendez-vous. Par­lons affai­res était ensuite dis­tri­bué gra­tui­te­ment dans la région des Lau­ren­ti­des et de Laval. La seule dépense était le papier. Les locaux ne coûtaient pas cher ; il se ser­vait du coin de son bureau et du coin du mien. S’il avait affirmé que Le Jour­nal de Mon­tréal avait été fait à par­tir d’une table de cui­sine, son Par­lons affai­res était une affaire de coins de bureaux.
Nous avions l’air d’un groupe d’étu­diants s’adon­nant à une acti­vité paras­co­laire entre les cours. Je pre­nais l’ex­pé­rience avec un grain de sel et je me dis­ais que Par­lons affai­res s’étein­drait tout seul au bout de quel­ques mois, et, qu’en­fin, je pour­rais con­sa­crer tout mon temps à mes tâches habituelles.
C’était bien mal con­naî­tre Pierre Péla­deau. J’ai vrai­ment pu voir à l’œuvre cet artiste du monde des affai­res avec cette fan­tai­sie du Par­lons affai­res. Évi­dem­ment, il n’avait pas à sou­te­nir les dépen­ses d’ex­ploi­ta­tion ordi­nai­res, mais les ven­tes don­naient des résul­tats éton­nants. Après le troi­sième numéro, les ambi­tions de M. Péla­deau ne ralen­tissaient pas ; au con­traire, il décida d’em­bau­cher un pre­mier ven­deur pour la publi­cité. Marc Saint-Louis, jeune avo­cat, fils du juge Saint-Louis, et frère jumeau de Mar­tine, fut l’heu­reux élu et le pre­mier ven­deur offi­ciel en titre de Par­lons affai­res.
M. Péla­deau n’avait jamais besoin d’al­ler très loin lors­qu’il avait besoin de personnes-ressources ; il se trou­vait tou­jours quel­qu’un qui con­nais­sait quel­qu’un dans son entou­rage.
“ Mon­sieur P. ” con­ti­nua d’écrire les titres et, de mon côté, en plus d’abou­ter le con­tenu des arti­cles, je fus promu édi­to­ria­liste !
Le jour­nal se vendait de mieux en mieux Au sixième mois, les ven­tes avaient atteint une telle stabilité que nous pou­vions dès lors embau­cher un jour­na­liste à la pige, ainsi qu’un deuxième ven­deur. Quant à moi, je demeu­rais l’édi­to­ria­liste et le jour­na­liste de rem­pla­ce­ment.
Gra­duel­le­ment, le per­son­nel habituel du 11e étage du 612 de la rue Saint-Jacques a vu les bureaux enva­his par des gens jus­qu’a­lors incon­nus qui venaient tra­vailler pour cette publi­ca­tion inusi­tée qu’é­tait Par­lons affai­res. Per­sonne n’en croyait ses yeux. Ce petit pro­jet, parti de rien, était devenu un employeur de plus en plus impor­tant. M. Péla­deau rece­vait régu­liè­re­ment des coups de fil d’amis qui lui envoyaient des can­di­dats qui se cher­chaient du tra­vail, et qui s’in­té­res­saient à Que­be­cor.
Il les envoyait à Par­lons affai­res et en fai­sait des ven­deurs. Il était infa­ti­ga­ble. Il citait très sou­vent l’adage : “ Si tu veux aider quel­qu’un qui a faim, ne lui donne pas un pois­son, apprends-lui plu­tôt à pêcher ! ”
Non seu­le­ment son ambi­tion gran­dis­sait en voyant fruc­ti­fier son passe-temps, mais en plus il nous com­mu­ni­quait son enthou­siasme. À un point tel que les employés de Par­lons affai­res sont deve­nus si nom­breux qu’il fallut les loger dans un espace amé­nagé dans un autre édi­fice situé au 801 de la rue Sher­brooke.
Vous l’au­rez deviné, l’ob­jec­tif était main­te­nant que le pro­jet vole de ses pro­pres ailes. Il fal­lait que Par­lons affai­res absorbe tous ses frais d’ex­ploi­ta­tion.
La plu­part des ven­deurs embau­chés ne con­nais­saient rien à la vente. Ils venaient de sec­teurs com­plè­te­ment différents ou étaient diplô­més dans un autre domaine. Pierre Péla­deau les enca­drait et leur incul­quait son savoir. Il les payait à commission. En appli­quant les leçons de M. Péla­deau, cer­tains ont récolté plus de 60 000 $ par année.
L’équipe de repré­sen­tants publi­ci­tai­res dirigée par Diane Bougie a vu défi­ler des gens très dyna­mi­ques. Je me sou­viens de quel­ques noms : Rita For­tin, Daniel Blan­chette, frère de Manon Blan­chette, Mar­tin Leduc, Carole Leblanc qui est aujourd’­hui direc­trice chez Auto Clas­sic de Laval (Mer­ce­des), Ginette Brault, Richard Marcil, Marie-Chantale Dion et un jeune homme que M. Péla­deau aimait beau­coup et qui avait grandi près de chez lui à Sainte-Adèle, Sté­phane Mas­treo Polo.
Par­lons affai­res était devenu une petite PME au sein d’un empire.
À la mort de Pierre Péla­deau, dans la fou­lée de la res­truc­tu­ra­tion qui s’en­sui­vit, Par­lons affai­res devait mal­heu­reu­se­ment dis­pa­raî­tre. Le grand men­tor n’était plus là pour veiller sur sa créa­tion.
Mais ceux qui sont passés par l’école de Par­lons affai­res ont bien tiré parti de l’ex­pé­rience. L’un de ceux-là, Sté­phane Maes­tro, a décidé de relan­cer le jour­nal aban­donné par Que­be­cor et il a créé son men­suel, La Réus­site, ins­piré de la for­mule de Pierre Péla­deau.
La Réus­site a débuté ses acti­vi­tés à l’été de 1998 et est publié men­suel­le­ment depuis. Il est dis­tri­bué à Mon­tréal et à Qué­bec, et tire à plus de 35 000 exem­plai­res. On peut l’ob­te­nir en kios­que ou par abon­ne­ment. Comme une bonne habi­tude ne se perd pas faci­le­ment, j’en signe, depuis les débuts, à la page qua­tre, la chro­ni­que des bon­nes nou­vel­les et des acti­vi­tés mon­dai­nes se dérou­lant à Mon­tréal.


       






 


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CHAPITRE 8

Pierre Péla­deau et ses fem­mes

Il est pra­ti­que­ment incon­tour­na­ble, pour arriver à tra­cer un por­trait intime de Pierre Péla­deau, de par­ler des rela­tions qu’il entre­te­nait avec les fem­mes. Il s’agit, bien évi­dem­ment, d’un sujet déli­cat parce qu’il tou­che de plus près la vie pri­vée de mon ancien patron. Sa vie amou­reuse fai­sait par­tie de la zone d’au­to­pro­tec­tion que j’avais déter­mi­née dès le départ et que j’évi­tais de fran­chir. C’était une ques­tion d’échange de bons pro­cé­dés entre patron et adjoint. Mais il fal­lait être aveu­gle pour ne pas voir qu’il avait une vie amou­reuse bien rem­plie.
À l’oc­ca­sion d’un petit déjeu­ner que je pre­nais en sa com­pa­gnie, chez lui à Sainte-Adèle, il s’était laissé aller à me par­ler de sa vision de l’amour.
Il croyait qu’il était impos­si­ble de pas­ser sa vie avec une seule et uni­que per­sonne.
Il avait com­mencé par me dire : “ Tu as cer­tai­nes cho­ses à don­ner à l’au­tre, mais tu dois en rece­voir aussi. Lors­que tu n’as plus rien à don­ner ou que tu ne reçois plus rien, il devient inutile de pour­sui­vre la rela­tion. ”
Il dis­ait que deux êtres qui s’ai­ment doi­vent inévi­ta­ble­ment échan­ger des quan­ti­tés éga­les d’amour.
“ Tant que ton con­joint te donne ce dont tu as besoin et qu’en retour tu don­nes à l’au­tre ce dont il a besoin, on est amou­reux. Autre­ment, c’est fini. C’est mieux d’al­ler voir ailleurs, parce qu’il y en a un des deux qui sera mal­heu­reux. ”
Il était per­suadé que les cou­ples qui sont ensem­ble depuis long­temps ne s’ai­ment plus d’amour. Pour lui, l’amour était comme un feu qui finit par s’étein­dre, un sen­ti­ment qui se con­sume. Il faut alors aller vers quel­qu’un d’au­tre qui ravive la flamme, jus­qu’à la pro­chaine fois.
Pierre Péla­deau a connu beau­coup de fem­mes dans sa vie, et d’après ce que j’ai pu cons­ta­ter, il avait une admi­ra­tion pour les fem­mes en géné­ral. Sa vision de la femme était uni­ver­selle. On dit que cha­que être humain a tou­jours un peu du sexe opposé en lui. Il est cer­tain que Pierre pos­sé­dait un côté fémi­nin, ne serait-ce que pour son ins­tinct, son goût pour le raf­fi­ne­ment et la beauté.
M. Péla­deau était très pos­ses­sif envers ses fem­mes. Il y avait tou­jours beau­coup de fem­mes autour de lui. Il ne pou­vait vivre sans une pré­sence fémi­nine.
Parmi le per­son­nel de Que­be­cor, M. Péla­deau réus­sis­sait plus faci­le­ment à éta­blir une rela­tion ami­cale avec une femme qu’a­vec un homme. Je dirais que les rela­tions qu’il entre­te­nait avec cer­tains cadres de sexe fémi­nin tenaient pres­que de la rela­tion père-fille. Il deve­nait ami avec elles, et c’était comme si elles deve­naient ses filles. La com­pa­gnie des fem­mes le met­tait à l’aise. À l’op­posé, il ­te­nait géné­ra­le­ment à dis­tance les hom­mes. Il mon­trait une sorte de pudeur au cha­pi­tre des sen­ti­ments. Il pou­vait entre­te­nir des rela­tions d’af­faires très inten­ses avec des hom­mes, mais elles n’étaient jamais tein­tées de l’in­ti­mité qu’il aurait par­ta­gée avec les fem­mes pour les mêmes dos­siers. Il gar­dait ses rap­ports avec les hom­mes, ses cadres par exem­ple, sur un plan plus pro­fes­sion­nel que per­son­nel. Ils tra­vaillaient ensem­ble, rem­por­taient des suc­cès dans leur spé­cia­lité res­pec­tive, mais il était très rare qu’il soit vrai­ment intime avec eux. Par con­tre, il pou­vait faci­le­ment ouvrir son âme à son per­son­nel fémi­nin.
Con­trai­re­ment à ce que l’on a véhi­culé à son sujet, il ne con­si­dé­rait pas la femme comme un objet. Il la voyait plu­tôt comme une force de la nature et une richesse dans l’uni­vers. La sexua­lité de Pierre Péla­deau n’était pas ani­male, elle était intel­lec­tuelle. Il cher­chait tou­jours une forme de spi­ri­tua­lité dans ses rela­tions amou­reu­ses.
M. Péla­deau avait sa pro­pre phi­lo­so­phie en ce qui con­cerne le genre de rela­tion qu’il entre­te­nait avec les fem­mes. Il croyait qu’il cher­chait sa mère Elmire chez tou­tes les fem­mes. Il en par­lait très sou­vent. Elmire avait une forte per­son­na­lité et elle était auto­ri­taire. Comme il était le cadet de la famille, il a grandi pres­que seul avec elle. Ses frè­res et sœurs aînés ont quitté la mai­son alors qu’il était encore très jeune. Elmire s’est con­sa­crée à son fils Pierre, mais elle était froide et peu démons­tra­tive selon les dires de M. Péla­deau. Il racon­tait qu’elle ne l’avait jamais pris dans ses bras ni embrassé, sauf cinq fois sur le front, et il les avait comp­tées. Il avait man­qué d’af­fec­tion mater­nelle, tou­jours selon lui. Mais, au début du siè­cle, ce n’était pas non plus très cou­rant dans une famille bour­geoise de mon­trer ouver­te­ment de l’af­fec­tion pour les enfants. Les rela­tions parents-enfants étaient très aus­tè­res. La plu­part du temps, les enfants étaient plus près de leur nour­rice ou de leur tuteur que de leurs parents. On pen­sait que les enfants allaient ainsi développer une plus grande force de carac­tère.
Comme Henri, le père, était déjà ruiné à la nais­sance de Pierre, la famille Péla­deau n’avait plus de bon­nes, de chauf­feurs ni de major­do­mes. L’édu­ca­tion bour­geoise était cepen­dant bien pré­sente. Lors­que son père mou­rut, Pierre n’avait que 10 ans. Elmire hérita seule de la charge de la famille et de l’édu­ca­tion de ses sept enfants. Elle sor­tait peu, mais elle était très cul­ti­vée. Elle aimait jouer aux car­tes avec ses amies, à con­di­tion de gagner. M. Péla­deau racon­tait dans ses dis­cours, car il aimait la citer, que la mise de leurs parties de car­tes ne dépas­sait pas les 10 cents. Mais si elle per­dait, elle pou­vait être de mau­vaise humeur toute la semaine, jus­qu’à la par­tie sui­vante où elle comp­tait bien se rat­tra­per. Elle était indé­pen­dante pour son épo­que ; elle fumait, pre­nait reli­gieu­se­ment son petit verre de gin quo­ti­dien et ado­rait le cho­co­lat.
Elmire était une ancienne maî­tresse d’école. Elle avait l’ha­bi­tude de taper sur son pupi­tre pour se faire écou­ter. Elle n’ac­cep­tait pas qu’on la con­tre­dise. Elle était très sévère ; au point de trau­ma­ti­ser le jeune Pierre. Il l’a long­temps détes­tée. Elle ne pliait jamais. Orgueilleuse, elle n’ac­cep­tait pas la défaite ; elle jouait pour gagner. Pierre Péla­deau en a fait sa devise.
À l’âge adulte, alors qu’il débutait en affai­res et réus­sis­sait plu­tôt bien, sa mère l’ido­lâ­trait. Elle s’in­té­res­sait à tout ce qu’il entre­pre­nait et lui don­nait des con­seils. Elmire a tou­jours repro­ché à son mari de ne pas l’avoir écou­tée lors­que ce der­nier s’est lancé dans un pro­jet qui allait le rui­ner en quel­ques années. Même après son mariage, M. Péla­deau ren­dait visite à sa mère tous les soirs, ce qui était très rare chez les hom­mes des années 1950. M. Péla­deau a sou­vent répété qu’à main­tes repri­ses, lors­qu’il était dans l’in­cer­ti­tude ou qu’il était dés­em­paré, il allait voir Elmire.
En entre­vue, un jour­na­liste lui avait demandé si sa mère était la femme qu’il avait aimée le plus dans sa vie, et il avait répondu :
“ Sans aucun doute. Et c’est pour­quoi j’ai tou­jours eu beau­coup de dif­fi­culté à répon­dre à l’amour. J’ai cher­ché ma mère très long­temps, pour ne pas dire que je la cher­che encore ! Enfin, je la cherche un peu moins, mais je ne l’ai jamais trou­vée. Ma mère était vrai­ment extraor­di­naire. Je m’as­soyais devant elle et elle m’ad­mi­rait. Je le voyais dans ses yeux, et j’ado­rais ça ! J’au­rais pu lui dire n’im­porte quoi, elle m’au­rait cru ! ”
De là, peut-on dire que la nature de ses rela­tions avec les fem­mes s’est fon­dée sur celle qu’il entre­te­nait avec Elmire ? Il l’avan­çait lui-même. Il ne s’est jamais caché non plus de l’ad­mi­ra­tion sans bor­nes qu’il lui vouait. Il con­fiait éga­le­ment que la seule fois de sa vie où il pleura, ce fut à la mort de sa mère.
Il recher­chait la femme idéale. Sa déci­sion d’épouser Raymonde Chopin, sa première femme, fut prise rapidement. Il con­nais­sait très bien son père qui lui avait par ailleurs prêté l’ar­gent pour ache­ter sa pre­mière impri­me­rie avec Paul Desor­miers et Jean-Jacques Mer­cier, deux autres par­te­nai­res. M. Cho­pin décida d’al­ler vivre en Europe, mais il était inquiet à l’idée de lais­ser sa fille seule.
Pierre Péla­deau s’en­ten­dait bien avec Ray­monde Cho­pin. Pour ras­su­rer M. Chopin, Pierre proposa à Raymonde, à trois jours d’avis, de l’épouser la veille du départ de son père. Elle accepta sa demande. Le matin de la céré­mo­nie, M. Péla­deau se ren­dit à l’im­pri­me­rie et se plon­gea dans le tra­vail. Il en oublia le temps qui filait. Le prê­tre qui bénis­sait l’union lui télé­phona et l’en­guir­landa. Pierre Péladeau fonça en direc­tion de l’église et arriva avec 45 minu­tes de retard. Mme ­Cho­pin lui en vou­lut long­temps. Plu­sieurs années plus tard, M. Péla­deau apprit que son père aussi était arrivé 45 minu­tes en retard à son mariage. De la façon dont Pierre Péladeau nous a décrit le caractère de sa mère, on peut supposer qu’il dut y avoir quelques étincelles.
Dans l’une de ses entre­vues, Pierre Péla­deau con­fia qu’il n’était pas vrai­ment amou­reux de sa pre­mière femme. Il se sen­tait bien avec elle, mais à cette épo­que il n’avait qu’une chose en tête : faire de l’ar­gent, beau­coup d’ar­gent. Le mariage était secon­daire. Mme Cho­pin, elle, l’ai­mait. Elle a tou­jours eu beau­coup d’af­fec­tion pour lui. Elle voyait un peu de son père en lui. M. Cho­pin était méde­cin à l’hô­pi­tal Sainte-Justine. Il avait un horaire de tra­vail sta­ble ; tous les soirs, il était à la mai­son à 5 heu­res. Elle a cru que la vie avec son nou­vel époux serait identique. Mal­heu­reu­se­ment, Pierre Péla­deau était com­plè­te­ment absorbé par son tra­vail. Il par­tait très tôt le matin et ne ren­trait que très tard le soir… lors­qu’il ren­trait. C’était l’épo­que où il con­som­mait de plus en plus d’al­cool. Il per­dait la notion du temps et de la réalité. Il lui arri­vait sou­vent de rester coucher au bureau dans le but de terminer un travail.
Lors­qu’il a cessé de boire, en 1974, il a com­pris com­bien Mme Cho­pin avait dû être mal­heu­reuse et se sentir seule. Elle est tom­bée malade au début des années 1960, atteinte d’un glau­come. Les méde­cins ne trou­vèrent aucun trai­te­ment pour la gué­rir ni même la sou­la­ger.
Crou­lant tou­jours sous le poids du tra­vail, Pierre Péla­deau décida de faire trai­ter son épouse dans l’une des meilleu­res cli­niques du monde, en Suisse. Il était con­vaincu qu’elle y rece­vrait des soins adé­quats et qu’elle y serait mieux trai­tée. Elle suc­comba à l’âge de 47 ans, en l’ab­sence des siens.
Ce fut un déchi­re­ment pro­fond qui mar­qua M. Péla­deau le reste de sa vie.
Il répondit une fois à un jour­na­liste : “ Je regrette beau­coup de cho­ses. Il y a des cho­ses dans la vie que je ne refe­rais pas : l’al­cool en pre­mier, avec tout ce que ça impli­que. ”
Dans les années qui suivirent la dis­pa­ri­tion de sa pre­mière épouse, Pierre Péla­deau ne chan­gea pas ses habi­tu­des de tra­vail, mais il devint sobre. Il ne reprit plus une goutte d’al­cool jus­qu’à la fin de sa vie.

* * *

Dans la vie de Pierre Péla­deau, il y eut qua­tre caté­go­ries de fem­mes : ses “ femmes-sœurs ” ; ses “ femmes-filles ”, ses “ femmes-amoureuses ” et ses “ fem­mes ex-amoureuses ”.
Les “ femmes-sœurs ” étaient pour ainsi dire de véri­ta­bles sœurs pour lui. Il n’y avait aucun volet sexuel ou amou­reux dans leur rela­tion. Il éprou­vait un grand res­pect pour elles et beau­coup d’af­fec­tion. Il se con­fiait à elles sur tous les sujets, per­son­nels ou pro­fes­sion­nels. Il avait avec elles une excep­tion­nelle com­pli­cité. Ils ne se ren­con­traient qu’en privé, rare­ment au bureau.
Je peux en nom­mer quelques-unes que j’ai con­nues comme Gisèle Ducap, voi­sine qu’il aimait énor­mé­ment. Lors­qu’il était souf­frant, elle lui appor­tait des sou­pes. Il lui a con­fié la direc­tion du Pavillon des Arts de Sainte-Adèle dès l’ouver­ture et durant plu­sieurs années ensuite.
Solange Har­vey, chro­ni­queuse au Jour­nal de Mon­tréal, main­te­nant à la retraite, était une autre de ces pré­cieu­ses amies. Ils se con­nais­saient depuis long­temps. Il l’avait rencontrée lorsqu’elle tra­ver­sait une période dif­fi­cile et ils s’étaient entrai­dés. Ce qui avait com­mencé par un sim­ple voi­si­nage s’est trans­formé en grande ami­tié. Ils échan­geaient à pro­pos des rela­tions homme-femme. Mme Har­vey, qui a tenu pen­dant des années un cour­rier du cœur sur le sujet, pou­vait don­ner de judi­cieux con­seils à son ami. M. Péla­deau n’était pas tou­jours d’ac­cord avec elle, mais une fois le débat clos, ils redeve­naient de bons amis.
Pierre Péla­deau croyait à l’as­tro­lo­gie et aux scien­ces éso­té­riques en géné­ral. Il s’était ainsi lié d’amitié avec quel­ques astro­logues dont Jac­que­line Aubry et Andrée d’Amour. Il les appe­lait régu­liè­re­ment pour leur deman­der si c’était une jour­née pro­pice ou non pour les déci­sions impor­tan­tes. Il était très super­sti­tieux. Pour lui, le chif­fre 13 était signe de chance. Il avait éta­bli son bureau au 13e étage, et les ven­dre­dis 13 étaient des jours favorables.
Il y avait aussi Jac­que­line Vézina que Pierre Péla­deau aimait bien et avec laquelle il échan­geait des con­fi­den­ces. Mme Vézina avait connu M. Péla­deau à ses débuts en affai­res, et leur ami­tié s’est pour­sui­vie jusqu’à la mort de ce dernier.
Dans le deuxième groupe, il y avait les fem­mes qu’il con­si­dé­rait comme ses “ femmes-filles ”, géné­ra­le­ment des employées à son ser­vice. Il se com­por­tait avec elles comme s’il vou­lait les pro­té­ger de la vie ; il s’in­quié­tait pour elles, il vou­lait leur bien, être leur men­tor. Avec celles-ci éga­le­ment, il n’y avait aucun volet sexuel ou amou­reux. C’était plu­tôt comme s’il vou­lait les pren­dre sous son aile pour leur appren­dre à voler. Sou­vent, ces fem­mes fai­saient par­tie de son per­son­nel cadre. Quelques-unes tra­vaillaient dans d’au­tres entre­pri­ses. Il pre­nait à cœur leur réus­site. Leur âge res­pec­tif variait entre 25 et 50 ans. Il les voyait comme des entre­pre­neu­ses et les pous­sait tou­jours vers le som­met. Mar­tine Saint-Louis est très cer­tai­ne­ment la “ femme-fille ” en qui il avait le plus con­fiance.
Il accor­dait par­fois d’im­por­tan­tes res­pon­sa­bi­li­tés à ses “ femmes-filles ” dans l’en­tre­prise. Pour don­ner un exem­ple de l’at­ta­che­ment qui pou­vait se nouer entre elles et lui, Antoi­nette Noviello, jeune avo­cate et adjointe du per­son­nel juri­di­que de Que­be­cor, apporta une rose sur son bureau, tous les jours, du 2 au 24 décem­bre 1997.
Dans un autre groupe, bien à part, Pierre Péla­deau gar­dait jalou­se­ment ses “ femmes-amoureuses ”. Il entre­te­nait simul­ta­né­ment plu­sieurs liai­sons, car l’amour n’exis­tait pas selon sa phi­lo­so­phie. Il exis­tait des “ moments d’amour ”.
Il était beau­coup sol­li­cité et il choi­sis­sait les fem­mes avec les­quel­les il vou­lait par­ta­ger un peu de sa vie. Assez étran­ge­ment, même si cha­cune d’el­les savait qu’elle n’avait pas l’ex­clu­si­vité, aucune n’au­rait cédé sa place.
Inévi­ta­ble­ment, le per­son­nel immé­diat était au cou­rant de ses dif­fé­ren­tes liai­sons. Les fem­mes venaient rejoin­dre le grand patron au bureau, ou encore elles l’ac­com­pa­gnaient à des con­certs ou à des évé­ne­ments spé­ciaux. Avec le temps, nous avons fini par les con­naî­tre tou­tes, mais nous essayions tou­jours d’être très dis­crets.
Il pou­vait entre­te­nir une rela­tion intime avec sept fem­mes simul­ta­né­ment, fré­quen­tant cha­cune selon les évé­ne­ments ou selon son humeur. Cha­cune des “ femmes-amoureuses ” avait une per­son­na­lité dif­fé­rente et il les aimait pour ce qui les dif­fé­ren­ciait. Ces liai­sons n’étaient pas éphé­mè­res ; cer­tai­nes ont duré tout au long des sept années que j’ai pas­sées à son ser­vice.
Il y avait une con­ti­nuité dans son réseau d’amou­reu­ses. Lors­que l’une d’en­tre elles le quit­tait ou qu’il se las­sait, il en trou­vait une autre pour pren­dre la place. Ce n’était pas de la com­pé­ti­tion. Les liens s’éta­blis­saient natu­rel­le­ment après une ren­con­tre. Si la dame lui plai­sait et s’ils s’en­ten­daient bien, ils se revoyaient, et elle fai­sait alors par­tie de son réseau. Par con­tre, s’il reve­nait déçu d’une sor­tie, elle n’en­ten­dait plus par­ler de lui.
Lors­qu’une de ses con­quê­tes vou­lait met­tre un terme à leur liai­son et qu’il n’était pas d’ac­cord, il s’ac­cro­chait, exer­çant ses dons de séduc­teur. Par­fois, la “ femme-amoureuse ” cédait et la rela­tion repre­nait pour un autre bout de che­min.
Lors­qu’il était en com­pa­gnie d’une “ femme-amoureuse ”, il n’était qu’a­vec elle, lui con­sa­crant tout son temps, lais­sant de côté les affai­res et les pré­oc­cu­pa­tions. Elle deve­nait le cen­tre de l’uni­vers pour le temps de leur ren­con­tre. Le len­de­main, il retour­nait à son tra­vail ou à une autre femme.
La plu­part du temps, ils se reti­raient dans l’in­ti­mité de sa mai­son à Sainte-Adèle, mais il n’hé­si­tait pas à s’af­fi­cher publi­que­ment avec les fem­mes qu’il aimait. Par­fois, il pous­sait l’au­dace jus­qu’à invi­ter deux d’en­tre elles à la même récep­tion, et à les pré­sen­ter l’une à l’au­tre, sans les iden­ti­fier comme ses amou­reu­ses. Mais elles n’étaient pas dupes. Cette audace donna lieu à quel­ques flam­mè­ches. Le len­de­main, il essayait de répa­rer les dégâts.
Était-il actif sexuel­le­ment avec tou­tes ? Elles seu­les pour­raient vous répon­dre. En bon mâle chau­vin, il pré­ten­dait qu’il était d’une forte cons­ti­tu­tion sexuelle. On peut pré­su­mer qu’à un âge avancé, même s’il con­serva son pou­voir de séduc­tion jus­qu’à la fin, il était plus calme sur le plan phy­si­que, mais, en toute fran­chise, je ne con­nais pas la réponse.
Pierre Péla­deau dis­ait sou­vent :
“ Un homme beau, comme une belle femme, est par­fois pares­seux, alors qu’un homme moins gâté par la nature va tra­vailler deux fois plus fort pour séduire une femme. La beauté phy­si­que n’est pas le cri­tère prin­ci­pal pour plaire aux fem­mes. ”
M. Péla­deau n’était d’ailleurs pas attiré par la beauté plas­ti­que chez une femme, mais par son charme, sa classe et son intel­li­gence. Il racon­tait l’his­toire d’un de ses amis du même âge que lui, qui sor­tait avec une jeune fille, une top modèle.
Il lui avait lancé au cours d’une con­ver­sa­tion : “ Tu sais bien qu’elle est avec toi pour ton argent. ”
Son ami lui avait alors répondu tout aussi spon­ta­né­ment :
“ Bien, elle est peut-être avec moi pour mon argent, mais j’ai ce que je veux aussi de cette rela­tion : sa jeu­nesse, sa per­sonne, sa viva­cité. Je dépense de l’ar­gent avec elle, mais elle me donne sa pré­sence et son affec­tion. Qu’y a-t-il de mal à ça ? Nous en pro­fi­tons tous les deux. ”
On a sou­vent dit que si M. Péla­deau n’avait pas été riche, il n’y aurait jamais eu autant de fem­mes atti­rées par lui. Per­son­nel­le­ment, je crois que Pierre Péla­deau était avant tout un séduc­teur. Il savait plaire, riche ou pas. Si une femme le cour­ti­sait pour son argent ou pour obte­nir des cadeaux et des faveurs, elle était rapi­de­ment déçue. Il s’en aper­ce­vait tout de suite et il était plu­tôt par­ci­mo­nieux avec les cadeaux luxueux. Mais il ne négli­geait en rien la qua­lité du temps qu’il pas­sait avec une amou­reuse.
J’ai connu la plu­part des “ femmes-amoureuses ” de Pierre Péla­deau et elles étaient en géné­ral des fem­mes for­mi­da­bles. Pour res­pec­ter la vie pri­vée de ces fem­mes, je ne men­tion­ne­rai aucun nom.
Parmi les “ femmes-amoureuses ”, il y eut deux sœurs ; l’une habi­tait Qué­bec, et l’au­tre Mon­tréal. Cha­cune con­nais­sait l’exis­tence de la rela­tion de l’au­tre. L’une d’el­les avait un fils han­di­capé qu’elle éle­vait seule. M. Péladeau retro­uvait chez elle une géné­ro­sité et un cou­rage face à la vie qui le récon­for­taient, lui appor­taient du bon­heur. C’était une très belle femme et il n’en reve­nait pas de voir com­ment elle pou­vait arri­ver à con­ju­guer la dévo­tion qu’exi­geait les soins de son enfant avec l’ac­com­plis­se­ment de sa vie per­son­nelle.
L’au­tre sœur était une céli­ba­taire d’une grande élé­gance. Elle avait la classe de sa pre­mière femme. Elle avait les mêmes goûts. Il par­ta­geait avec elle son amour de la beauté, de la musi­que et des arts. Au bout de quel­ques années, l’une des deux sœurs, celle qui avait un enfant, fit la con­nais­sance d’un autre homme qu’elle épousa, met­tant un terme à leur rela­tion.
Cha­cune de ses “ femmes-amoureuses ” avait un trait de carac­tère par­ti­cu­lier qui l’at­ti­rait spé­cia­le­ment. C’était le cas de celle que je sur­nom­me­rai la “ réali­sa­trice de télé­vi­sion ”, dont il appré­ciait le bien-être et la cha­leur humaine. Elle lui apportait beaucoup de réconfort.
M. Péla­deau ne par­lait jamais de ses péri­pé­ties amou­reu­ses, mais il lui arri­vait de faire appel à nos ser­vi­ces, notamment pour le trans­port.
Un jour­ de semaine, il me télé­phona à 8 heures du matin au bureau :
“ Mon­sieur Ber­nard, ça va bien ? J’ai ren­voyé le chauf­feur hier soir. Est-ce que tu vien­drais me cher­cher ?
– Pas de pro­blème, Mon­sieur Péla­deau. Vous êtes à quel endroit ?
– Au Quatre-Saisons. ”
S’il pas­sait la nuit en ville, il lui arri­vait de louer une cham­bre dans un grand hôtel, mais il ne pre­nait jamais de taxi ; il trou­vait mal­pro­pres les voi­tures des chauf­feurs de taxi. Il pré­fé­rait mon­ter dans la voi­ture du mes­sa­ger de Que­be­cor.
Sans poser plus de ques­tions, je sautai dans mon auto et me pré­ci­pitai à l’hô­tel Qua­tre Sai­sons, aujourd’­hui appelé Hôtel Omni, situé rue Sher­brooke.
J’ar­rivai à l’hô­tel et je le cher­chai à la récep­tion. Il n’y était pas. Je me rendis chez le con­cierge et je demandai M. Péla­deau. Il me répondit qu’il n’y avait pas d’in­vité ins­crit à ce nom. Je véri­fiai alors avec le nom de l’amou­reuse pré­su­mée, car je la con­nais­sais. Per­sonne non plus sous cette ins­crip­tion. Con­fus, je décidai d’al­ler au bureau pen­sant qu’il s’y était peut-être rendu entre-temps. Il n’y était pas.
Peu après 9 h 15, il me télé­phona de nou­veau à mon bureau.
“ Qu’est-ce que tu fais ? Est-ce que ça va être encore long ?
– Mais Mon­sieur Péla­deau, j’ar­rive de l’hô­tel. Vous n’y étiez pas. ”
Il ne s’agis­sait pas de l’hô­tel Qua­tre Sai­sons, mais de la sta­tion Télé­vi­sion Quatre-Saisons, située rue Ogilvy à l’épo­que. Quand je suis fina­le­ment arrivé à la porte de la sta­tion de télé­vi­sion, il était dans l’en­trée et il m’at­ten­dait depuis tout ce temps : une heure et demie. Il avait l’air démuni, tout seul dans ce vaste hall déserté, par un mardi matin gla­cial.
La réali­sa­trice a fait par­tie de sa vie jusqu’à la toute fin. Elle fut d’ailleurs à son che­vet pour veiller sur lui pen­dant qu’il repo­sait dans un coma pro­fond à l’hô­pi­tal Hôtel-Dieu.
Pierre Péla­deau fré­quen­tait aussi celle qui est sur­nom­mée ici “ l’édi­trice ”. Elle tra­vaillait pour une mai­son d’édi­tion qu’il con­voi­tait. Il l’avait ren­con­tré au cours d’une de ses con­fé­ren­ces qu’elle avait orga­ni­sée. Sa joie de vivre et sa bonne humeur l’avaient séduit. Elle était pétillante et avait le don de voir le bon côté des cho­ses. Elle était d’un opti­misme con­ta­gieux. Lors­que Mon­sieur “ P. ” fai­sait le bouf­fon ou qu’il gaf­fait, elle gar­dait le sou­rire. Elle trou­vait tou­jours un aspect posi­tif à toute situa­tion, même les plus dif­fi­ci­les.
Il y avait aussi “ le doc­teur ” dont il aimait la pres­tance, le dévoue­ment. Elle fut éga­le­ment avec lui jus­qu’à la fin.
“ La Fran­çaise ” était beau­coup plus grande que lui. Il admi­rait sa classe, son raf­fi­ne­ment. Elle l’ac­com­pa­gnait sou­vent lors de soi­rées mon­dai­nes où le pro­to­cole était de mise. Elle était la seule à croire qu’elle avait l’ex­clu­si­vité. Elle a tou­jours ignoré l’exis­tence des autres. M. Péla­deau n’était pas cer­tain qu’elle accep­te­rait sa règle de con­duite. Mais il avait été franc avec tou­tes les autres.
Une autre était “ la comp­ta­ble ” qui habi­tait Qué­bec. Une très belle femme, d’un abord sim­ple, très terre-à-terre. Elle cul­ti­vait l’am­bi­tion de se lan­cer en affai­res et de réus­sir.
Dès qu’une “ femme-amoureuse ” mon­trait des signes de cupi­dité ou d’in­té­rêt maté­riel, M. Péla­deau s’en aper­ce­vait immé­dia­te­ment. Il s’es­qui­vait alors et pas­sait rapi­de­ment à autre chose. Ce fut le cas d’une dame qui œuvrait en rela­tions publi­ques. Elle sug­gé­rait sou­vent des acti­vi­tés dis­pen­dieu­ses. La mal­adresse de cette der­nière fut de deman­der à M. Péla­deau de pren­dre son jet privé pour aller un week-end à New York. Il s’est trouvé une excuse pour refuser, parce que son New York c’était Sainte-Adèle. Il a fait un bout de che­min avec elle, mais a fini par s’en éloi­gner. Elle n’a pas fran­chi la période de pro­ba­tion de trois mois…
Le prin­cipe essen­tiel, pour moi comme pour tout le per­son­nel mas­cu­lin dans l’en­tou­rage de Pierre Péla­deau, était de ne jamais se lais­ser séduire par aucune de ses “ femmes-amoureuses ”. Il fal­lait être pru­dent et ne jamais lais­ser pla­ner le moin­dre doute ni la moin­dre ambi­guïté. Nous ne devions pas jouer dans ses plates-bandes.
Lors­que je suis arrivé chez Que­be­cor, en 1991 je venais de divor­cer. M. Péla­deau, dans un élan de géné­ro­sité, se sen­tait concerné par mon céli­bat. Il lui arri­vait sou­vent de vou­loir me pré­sen­ter à quelques-unes de ses con­nais­san­ces, celles avec les­quel­les il n’était pas lié inti­me­ment. En bon père, il s’in­quié­tait de me voir seul. À tout bout de champ, il m’en­voyait un “ petit papier ” pour m’in­vi­ter à une soi­rée ou à un évé­ne­ment en lais­sant sous-entendre qu’il y aurait de la belle com­pa­gnie. Je savais qu’il était en train de jouer à l’en­tre­met­teur. Mais l’amour ne se com­mande pas.
Fina­le­ment, la qua­trième caté­go­rie des fem­mes dans la vie de Pierre Péla­deau était ses “ ex-amoureuses ”.
M. Péla­deau était au départ très jaloux de ses rela­tions régu­lières, mais il était encore plus jaloux et plus pos­ses­sif lors­qu’une amou­reuse l’avait quitté. Il ne tolé­rait pas de voir une “ ex ” avec un homme, même si lui était loin d’être seul. Pour res­ter ami avec une “ ex ”, il fal­lait qu’elle demeure céli­ba­taire, comme pour entre­te­nir le pro­jet de repren­dre la rela­tion si la flamme se ral­lu­mait. De belles ami­tiés étaient par­fois gâchées à cause de son extrême pos­ses­si­vité. Pour lui, si un autre homme pre­nait sa place, cela équi­va­lait à une défaite. Autant il pou­vait être logi­que en affai­res, autant il était irra­tion­nel en amour. Mais, comme on dit, que celui qui n’a jamais péché lance la pre­mière pierre.
La con­clu­sion à rete­nir con­cer­nant les fem­mes de Pierre Péla­deau, c’est qu’il valait mieux se le tenir pour dit : res­ter éloi­gné des “ femmes-amoureuses ” ou des “ ex-amoureuses ” de “ Mon­sieur P. ”.

* * *

Plu­sieurs seront ten­tés de le juger et de con­dam­ner sa con­duite amou­reuse, mais Pierre Péla­deau a eu la grande qua­lité de vivre au grand jour. Il avait le sen­ti­ment de ne rien faire de mal, et il n’y avait pas lieu de cacher quoi que ce soit.
Sa vie amou­reuse aura été comme une toile de grand maî­tre ou un royaume digne des mille et une nuits. Pierre Péla­deau a régné sur deux empi­res : celui de l’amour et celui des affai­res.
      




 











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Cha­pi­tre 9

Ses amis artis­tes et les alcoo­li­ques


Le plus beau com­pli­ment jamais adressé à Pierre Péla­deau est venu de Patri­cia Pit­chard. Elle le décrit comme “ un artiste des affai­res ” dans son livre sur la tech­ni­que de ges­tion des affai­res inti­tulé : Artis­tes, arti­sans et tech­no­cra­tes dans nos orga­ni­sa­tions. L’éco­no­miste à la Bourse de Toronto a trié sur le volet quel­ques hom­mes d’af­fai­res, de Saint-John à Van­cou­ver, pour ten­ter de tra­cer un por­trait type. Dans son étude, elle vou­lait met­tre en relief les dif­fé­ren­tes métho­des de ges­tion selon les tem­pé­ra­ments et les ten­dan­ces des chefs d’en­tre­prise au pays. Elle ne donne pas le nom de ses modè­les dans son texte, mais elle avait con­fié à Pierre Péla­deau qu’il était un des trois fina­lis­tes de son étude. Il y avait un arti­san, un tech­no­crate et l’ar­tiste, c’était lui. Elle l’au­rait cou­ronné qu’il n’au­rait pas été plus flatté.
Il en avait été d’au­tant plus con­tent qu’il vouait un véri­ta­ble culte aux artis­tes depuis tou­jours. S’il a échoué dans cette voie, il s’est en­touré d’ar­tis­tes tout au long de sa vie. À une cer­taine époque où c’était à la mode, il a même exploité deux caba­rets : Le Baron, situé à Car­tier­ville, son ancien quar­tier, et le Music Hall de Montréal que Ray­mond Léves­que avait lancé. Ce fut dans le même élan qu’il acheta Télé­vi­sion Quatre-Saisons 25 ans plus tard : il pour­sui­vait le but d’être près des artis­tes.
D’un autre côté, les artis­tes ont pro­fité lar­ge­ment de l’ap­port de Pierre Péla­deau. Il con­tri­buait, de plu­sieurs façons, par ses maga­zines, ses jour­naux et son mécé­nat, à sou­te­nir des orga­ni­sa­tions cultu­rel­les. Sans oublier le tra­vail qu’il four­nis­sait par la même occa­sion à tous les jour­na­lis­tes, édi­teurs et pho­to­gra­phes au ser­vice de l’une ou l’au­tre des publi­ca­tions de Que­be­cor. S’il aidait finan­ciè­re­ment à la pro­mo­tion des vedet­tes loca­les et des artis­tes de varié­tés, ses ido­les étaient cepen­dant pres­que tou­tes issues des milieux clas­si­que et intel­lec­tuel.
Les gens étaient tou­jours sur­pris de con­naî­tre ses goûts. Par exem­ple, il avait lu tous les grands clas­si­ques en lit­té­ra­ture. Il se van­tait d’avoir lu tout Bal­zac. Il avait choisi lui-même les livres qui ornaient la biblio­thè­que de son bureau du 13e étage.
On lui a sou­vent demandé, en entre­vue, de nom­mer ses auteurs pré­fé­rés. Inva­ria­ble­ment, la liste con­te­nait les titres sui­vants : Les Nour­ri­tures ter­res­tres et Les Nou­vel­les Nour­ri­tu­res ­d’An­dré Gide ; Les Vraies Riches­ses et Que ma joie demeure de Jean Giono ; Ser­vice inutile d’Henri de Mon­ther­lant et L’Al­chi­miste de Paulo Coelho.
J’ai arrêté de cal­cu­ler le nom­bre de fois où l’évo­ca­tion de ces quel­ques titres a sus­cité l’éton­ne­ment. Dans sa vie publi­que, Pierre Péla­deau était par­fois très rus­tre, mais dans sa vie pri­vée, il n’ai­mait que la classe, le raf­fi­ne­ment. Il pou­vait se mesu­rer aux plus grands avec sa cul­ture. Beau­coup de gens con­nais­saient son immense talent de négo­cia­teur et son flair pour les affai­res, mais beau­coup n’avaient jamais soup­çonné qu’il était un éru­dit et qu’il appré­ciait des lec­tures aussi intel­lec­tuel­les. Il n’en fai­sait jamais grand cas. Il n’ai­mait pas les snobs, il n’en était pas un non plus. C’était assez para­doxal. Que­be­cor publiait des livres d’ho­ro­scope, des gui­des pra­ti­ques sur à peu près tout, de l’en­tre­tien de sa voi­ture à l’édu­ca­tion de son chien, mais c’était loin d’être la lec­ture de che­vet de M. Péla­deau. Tous les livres de ses biblio­thè­ques, que ce soit celle du bureau ou celle de sa rési­dence, n’avaient pas été pla­cés là par hasard ou par pré­ten­tion. “ Mon­sieur P. ” les con­nais­sait.
J’ai assisté à un spec­ta­cle de Ray­mond Devos, le 3 avril 1995 à la Place des Arts, en com­pa­gnie de Pierre Péla­deau. À la fin du spec­ta­cle, il était lit­té­ral­e­ment envoûté par l’élo­quence et la sub­ti­lité du mono­lo­guiste fran­çais. Il aimait les his­toi­res, et il a été trans­porté par cel­les que M. Devos savait racon­ter mieux que per­sonne. Pierre Péla­deau n’ai­mait pas l’hu­mour facile, les bla­gues vul­gai­res. Il trou­vait qu’il y en avait mal­heu­reu­se­ment trop sur nos scè­nes. Il avait tel­le­ment appré­cié Devos qu’il aurait aimé le pro­duire au Pavillon des Arts de Sainte-Adèle.
Il avait des goûts par­ti­cu­liers. Ce qu’il aimait dans une œuvre musi­cale ou dans une toile, c’était le fini, le polis­sage, comme s’il pou­vait lire l’his­toire de l’ar­tiste, sen­tir les heu­res de tra­vail et les efforts four­nis pour la réali­sa­tion de l’œuvre.
Il n’était pas un ama­teur d’art con­tem­po­rain, même si Manon Blan­chette, son ex-compagne, essaya de l’y sen­si­bi­li­ser. Par con­tre, il avait con­fiance dans les recom­man­da­tions et dans le juge­ment de cette der­nière lors­que venait le temps d’ef­fec­tuer des acqui­si­tions pour Que­be­cor ou pour sa rési­dence. Cha­que fois, il fai­sait appel à son savoir-faire. Cepen­dant, c’est tou­jours lui qui déci­dait quels tableaux et quel­les sculp­tures s’ajou­te­raient à la col­lec­tion de Que­be­cor. Il avait l’œil pour les juger.
Il n’y a qu’à faire le tour de sa col­lec­tion, com­men­cée dans les années 1980, pour se ren­dre compte de son inté­rêt sou­tenu. À sa dis­pa­ri­tion en 1997, il avait investi plus d’un million de dol­lars dans des toi­les pro­dui­tes par des artis­tes de grand renom tels que John Alius, Léon Bel­le­fleur, Domi­ni­que Bois-Joli, Paul-Émile Bor­duas, Alexan­dre Cal­der, Stan­ley Cosgrove, Bruno Côté, Jean Dal­laire, Lit­te­rio Del Signore, Rodol­phe Duguay, Mar­celle Fer­ron, Marc-Aurèle For­tin, René Gagnon, Marc Gar­neau, Hel­mut Grand­sow, Nor­mand Hudon, Cathe­rine Hen­ri­pin, A.Y. Jack­son, Denis Juneau, Jean-Pierre Lafrance, Pier­rette Joly, Paul Lancz, Fer­nand Leduc, Jean-Paul Lemieux, Rita Leten­dre, Henri Mas­son, Richard Mont­pe­tit, Alfred Pel­lan, René Richard, Jean-Paul Rio­pelle, Goo­dridge Roberts, M.A. Suzor-Côté et Armand Vaillan­court.
La musi­que était une véri­ta­ble pas­sion pour Pierre Péla­deau. Il tra­vaillait tou­jours en écou­tant une œuvre de l’un ou l’au­tre de ses com­po­si­teurs pré­fé­rés, qu’il soit en com­pa­gnie ou non. Il est même arrivé que des jour­na­lis­tes venus réali­ser des entre­vues éprou­vent des dif­fi­cul­tés à cap­ter le son cor­rec­te­ment avec leur magné­to­phone. Au moment de l’écoute, la musi­que jouait très fort et pré­do­mi­nait sur le ruban, si bien qu’on n’entendait que fai­ble­ment M. Péladeau. Les jour­na­lis­tes n’osaient pas tou­jours lui dire de bais­ser le volume. C’était la même chose quand il par­lait au télé­phone.
Il lui arri­vait aussi d’in­ter­rom­pre une con­ver­sa­tion, en pleine réunion, pour dire :
“ Chut ! Écou­tez ce pas­sage comme c’est beau. ”
C’était un pas­sage qu’il avait cer­tai­ne­ment entendu et appré­cié des cen­tai­nes de fois. Une dame m’a con­fié qu’un jour, pen­dant qu’elle lui par­lait de son pro­jet dans son bureau de Que­be­cor jus­te­ment, elle remar­qua qu’il fixait le pla­fond. Elle pen­sait qu’il réflé­chis­sait à ce qu’elle lui expli­quait avec soin, mais il était car­ré­ment dans la lune, accro­ché à son extrait pré­féré. Il a fallu qu’elle recom­mence son exposé, mais elle avait de la dif­fi­culté à gar­der son sérieux.

* * *

Au plus fort de sa dépen­dance à l’al­cool, il trin­quait énor­mé­ment en com­pa­gnie des artis­tes. Il ne s’est pas rendu compte tout de suite qu’il était alcoo­li­que. À la rigueur, il s’en fou­tait éper­du­ment tant il était pris par ses jour­naux, ses impri­me­ries et l’ob­ses­sion de gros­sir son compte ban­caire. Il buvait aussi au bureau. À la fin de la jour­née, quand le tra­vail était achevé, il invi­tait ses employés et il vidait une bou­teille de scotch. Vers 20 heures, le groupe allait man­ger au res­tau­rant et con­ti­nuait à boire. Cette petite fête ne se ter­mi­nait jamais avant les peti­tes heu­res du matin.
Une per­sonne qui boit le fait pour fuir sa réalité. Quelle réalité fuyait-il ? Il en avait tou­jours eu gros sur le cœur depuis ses étu­des. Il avait dès lors déjà com­mencé à trin­quer sérieu­se­ment. Il a tou­jours rap­pelé com­bien il était dif­fi­cile d’être sans le sou à l’épo­que où il allait au col­lège Bré­beuf. Il avait accu­mulé beau­coup de res­sen­ti­ment.
Son alcoo­lisme a suivi la pro­gres­sion nor­male : plus sou­vent et tou­jours plus. Le pré­texte est sen­si­ble­ment le même pour tout le monde : pour sou­la­ger la fati­gue, on prend un petit remon­tant.
Il a sou­vent répété en con­fé­rence : “ L’al­cool est le plus grand dépres­seur qui soit ! Plus on en prend, plus on déprime. ” S’il avait con­ti­nué à boire, Que­be­cor n’exis­te­rait cer­tai­ne­ment pas.
Le soir de son 49e anni­ver­saire, en 1974, il fêta un peu plus que d’ha­bi­tude. Il se réunit avec des amis dans un bar. La choucroute était copieu­se­ment arro­sée de vin et de Schnapps. Vers 3 heu­res du matin, il fallait par­tir, car le res­tau­rant fermait. Un de ses amis était déjà parti. À la sor­tie, il dit à un autre ami qui l’ac­com­pa­gnait : “ Je vais con­duire, tu es trop saoul ”, sans se ren­dre compte qu’il l’était tout autant. L’automobile tomba dans un fossé. Mira­cu­leu­se­ment, ils s’en sor­tirent indem­nes, sauf pour le nez cassé de son com­parse.
Le len­de­main, il décida que c’en était trop. Il savait que s’il con­ti­nuait à ce rythme, il se retro­uve­rait au cime­tière ou en pri­son. Ce n’est qu’un mois plus tard, cepen­dant, qu’il se rendit à une ren­contre des Alcoo­li­ques ano­ny­mes, dont il disait :
“ Les AA pour­raient être défi­nis comme une salle de réunion et une cafe­tière. ”
Il fut d’abord épaté par les gens qu’il y ren­con­tra, des gens qui s’en­trai­daient, pleins de sol­li­ci­tude et d’in­té­rêt pour les autres ; des gens comme il n’en avait jamais vus aupa­ra­vant.
Mais sa déci­sion n’était pas encore com­plè­te­ment prise. Il écouta le type qui par­lait devant la salle et jugea qu’il dis­ait des niai­se­ries. En plus, il avait renoncé à un voyage à Paris en com­pa­gnie d’une nou­velle petite amie pour atter­rir dans une salle parois­siale.
À la sor­tie de la réunion, deux hom­mes lui remirent un car­ton d’al­lu­met­tes avec leurs coor­don­nées et leur pré­nom seu­le­ment : Guy et Albert. Ils lui sou­li­gnèrent en par­tant : “ Si tu as besoin de nous, appelle. ”
Ils étaient étran­ges, ces deux hom­mes. Pierre Péla­deau n’avait jamais eu besoin de per­sonne. Mais ils l’avaient intri­gué. Il ne com­pre­nait pas pour­quoi ils lui avaient offert leur aide. Lui emprun­ter de l’ar­gent ou lui deman­der un ser­vice du même ordre peut-être ? Ceux qui l’ont entendu dans les ren­con­tres des Alcoo­li­ques ano­nymes con­nais­sent la suite :
“ Je suis retourné à la ren­con­tre. L’homme qui par­ta­geait son vécu ce soir-là par­lait de ses affai­res. Il avait fait 100 000 dol­lars, en avait perdu 100 000 mille, puis gagné 200 000 mille, et perdu 300 000 mille. Je l’écou­tais et je me dis­ais : ce gars-là ne con­naît rien à l’ar­gent. Ça se peut pas de faire ça avec de l’ar­gent. C’est un men­teur. Je me suis rendu à la table au fond de la salle et j’ai pris un café. Un gars qui se tenait là m’a demandé ce que je pen­sais du témoi­gnage. Je lui ai répondu que c’était du bluff, que son his­toire ne tenait pas debout et qu’il m’avait ennuyé. L’au­tre m’a dit : “T’as peut-être rai­son. Mais s’il a besoin d’en par­ler, ça lui fait du bien.” J’ai été frappé par ses paro­les. C’était un fait, le gars n’avait pas de compte à me ren­dre. Je n’avais aucun droit de le juger. Ce n’était pas de mes oignons. ”
C’était le 20 mai 1974, et Pierre Péla­deau n’a jamais repris une goutte d’al­cool depuis. Il a mul­ti­plié les réuni­ons des AA, et il s’est en quel­que sorte récon­ci­lié avec Dieu. M. Péla­deau avait tou­jours dit, jus­qu’à ce moment, que Dieu était mort, comme Nietzs­che, son phi­lo­so­phe pré­féré de l’épo­que.
Il expli­qua : “ La phi­lo­so­phie des AA nous fait décou­vrir des forces spi­ri­tuel­les insoup­çon­nées qui, par la suite, nous per­met­tent de repren­dre notre vie en main. Aucune méthode scien­ti­fi­que de réha­bi­li­ta­tion ne rem­pla­cera jamais la cha­leur humaine et l’at­ten­tion per­son­nelle. J’avais tout essayé dans la vie. J’avais des voi­tures, des mai­sons, des entre­pri­ses pro­spè­res. Et même plein de fem­mes. J’avais fait le tour du monde plu­sieurs fois. Et pour­tant, je n’étais pas heu­reux parce que je n’avais aucune sorte de vie spi­ri­tuelle. Quand je suis entré dans les AA, je n’était pas phy­si­que­ment malade, mais j’avais l’âme malade. J’étais plein d’agres­si­vité, de res­sen­ti­ments, de rancœurs, vide d’amour. J’ai sou­vent dit à des amis qu’ils appren­draient plus à une réunion des AA qu’en lisant tout Bal­zac et Dic­kens. Bal­zac a scruté l’âme humaine, les AA nous la font vivre. ”
C’est aussi chez les AA qu’il apprit l’en­traide, d’où la géné­ro­sité qu’il acquit au cours des années ulté­rieu­res.
Il dit dans la même con­fé­rence : “ Il faut s’ai­der les uns les autres, sans poser de ques­tions sur le sta­tut social, édu­ca­tif, cul­tu­rel, sans s’in­ter­ro­ger sur les diplô­mes des autres. J’ai con­tri­bué à fon­der et à main­te­nir des mai­sons de réadap­ta­tion, tant pour les alcoo­li­ques que pour les dro­gués. Mais il en fau­drait plus. Peut-être que les gou­ver­ne­ments pour­raient for­cer davan­tage l’in­dus­trie de l’al­cool à finan­cer ces mai­sons. L’in­dus­trie phar­ma­ceu­ti­que doit, elle aussi, dis­tri­buer une part de ses pro­fits pour lut­ter con­tre la toxi­co­ma­nie. Nous devrions exi­ger du gou­ver­ne­ment qu’il oblige les entre­pri­ses d’al­cool à ins­crire sur leur éti­quette que l’usage de leur pro­duit peut cau­ser la mort comme on l’exige pour les paquets de ciga­ret­tes. Il meurt pas mal plus de per­son­nes à cause de l’al­cool qu’à cause de la ciga­rette, ça me sem­ble facile à cons­ta­ter. ”
“ Mon­sieur P. ” tenait à rédi­ger lui-même ses dis­cours sur l’al­coo­lisme, et il y met­tait beau­coup d’at­ten­tion et de cœur. Ses des­crip­tions tra­dui­saient par­fai­te­ment, selon lui, ce que l’al­coo­lisme signi­fiait dans la vie de tous les jours.
M. Péla­deau dis­ait : “ Il faut se ren­dre compte qu’aussi con­si­dé­ra­bles que soient nos efforts pour cor­ri­ger la situa­tion, nous ne nous atta­quons qu’aux “effets” de ces mal­adies. Il reste le pro­blème de la cause, de la racine de tous ces maux. Nos efforts doi­vent aussi por­ter sur la pré­ven­tion, et avant tout sur l’édu­ca­tion. Il n’y a pas de solu­tion mira­cle, et on n’a pas encore trouvé de remède. S’adon­ner à la dro­gue sous tou­tes ses for­mes, médi­ca­ments, alcool, cocaïne, héroïne, même la ciga­rette, repose sur un déno­mi­na­teur com­mun : vou­loir fuir la réalité et aussi, sou­vent, un man­que pro­fond d’amour, d’ac­cep­ta­tion des autres. Ne pas être capa­ble de vivre, de sup­por­ter, d’en­du­rer la réalité.
Il y a cause à effet, la con­som­ma­tion de dro­gues a pour con­sé­quence un pro­fond sen­ti­ment de cul­pa­bi­lité. À son tour, la cul­pa­bi­lité entraîne l’in­sé­cu­rité et la déva­lo­ri­sa­tion de la per­sonne avec tou­tes les peurs que cette déchéance entraîne, jus­qu’à l’agres­si­vité res­pon­sa­ble du déchaî­ne­ment de la vio­lence.
Il faut aider ceux qui sont tou­chés par ces pro­blè­mes à se prendre en main, à se valo­ri­ser, à tour­ner la page sur le passé, à trouver la joie par l’amour les uns des autres pour fina­le­ment débou­cher sur la décou­verte d’un être suprême. ”
Per­son­nel­le­ment, je ne com­pre­nais pas très bien com­ment fonc­tion­nait cette fra­ter­nité qui unit les alcoo­li­ques ou les gens aux pri­ses avec des pro­blè­mes de dépen­dance à la dro­gue. On m’a expli­qué qu’il fal­lait avoir vécu cet enfer pour com­pren­dre. Comme je ne souf­frais pas de cette mal­adie qu’est l’al­coo­lisme, j’étais un peu dans l’in­connu, mais Pierre Péla­deau ne me deman­da jamais de par­ti­ci­per à l’œuvre des AA. Il le fai­sait seul, sans en par­ler ni impor­tu­ner les employés de Que­be­cor ou ses amis qui n’avaient pas ce pro­blème.
Après avoir quitté Que­be­cor, j’ai su que M. Péla­deau avait aidé un nom­bre incal­cu­la­ble d’an­ciens alcoo­li­ques. S’il y en avait au 612 de la rue Saint-Jacques Ouest, je ne les ai jamais remar­qués. Mais M. Péla­deau m’a cepen­dant raconté qu’il avait aidé nom­bre de ceux qui trin­quaient avec lui au début du Jour­nal de Mon­tréal. Plu­sieurs, comme lui, en ont parlé publi­que­ment afin de don­ner l’exem­ple, de mon­trer que l’on pou­vait s’en sor­tir, à con­di­tion de le vou­loir vrai­ment. Ceux qui deman­daient de l’aide de Pierre Péla­deau en rece­vaient. C’était auto­ma­tique.
Par con­tre, lors­qu’il rece­vait à sa rési­dence ou même à l’oc­ca­sion de ses fêtes annuel­les, il ne négli­geait rien. Il y avait à boire pour tout le monde et en quan­tité. Il dis­ait que ce n’est pas parce que lui ne pou­vait pas boire qu’il devait en pri­ver les autres. Il avait cepen­dant l’œil pour repé­rer ceux ou cel­les, parmi ses invi­tés, qui avaient la “ mal­adie de l’âme ”. Il ne leur en par­lait jamais, mais il s’in­for­mait tou­jours de ce qui leur arri­vait, pour leur faire savoir qu’il était là pour eux, n’im­porte quand. Et c’était vrai.
J’ai sou­vent reçu des appels de gens qui ne le con­nais­saient pas très bien, mais qui avaient entendu par­ler de son passé et de son dévoue­ment pour la cause des alcoo­li­ques. Il y avait des situa­tions pres­que inconcevables où des familles vivaient de véri­ta­bles cal­vaires cau­sés par l’al­coo­lisme d’un ou des parents.
M. Péla­deau répon­dait à ces appels. Il écou­tait leur his­toire et dans la quasi-totalité des cas, il orga­ni­sait très rapi­de­ment son groupe de secours. Mais il était si dis­cret à pro­pos de ces per­son­nes que la plu­part du temps je ne savais ni leur nom ni ce qu’il leur était advenu. Je sais seu­le­ment que la chose s’est pro­duite des dizai­nes de fois.
J’ai cepen­dant été témoin d’un sau­ve­tage. Il s’agis­sait d’un artiste, très connu et très aimé du public. Il con­nais­sait beau­coup de suc­cès dans sa car­rière. Puis, après une année, il ne tra­vaillait presque plus ou pas du tout. Il perdit tous ses con­trats. Habi­tué qu’il était de mener un grand train de vie, il s’est très vite trouvé sans argent. Mais il en avait tou­jours pour boire. Il était marié et père de deux enfants tout à fait char­mants. Jamais sa femme n’avait laissé paraî­tre quoi que ce soit des pro­blè­mes que la famille vivait. En public, ils avaient l’air heu­reux et unis. Mais M. Péla­deau avait deviné tout de suite la situa­tion.
C’est en pleurs que la femme télé­phona un jeudi après-midi. Ils étaient à la rue. Ils n’avaient plus de voi­ture, plus de meu­bles. Tout avait été saisi. Lui, était allé vivre chez des amis, et elle, ailleurs avec les deux enfants, sans un sou. Mais il con­ti­nuait de boire, sans arrêt. Elle aimait son mari, et n’était pas capa­ble de le quit­ter. Pour elle, et pour M. Péla­deau, il allait mou­rir très cer­tai­ne­ment.
Pierre Péla­deau con­sola la dame en lui dis­ant :
“ Ne vous inquié­tez pas, je m’oc­cupe de tout. Ces­sez de pleu­rer main­te­nant. Pré­pa­rez vos affai­res, je vous envoie le chauf­feur demain midi. Vous vous en venez chez moi à Sainte-Adèle. ”
Il tint pro­messe. Le len­de­main, son chauf­feur alla cher­cher la mère et ses deux enfants. M. Péla­deau communiqua éga­le­ment avec le mari pour lui deman­der de venir chez lui pour le week-end, mais sans autres expli­ca­tions.
Heu­reux de pro­fi­ter de l’hos­pi­ta­lité de M. Péla­deau, et sur­tout de son bar, le mari accepta aus­si­tôt. Ils passèrent la fin de semaine ensem­ble, et M. Péla­deau ne dit rien à pro­pos du pro­blème de son ami l’ar­tiste. Ce der­nier était en fête et con­ti­nuait de par­ler de sa car­rière comme s’il était sur un gros coup, et qu’il allait se refaire finan­ciè­re­ment.
Pierre Péla­deau con­nais­sait l’his­toire par cœur comme s’il l’avait écrite. Il était passé par là lui aussi. Le diman­che soir, l’ar­tiste pré­para ses affai­res pour retour­ner en ville. Alors qu’il était à la porte, M. Péla­deau prit sa valise et il lui dit :
“ Tu t’en viens avec moi. ”
Son épouse m’a raconté qu’un mira­cle s’était produit ou alors qu’il s’agissait d’une inter­ven­tion divine. Elle avait essayé pen­dant des années de con­vain­cre son mari de ces­ser de boire, elle et tous les amis du cou­ple, mais c’était comme par­ler à un mur.
Devant Pierre Péla­deau, il n’avait pas rous­pété ni dis­cuté. Il n’a pas dit un mot, et il l’a suivi comme quel­qu’un qui vient de se faire pren­dre à voler. M. Péla­deau l’a fait con­duire à la mai­son d’Ivry-sur-le-Lac et il a vu per­son­nel­le­ment à ce qu’il y suive une cure fer­mée pen­dant 15 jours. Il a hébergé la femme et les enfants pen­dant tout ce temps pour leur per­met­tre de se repo­ser et pour les pré­pa­rer à l’“ après-brosse ”.
“ Mon­sieur P. ” se sou­ve­nait aussi de l’adap­ta­tion à la vie sans alcool. Il en avait lourd sur le cœur, en 1974, lors­qu’il a dégrisé. Il a com­pris tout ce qu’il avait perdu au pro­fit de la mau­dite bois­son, et qu’il ne récu­pé­re­rait jamais, en affai­res, en ami­tié, et sur­tout, en amour.
“ Le plus dif­fi­cile fut de recon­naî­tre le mal que j’avais causé à plu­sieurs per­son­nes par les bêti­ses et les con­ne­ries que j’ai fai­tes. J’au­rais pu m’en pas­ser, et ces per­son­nes aussi ! Si c’était à refaire, je ne pas­se­rais pas par cette route. Mais je ne peux pas recom­men­cer, et il faut appren­dre à vivre avec. ”

* * *

J’ai com­pris en lisant les tex­tes de Pierre Péla­deau, après son décès, et en dis­cu­tant avec des gens qui avaient vécu le même enfer, à quel point on peut être écor­ché par de lon­gues années d’ivresse. Les réac­tions, les sen­ti­ments, les frus­tra­tions sont sou­vent les mêmes, l’ébriété en moins. Tout ou pres­que prend des pro­por­tions décu­plées par l’al­cool. On devient colé­ri­que pour des riens, on est sus­cep­ti­ble, on ne maî­trise pas ses sen­ti­ments. J’ai alors com­pris pour­quoi “ Mon­sieur P. ” était tel­le­ment sen­si­ble et à fleur de peau, d’où lui venait éga­le­ment ses anten­nes et sa géné­ro­sité. Il était entier, jamais de demi-mesure.
La der­nière acti­vité de finan­ce­ment pour aider les alcoo­li­ques à laquelle a par­ti­cipé Pierre Péla­deau fut la soi­rée annuelle du Pavil­lon Ivry-sur-le-Lac pré­sen­tée au She­ra­ton de Laval le 28 no­vem­bre 1997. Il subit son atta­que qua­tre jours plus tard.
Quand il était dans la ving­taine, Pierre Péla­deau dis­ait que Dieu était mort. À la fin de sa vie, en toute sobriété, il dis­ait que lors­qu’il avait cessé de boire, c’était le dia­ble qui était mort.





        




 

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CHAPITRE 10

Le pou­voir et la société

Le pou­voir peut pren­dre plu­sieurs for­mes, mais celui qu’une per­sonne exerce sur un groupe est bien sou­vent régi par des lois non écri­tes. Un per­son­nage est plus res­pecté qu’un autre parce qu’il est un modèle par ses agis­se­ments, qu’il ins­pire la moti­va­tion ou la peur ou tout sim­ple­ment parce qu’il veut s’im­po­ser et qu’il ac­ca­pare le pou­voir par tou­tes sor­tes de moyens.
Le film Le Par­rain, réalisé par Fran­cis Ford Cop­pola, d’après l’œuvre de Mario Puzo, est une excel­lente illus­tra­tion du pou­voir. Dans ce film, Don Cor­leone règne sur un empire et sur la com­mu­nauté envi­ron­nante, entouré de ses deux fils, Sonny et Michael, ainsi que de l’avo­cat Tom, son con­si­gliere. Le Par­rain dirige une vaste entre­prise com­mer­ciale, mais il impose éga­le­ment son pou­voir dans tou­tes les sphè­res de la société.
Don Cor­leone est l’homme à qui tout le monde vient deman­der de l’aide et de l’as­sis­tance. Il ne les déçoit jamais. Il ne fait jamais de pro­mes­ses vai­nes, il est effi­cace. Il n’a pas à être votre ami pour vous aider, mais vous devez être le sien. Cor­leone ne demande rien en échange des ser­vi­ces qu’il rend, mais vous savez que tôt ou tard, il pourra faire appel à vous et vous devrez lui ren­voyer l’as­cen­seur.
Pierre Péla­deau, comme beau­coup d’au­tres lea­ders de notre société, était une sorte de “ par­rain ”, la cri­mi­na­lité en moins. J’ai d’ailleurs men­tionné un jour à M. Péla­deau qu’il me fai­sait pen­ser à Don Cor­leone. Il a ri et il m’a dit que j’avais rai­son. Le pou­voir est quel­que chose de mys­té­rieux, mais comme le déclare Al Pacino dans le film, le pou­voir n’est jamais donné, il faut s’en emparer. Péla­deau était d’ac­cord avec cette inter­pré­ta­tion.
Pierre Péla­deau savait ac­ca­pa­rer le pou­voir et il encou­ra­geait son entou­rage à en faire autant. C’est un grand talent que de savoir s’im­po­ser auprès des autres et les gens qui le pos­sè­dent sont géné­ra­le­ment les lea­ders de notre société, que ce soit pour faire le bien ou le mal.
M. Péla­deau avait du cœur, tout comme le per­son­nage inter­prété par Mar­lon Brando. Il savait se faire res­pec­ter, il était craint et, sur­tout, il ne fal­lait pas l’at­ta­quer injus­te­ment, car il savait se défen­dre. La réalité dépasse par­fois la fic­tion, et Le Par­rain aurait pu être l’his­toire de Pierre Péla­deau.

* * *

Pierre Péla­deau avait bâti un réseau social très impres­sion­nant autour de Que­be­cor. S’il avait besoin d’un ser­vice, il savait à qui s’adres­ser et sur qui il pou­vait comp­ter.
J’ai per­son­nel­le­ment pu cons­ta­ter l’éten­due du pou­voir de M. Péla­deau et son influence sur la société lors de la sélec­tion des invi­tés pour les dîners qu’il orga­ni­sait à Sainte-Adèle, avant les con­certs heb­do­ma­dai­res tenus au Pavillon des Arts. L’idée lui était venue, au début de 1995, après avoir été invité à un évé­ne­ment sem­bla­ble chez son voi­sin André Bérard. Ce der­nier rece­vait cha­que samedi des per­son­na­li­tés, pro­ve­nant de divers milieux, à sa rési­dence secon­daire du lac Mas­son. Péla­deau s’était dit qu’il pour­rait être inté­res­sant de faire la même chose chez lui. Il me demanda de lui pro­po­ser une sorte de scé­na­rio du dérou­le­ment de la soi­rée et d’in­vi­ter les per­son­na­li­tés dont les noms apparaissaient sur une liste qu’il avait dressée.
Ces dîners me permirent d’échan­ger avec des per­son­nes in­fluen­tes et de voir le genre de rela­tions que M. Péladeau entre­te­nait avec elles.
Au début, ces dîners avaient lieu pres­que tous les week-ends. M. Péladeau choi­sis­sait les menus avec le trai­teur et dres­sait le plan de table. Les repas qui com­por­taient tou­jours cinq ser­vi­ces étaient accom­pa­gnés des vins choi­sis par l’hôte lui-même. Pour adou­cir les mœurs, il tenait éga­le­ment à la pré­sence d’un orches­tre de cham­bre.
Comme il se doit, il pro­po­sait le trans­port en héli­cop­tère à tous ses invi­tés. En fait, il espé­rait les bala­der dans son appa­reil, parce qu’il vou­lait par­ta­ger ce plai­sir avec les gens qu’il aimait. Géné­ra­le­ment, on pre­nait une photo des invi­tés que l’on publiait dans Le Jour­nal de Mon­tréal, le lundi matin.
Tout le pou­voir finan­cier et toute l’élite du Qué­bec ont été reçus à sa rési­dence de Sainte-Adèle. Après le dîner, il pas­sait du côté du Pavillon des Arts pour assis­ter à un con­cert de musi­que clas­si­que.
Il choi­sis­sait lui-même ses invi­tés, tou­jours qua­tre cou­ples, en variant les thè­mes et les per­son­na­ges. Pour être ins­crit sur cette liste, il fal­lait tout de même répon­dre à quel­ques cri­tè­res dont, au moins, celui d’être l’ami de Pierre Péla­deau. Les invi­tés étaient géné­ra­le­ment des gens qu’il con­nais­sait, mais qui ne se connais­saient pas nécessairement entre eux. Il lui fal­lait donc créer une dyna­mi­que.
Ces dîners étaient con­vi­viaux. Les gens étaient très heu­reux d’y être invi­tés. Nom­breux aussi sont ceux qui décou­vraient le côté char­mant de Pierre Péla­deau au cours de ces repas.
Il a déjà invité Réjean Trem­blay et Fabienne Larou­che, au moment où ils fai­saient vie com­mune. “ Mon­sieur P. ” avait bien hâte de ren­con­trer Mme Larou­che. Réjean Trem­blay s’est pré­senté, mais sans Fabienne qui était rete­nue par un pro­blème de santé. M. Péla­deau fut déçu. Il aimait bien Réjean, mais il trou­vait Fabienne beau­coup plus jolie. Il avait pro­posé le poste d’édi­teur du Jour­nal de Mon­tréal à M. Trem­blay dans le passé, mais les deux hom­mes n’avaient pu s’en­ten­dre sur la rému­né­ra­tion.
Parmi les autres per­son­na­li­tés invi­tées, liées au monde des médias, il y eut éga­le­ment Simon Duri­vage, tou­jours très gen­til et très res­pec­tueux. Il avait fait quel­que temps aupa­ra­vant une rétro­spec­tive pour la télé­vi­sion sur la vie d’étu­diant de M. Péla­deau. Ce der­nier l’avait tout de suite aimé pour sa spon­ta­néité et sa sim­pli­cité.
Gilles Proulx plai­sait au grand patron de Que­be­cor pour sa fou­gue, et il fut lui aussi invité. Le coloré jour­na­liste était éga­le­ment un ami intime de Ben Wei­der, cul­tu­riste de renom. Pierre Péla­deau res­pec­tait M. Wei­der et il savait recon­naî­tre l’im­mense suc­cès de cet homme d’af­fai­res. Il l’avait connu au cen­tre du père Mar­cel de La Sablon­nière, auquel Ben Wei­der a beau­coup con­tri­bué en four­nis­sant de l’équi­pe­ment et des acces­soi­res de sport. Péla­deau savait que je m’en­traî­nais dans un gym­nase avec des poids. Aussi, lors­que Ben Wei­der orga­nisa une récep­tion à l’oc­ca­sion de l’an­ni­ver­saire de M. Proulx, le 5 avril 1997, réception à laquelle il avait invité M. Péla­deau, celui-ci me trans­mit l’in­vi­ta­tion. Un con­flit d’ho­raire empê­chait M. Péla­deau de s’y ren­dre et j’avais été délé­gué à sa place pour le repré­sen­ter. Le pau­vre M. Wei­der était bien tri­ste et déçu de me voir arri­ver seul, sans M. Péla­deau. Il m’a cepen­dant accueilli cha­leu­reu­se­ment dans sa rési­dence et m’a mon­tré, comme aux autres invi­tés, son immense col­lec­tion de sou­ve­nirs his­to­ri­ques con­cer­nant Napo­léon. M. Ben Wei­der et moi avons gardé le con­tact par la suite, et j’ai beau­coup de res­pect pour ce grand Qué­bé­cois.
La juge Andrée Ruffo a par­ti­cipé, elle aussi, à un de ces repas. M. Péla­deau l’a tou­jours appuyée. Il trou­vait qu’elle fai­sait un tra­vail vala­ble pour les jeu­nes et il l’avait encou­ra­gée dans la créa­tion de sa fon­da­tion. Mal­heu­reu­se­ment, il n’a pas pu y pren­dre une part aussi active qu’il l’au­rait sou­haité : avec tou­tes ses acti­vi­tés et ses œuvres, il finis­sait par man­quer de temps. Il admi­rait la juge Ruffo pour son audace, sur­tout lorsqu’elle bra­vait la rec­ti­tude poli­ti­que, et pour sa volonté d’ai­der les enfants et les ado­les­cents dému­nis.
Un soir, M. Péla­deau invita Jean-Luc Mon­grain, Sté­phane Bureau, Denise Bom­bar­dier et l’am­bas­sa­deur de la France, Alfred Sie­fer Gaillar­din, qu’il plaça côte à côte dans son plan. Il sali­vait en pen­sant à la con­ver­sa­tion qu’ils échan­ge­raient. Héli­cop­tère ou pas, il arri­vait que le cli­mat vienne cou­per court à ses plans. Il y eut une vio­lente tem­pête dans la jour­née, et seuls Sté­phane Bureau et l’am­bas­sa­deur parvinrent à se ren­dre à Sainte-Adèle.
Les pro­fes­sion­nels du milieu de l’édi­tion croyaient que Pierre Péla­deau et Claude Char­ron, ancien pro­prié­taire de Trus­tar, se détes­taient. Bien au con­traire. Ils étaient régu­liè­re­ment en com­mu­ni­ca­tion et ils avaient tra­vaillé ensem­ble. Claude Char­ron, qui fut invité à l’un des dîners, est la seule et uni­que per­sonne au Qué­bec à avoir vendu le même maga­zine à deux repri­ses. Excep­tion­nel ! La pre­mière fois, Le Lundi, que M. Char­ron avait fondé en 1976, fut vendu au moment où il se dépar­tis­sait des édi­tions Qué­bec Mag, en 1984. Cinq ans plus tard, à la fin de 1989, res­pec­tant les ter­mes d’une entente de non-concurrence, M. Char­ron fonda Trus­tar et implanta avec un immense suc­cès le nou­veau maga­zine 7 Jours. En 1992, Que­be­cor, pro­prié­taire de Publi­cor et du maga­zine Le Lundi, dut reven­dre cette publi­ca­tion à Trus­tar, car on n’arri­vait pas à la ren­ta­bi­li­ser. Fina­le­ment, Le Lundi redevint à nouveau la pro­priété de Que­be­cor, lors­que les Publi­ca­tions TVA en firent l’ac­qui­si­tion au milieu de l’an­née 2000.
Selon moi, Claude Char­ron et Pierre Péla­deau ont été les plus grands édi­teurs de maga­zi­nes au Qué­bec. Ils ont su mon­ter des publi­ca­tions inté­res­san­tes et cap­ti­ver les lec­teurs.
Pierre Mai­son­neuve fut éga­le­ment un invité aux dîners de “ Mon­sieur P. ”. Il réalisa une première entrevue le 25 octobre 1995 au sujet du référendum. La deuxième entrevue, en août 1997, pré­sen­tée à Radio-Canada et publiée par la suite, est sans aucun doute l’une des meilleu­res jamais réali­sées par un jour­na­liste sur l’homme et sur le per­son­nage. Ce jour­na­liste avait pré­paré son en­tre­tien avec beau­coup de soin et un grand res­pect. Je dois admet­tre que jamais aupa­ra­vant Pierre Péla­deau ne s’était livré à un jour­na­liste comme il l’a fait avec M. Mai­son­neuve. Il lui a révélé des con­fi­dences que je n’avais jamais enten­dues aupa­ra­vant, avec une fran­chise et une can­deur authen­ti­ques.
Pierre Péla­deau convia éga­le­ment Mar­cel Béli­veau à sa table. Ce der­nier lui avait par ailleurs joué un tour pen­da­ble dans sa célèbre série Sur­prise sur prise. On se sou­vien­dra de la scène du poste de péage fic­tif où M. Péla­deau est arrêté dans sa Mer­ce­des, et où on lui réclame un droit de pas­sage exa­gé­ré­ment élevé. Bien sûr, “ Mon­sieur P. ” s’y oppose de la façon colo­rée qu’on lui con­naît. Quand la scène se ter­mine, au grand sou­la­ge­ment de M. Péla­deau, on voit Mar­cel Béli­veau, tout fier de sa réus­site, aller saluer sa vic­time. Mais une vic­time avec une bonne mémoire et plus d’un tour dans son sac. Quel­ques mois plus tard, le créa­teur de Sur­prise Sur prise demanda une ren­con­tre avec son ami et grand patron de Que­be­cor. Mar­cel Béli­veau avait conçu un nou­veau pro­jet de télé­vi­sion et il cher­chait une com­man­dite de pres­tige. Il fut reçu au 13e étage avec tous les égards habi­tuels. Pierre Péla­deau l’écouta pen­dant une heure pré­sen­ter le pro­jet en ques­tion en lui posant des ques­tions plus tor­dues et plus embê­tan­tes les unes que les autres. À la fin, M. Péla­deau monta sur ses grands che­vaux et com­mença à insul­ter son inter­lo­cu­teur sur la piè­tre qua­lité de son nou­veau pro­duit, sur la manière dont il pouvait lui faire per­dre son temps si pré­cieux à écou­ter des futi­li­tés, et ainsi de suite. Le pau­vre Mar­cel Béli­veau était très mal à l’aise. Tout ce qu’il vou­lait à ce moment-là était de sor­tir de ce bureau en qua­trième vitesse. Voyant qu’il était en train de l’ache­ver, Pierre Péla­deau éclata d’un rire toni­truant en dis­ant à son invité en sueur qu’il ne s’agissait que d’une bla­gue. Il était main­te­nant satis­fait de sa ven­geance pour l’his­toire du péage. L’his­toire ne dit pas si M. Béli­veau a obtenu sa com­man­dite. Je n’étais pas pré­sent pour assis­ter à la scène ; elle m’a été racon­tée.
Beau­coup d’au­tres artis­tes furent aussi invi­tés chez Pierre Péla­deau. Il aimait beau­coup Danielle Oui­met. Nous som­mes d’ailleurs allés, M. Péla­deau et moi, à quel­ques repri­ses à Qué­bec pour par­ti­ci­per à son émis­sion Bla bla bla. J’ai eu l’oc­ca­sion de cons­ta­ter le talent d’ani­ma­trice de l’an­cienne actrice de cinéma. Il est cer­tain que si M. Péla­deau avait vécu, il aurait aimé l’avoir à une émis­sion à l’heure de pointe à TQS.
Parmi les autres artis­tes ou écri­vains qui ont été reçus à la rési­dence de M. Péla­deau à Sainte-Adèle, on retient les noms de : Gaston L’Heu­reux, Serge Tur­geon, Jean-Pierre Fer­land, dont il con­si­dé­rait la chan­son Envoye à mai­son comme sa favo­rite, Renée Mar­tel, Arlette Cou­sture, Pierre Vade­bon­cœur, Louis Lalande, Moni­que Lepage, Loui­sette Dus­sault, Andrée D’Amour, Andrée Champ­agne, la pre­mière Donalda, Char­les Tis­seyre, Mar­gue­rite Blais, Michel For­get, Louise Des­châ­te­let, Pierre Mar­cotte, le cou­tu­rier Jean-Claude Poi­tras et Agnès Gross­mann, chef de l’Or­ches­tre métro­po­li­tain.
Parmi les invi­tés issus du milieu des affai­res, André Cha­gnon, le fon­da­teur de Vidéo­tron, fut l’un des pre­miers. Même si les deux hom­mes se res­pec­taient, ils ne se fré­quen­taient pas beau­coup. M. Cha­gnon était pra­ti­que­ment l’op­posé de M. Péla­deau dans sa vie pri­vée. Il a tou­jours été l’homme d’une seule femme, il n’a jamais abusé de l’al­cool et il était très réservé, voire timide.
Peu de temps après l’ac­qui­si­tion de TQS par Que­be­cor, la direc­tion de TQS a com­mencé à recru­ter le per­son­nel de TVA. La tac­tique n’a pas plu à M. Cha­gnon et il a passé le mes­sage que TQS devait bâtir son pro­pre réseau sans avoir recours au per­son­nel de TVA. On peut pré­su­mer que si M. Péla­deau avait vécu les pre­mières années d’ex­ploi­ta­tion de TQS, il aurait croisé le fer avec M. Cha­gnon à un moment donné.
À la même table que M. Cha­gnon, Pierre Péla­deau avait éga­le­ment invité André Bérard, de la Ban­que natio­nale, Claude Char­ron et Ber­nard Lan­dry qui était alors vice-premier minis­tre dans le gou­ver­ne­ment de Lucien Bou­chard.
C’est à cette occa­sion que j’ai pu décou­vrir l’in­té­grité de Ber­nard Lan­dry. Non seu­le­ment il avait caté­go­ri­que­ment refusé l’of­fre de trans­port en héli­cop­tère, mais il vou­lait que tous les mem­bres de son cabi­net en fasse autant. Pour lui, il n’était pas ques­tion de pro­fi­ter d’un ser­vice, si sim­ple soit-il, afin d’évi­ter toute forme de con­flit éven­tuel, pré­sent ou futur.
Ber­nard Lan­dry m’a dit : “ Nous avons les moyens de trans­por­ter nos minis­tres et je ne veux pas que le moin­dre doute soit sou­levé quant à votre invi­ta­tion. Je vais aller dîner chez M. Pierre Péla­deau, mais avec notre voi­ture. ”
Pau­line Marois s’était jointe aussi à une occa­sion, de même que Louise Beau­doin. Cette der­nière ne connaissait pas personnel­lement Pierre Péla­deau, mais il esti­mait le tra­vail qu’elle con­sa­crait à la sou­ve­rai­neté et la pas­sion qu’elle y vouait. Parmi les autres poli­ti­ciens invi­tés, M. Péla­deau convia éga­le­ment Serge Ménard à la même table que Gérald Larose. Cette bro­chette d’in­vi­tés don­nait lieu à des con­ver­sa­tions ani­mées, mais tou­jours cor­dia­les, et sur­tout très inté­res­san­tes.
Sur le plan des affai­res et de la poli­ti­que, on remar­que tous les grands noms du Qué­bec parmi les invi­tés de Pierre Péla­deau à Sainte-Adèle : Les Drs Réjean Tho­mas et Yves Lamon­ta­gne, les minis­tres Louise Harel, Rita Dionne-Marsolais et David Cli­che, les mai­res Gilles Vaillan­court, de Laval, et Pierre Gri­gnon, de Sainte-Adèle, la syn­di­ca­liste Moni­que Simard, Jean-Claude Scraire de la Caisse de dépôt et pla­ce­ment du Qué­bec, Pierre Lau­rin, les juges Pier­rette Rayle et le grand ami de Pierre Péla­deau, Bruno Cyr, Corinne Côté-Lévesque, l’épouse de René Léves­que, les avo­cats Domi­ni­que Char­ron et Colin A. Gra­ve­nor, asso­cié de M. Péla­de­au dans le Pavillon des Arts, et Suzanne Anfousse, son avo­cate per­son­nelle durant ses der­niè­res années.
Les dîners ont cessé au début de l’été 1997. La rési­dence de Sainte-Adèle n’ayant pas l’air cli­ma­tisé, les repas deve­naient incon­for­ta­bles durant les gran­des cha­leurs d’été. On devait nor­ma­le­ment repren­dre l’ac­ti­vité à l’au­tomne 1997, mais d’une obli­ga­tion à l’au­tre, M. Péla­deau n’a jamais pu être dis­po­ni­ble et aucun autre dîner n’a été orga­nisé avant son décès.

* * *

Lors­que l’on est un per­son­nage du cali­bre de Pierre Péla­deau, on devient un cen­tre d’at­trac­tion. Au Québec, tout le monde le connaissait. On le rap­pe­lait lors­qu’il lais­sait des mes­sa­ges. Il pou­vait par­ler à qui il vou­lait. Il avait aussi éla­boré un réseau très en­viable de personnes-ressources dans tous les sec­teurs d’ac­ti­vité, indus­triel, politi­que, social et, bien sûr, artis­ti­que.
M. Péla­deau aimait les jeu­nes et il ne ratait jamais une occa­sion de les encou­ra­ger, les pous­ser à voir grand, à oser, à tou­jours aller plus loin. Nous étions de pas­sage à Rivière-du-Loup le 3 novembre 1994 pour une con­fé­rence que M. Péla­deau devait pro­non­cer dans une école. Il y a fait la con­nais­sance de Mario Dumont, lea­der de l’Ac­tion démo­cra­ti­que. Il l’avait trouvé très éner­gi­que et bien jeune pour être aussi actif en poli­ti­que.
“ Il a des bon­nes idées, le jeune, avait-il dit par la suite. Il a du poten­tiel. Il ira cer­tai­ne­ment loin. ”
Ils s’étaient sim­ple­ment serré la main et avaient échangé quelques mots. Mais c’était suf­fi­sant pour que Pierre Péla­deau se fasse une idée.
* * *
Face à la société qué­bé­coise et cana­dienne, Pierre Péla­deau vou­lait être res­pecté et con­si­déré au même titre que ses col­lè­gues de même sta­tut. Il aimait que la renom­mée de Que­be­cor dépasse les fron­tiè­res du Qué­bec. Au début de sa car­rière, con­trai­re­ment à Con­rad Black, qu’il citait sou­vent, Pierre Péla­deau visait le ter­ri­toire pro­vin­cial, mais une fois qu’il l’eût con­quis, il se mit à viser plus loin.
Il faut dire que cha­que fois qu’il subis­sait un revers dans ses acqui­si­tions ou ses opé­ra­tions finan­ciè­res, il avait pris l’ha­bi­tude d’al­ler voir ailleurs, en dehors du Qué­bec. Ce fut le cas pour l’ins­crip­tion en Bourse de Que­be­cor. Per­sonne sur la rue Saint-Jacques ne vou­lait lui accor­der le prix qu’il deman­dait pour les actions. Il s’est tourné vers New York et il a obtenu ce qu’il vou­lait. Ce fut la même chose avec l’échec du Toronto Sun. Que­be­cor avait de l’ar­gent à inves­tir, on n’en vou­lait pas en Onta­rio, il est allé l’in­ves­tir en France. Ces démar­ches avaient ouvert son esprit et poussé son inté­rêt vers les mar­chés inter­na­tio­naux.
Ce besoin d’être reconnu m’a encore été prouvé lors du Som­met éco­no­mi­que du Qué­bec de 1996. Pierre Péla­deau était heu­reux d’y avoir été invité et d’y par­ti­ci­per.
Le 19 mars 1996, le voyage avait bien com­mencé et il était très enjoué. La veille de son exposé, après les audien­ces de la pre­mière jour­née, nous nous som­mes reti­rés dans nos cham­bres res­pec­ti­ves. Il remar­qua alors que le cha­riot de la femme de cham­bre était dans le cou­loir à pro­xi­mité de sa porte.
En voyant le cha­riot, il me donna un coup de coude en poin­tant en sa direc­tion.
“ Viens, insista-t-il, on va aller pren­dre des savons. Ça va être bon pour ma col­lec­tion. ”
Il avait pris l’ha­bi­tude de col­lec­tion­ner les savons de cha­que hôtel où il logeait. À la fin, il devait en avoir des cen­tai­nes. Ça l’amu­sait. Je gar­de­rai tou­jours cette image de lui avec les poches plei­nes de petits savons, sur­tout qu’il se pré­pa­rait à pré­sen­ter un exposé sérieux sur la relance de l’éco­no­mie du Qué­bec.
Il avait pré­paré son dis­cours en met­tant l’ac­cent sur la con­tri­bu­tion de Que­be­cor dans l’éco­no­mie comme créa­teur d’em­ploi et sur la façon de géné­rer des pro­fits. C’était tou­jours les mêmes thè­mes, mais il ne se las­sait pas de les répé­ter. Cela était impor­tant pour lui. Tout le milieu des finan­ces et de l’in­dus­trie était repré­senté autour d’une immense table. Le patro­nat, les syn­di­cats, les étu­diants, les orga­nis­mes pri­vés et publics y avaient tous leurs délé­gués. Les entre­pri­ses pri­vées étaient repré­sen­tées par leur pré­si­dent res­pec­tif.
Sous la res­pon­sa­bi­lité du Pre­mier minis­tre Lucien Bou­chard, le som­met était pré­sidé par Claude Béland, ancien pré­si­dent du Mouve­ment Des­jar­dins. Il agis­sait à titre d’ani­ma­teur et devait coor­don­ner les inter­ven­tions de cha­cun des par­ti­ci­pants, au-delà d’une cen­taine.
Cinq minu­tes seu­le­ment étaient allouées à cha­cune des pré­sen­ta­tions, pas une seconde de plus.
Lors­que Pierre Péla­deau prit la parole, il ne réalisa pas à quel point les minu­tes filaient rapi­de­ment. Lors­que M. Béland lui donna le compte à rebours des 60 der­niè­res secon­des, M. Péla­deau s’exclama :
“ Mais je n’ai pas fini de par­ler. ”
Non seu­le­ment il dut se con­for­mer à l’ho­raire, mais il fut outré d’avoir le même délai pour son exposé qu’un étu­diant qui n’avait même pas son diplôme en main, lui qui possédait un empire de plus de deux milliards. Il le savait pour­tant avant de com­men­cer, mais il ne l’a vrai­ment com­pris qu’à la der­nière minute. Il en res­sortit frus­tré, sur­tout qu’il con­si­dé­rait que l’étu­diant n’avait raconté que des niai­se­ries. Après cet exer­cice, il devenait évident pour tout le monde que Pierre Péla­deau n’au­rait jamais réussi dans la poli­ti­que active. Il étouf­fait s’il devait tra­vailler sous la con­trainte.
Mais il n’était pas au bout de sa frus­tra­tion. M. Péla­deau vou­lait que l’on accorde à Que­be­cor la recon­nais­sance que l’en­tre­prise méri­tait. Lors­qu’elle n’était pas con­si­dé­rée, comme ce fut le cas au Som­met éco­no­mi­que, il se sen­tait rejeté, et, par le fait même, l’en­sem­ble de Que­be­cor.
À la toute fin du Som­met de Qué­bec, à la suite des dis­cus­sions, on con­clut qu’il était impos­si­ble de par­ve­nir à une solu­tion glo­bale pour l’éco­no­mie. Il fut décidé de frag­men­ter les efforts et de créer des comi­tés sec­to­riels. Les pré­si­dents de cha­cun de ces comi­tés avaient été choi­sis et nom­més par le Pre­mier minis­tre ; ils n’étaient pas élus par les par­ti­ci­pants. Ces comi­tés étaient cen­sés pour­sui­vre le tra­vail à la suite du col­lo­que. La pro­cé­dure de nomi­na­tion n’était pas claire. Par contre, ce qui était clair pour Pierre Péla­deau, c’est que les direc­teurs de comi­tés avaient été con­vo­qués à huis clos pour obte­nir leur accord à leur nomi­na­tion, mais pas lui.
On l’au­rait giflé en plein visage qu’il aurait eu la même réac­tion. Il ne par­lait pas, mais c’était évi­dent qu’il était fâché. Durant la pause, immé­dia­te­ment après l’an­nonce divul­guant le nom des chefs de comi­tés, Pierre Péla­deau s’est levé et il m’a dit :
“ On s’en va.
– Mais mon­sieur Péla­deau, la céré­mo­nie de fer­me­ture est dans une heure, lui dis-je en me ren­dant compte que quel­que chose ne lui plai­sait pas.
– On s’en va pareil ”, ajouta-t-il sim­ple­ment, sans plus.
Je l’avais déjà vu, à de nom­breu­ses repri­ses tout au long de mon man­dat, se lever et quit­ter une réunion. Je savais qu’il essayait de con­te­nir sa colère, mais dans le cas du Som­met il res­sen­tait aussi du cha­grin.
Il n’en a jamais parlé, et je n’ai jamais osé lui poser de ques­tions sur le sujet. Par la suite, si je men­tion­nais Lucien Bou­chard pour un évé­ne­ment ou une occa­sion quel­con­que, la réponse était brève, mais très élo­quente :
“ Laisse faire, ponctuait-il. Y a-t-il autre chose ? ”
Il fal­lut atten­dre les inon­da­tions du Sague­nay en juillet 1996 pour que les deux hom­mes repren­nent con­tact.

* * *

Pierre Péla­deau ne pre­nait pas sou­vent de vacan­ces et n’avait pas beau­coup de loi­sirs. Ses moments de détente, il se les accor­dait à Sainte-Adèle au bord de la pis­cine ou encore en se pro­me­nant dans son jar­din et dans la forêt avoi­si­nante.
Il aimait aussi aller à la pêche, non pas pour pêcher, mais pour relaxer, lire un peu et pro­fi­ter de la nature. Je l’ai accom­pa­gné à quel­ques voya­ges de pêche au camp de l’usine Dono­hue situé près du lac Boi­leau dans la région du Sague­nay-Lac-Saint-Jean. Fidèle à ses habi­tu­des, il invi­tait tou­jours des amis inti­mes avec les­quels il avait envie de pas­ser un peu de temps.
C’était tout de même comi­que, parce qu’il n’al­lait jamais pêcher. Je ne l’ai jamais vu tenir une canne à pêche, ni même accom­pa­gner les autres dans l’em­bar­ca­tion. Il dis­ait qu’il allait à la pêche, mais il res­tait sur le quai et se con­ten­tait de regar­der les autres avoir du plai­sir à pra­ti­quer ce sport. Il pre­nait aussi beau­coup de plai­sir durant les repas orga­ni­sés par la cui­si­nière du club de pêche à dis­cu­ter avec ses invi­tés, à pro­fi­ter du pois­son pêché par les autres. Ces repas étaient sans doute aussi cap­ti­vants que l’ac­ti­vité de pêche comme telle, car les dis­cus­sions étaient inti­mes et se dérou­laient dans une ambiance con­vi­viale. M. Péla­deau aimait invi­ter et rece­voir ses amis les plus pro­ches à ce camp, et il essayait par­fois d’en pro­fi­ter pour régler des dos­siers d’af­fai­res, comme ce fut le cas avec Yves Moquin.
En 1989, lors de la fusion des édi­tions Le Nor­det, pro­priété de Que­be­cor, avec les édi­tions Transmo inc., pro­priété d’Yves Moquin, un dif­fé­rend survint dans le règle­ment de la tran­sac­tion.
Pierre Péla­deau aimait beau­coup Yves Moquin, qu’il avait connu à ses tout débuts. M. Moquin fut l’un des pre­miers avo­cats, en 1972, au ser­vice juri­di­que du siège social de Que­be­cor. Ce ser­vice avait été créé à l’oc­ca­sion de la pre­mière émis­sion d’ac­tions publi­ques de Que­be­cor. Yves Moquin a tra­vaillé chez Que­be­cor jus­qu’en 1979, année durant laquelle il décida de fon­der sa pro­pre mai­son, les édi­tions Transmo inc. En mai 1989, il fusion­na sa firme avec Que­be­cor et les édi­tions Le Nor­det, créant ainsi Publi­cor. M. Moquin devait res­ter en poste jus­qu’en 1992, date con­ve­nue pour le paie­ment final de la tran­sac­tion. La valeur du mar­ché des maga­zi­nes avait cepen­dant baissé entre 1989 et 1992 et M. Péla­deau vou­lait payer à rabais la tran­sac­tion, ce que M. Moquin con­tes­tait. Les deux hom­mes se res­pec­taient et s’ai­maient bien, ce qui n’em­pê­chait pas le dés­ac­cord sur le règle­ment fina­n­cier de l’af­faire.
La veille d’un départ pour un voyage de pêche, prévu pour le 1er septembre 1995, Pierre Péla­deau croisa par hasard Yves Moquin dans un res­tau­rant et lui dit :
“ Yves, il faut que l’on règle ça. ”
Ils dis­cu­tèrent un moment et je ne sau­rais dire si “ Mon­sieur P. ” avait en tête de régler le con­flit à son cha­let, tou­jours est-il qu’il invita M. Moquin à se join­dre au groupe.
À sa grande sur­prise, M. Moquin accepta. Arri­vés au cha­let, M. Péla­deau était tout con­tent d’avoir ras­sem­blé tout son monde. Cepen­dant, lors­que vint le moment d’attribuer les cham­bres, il se rendit compte qu’il y avait trop de per­son­nes pour le nom­bre de cham­bres dis­po­ni­bles. Et c’est ainsi que je fus contraint de dor­mir dans la cabane du guide de pêche…
Ce voyage n’avait cepen­dant pas été suf­fi­sant pour ama­douer M. Moquin au sujet du règle­ment de leur entente.
Fina­le­ment, à la fin de 1996, Que­be­cor paya la tota­lité de la somme selon l’entente initiale avec Yves Moquin, incluant les inté­rêts et les frais juri­di­ques. Il s’agis­sait d’une tran­sac­tion de plus de 20 millions de dol­lars.
Yves Moquin fut l’un des seuls qui obtint gain de cause dans son dif­fé­rend avec Pierre Péla­deau en lui tenant tête et qui demeura son ami jus­qu’à la fin.
Au moment du règle­ment, M. Péla­deau aurait même dit :
“ Bah ! je suis bien con­tent pour lui. ”

* * *

Pierre Péla­deau eut des rela­tions et des échan­ges avec des gens de tous les hori­zons de la société. Par­fois, il se bat­tait sans merci et il se défen­dait féro­ce­ment pour gagner à tout prix lais­sant sou­vent un goût amer aux per­dants. Il dis­ait cepen­dant que s’il faut tou­jours gagner, il faut aussi en lais­ser un peu sur la table ; ne jamais par­tir avec tout le butin.
Par­fois, il se bat­tait aussi pour le sim­ple plai­sir de jouer et de pous­ser l’au­tre jus­qu’à ses der­niè­res limi­tes, comme le ferait deux amis boxeurs s’en­traî­nant ensem­ble. Le com­bat contre Yves Moquin fut une sorte d’en­traî­ne­ment que Pierre Péla­deau tint avec son ancien employé et ami. Il savait qu’il était le plus fort avec son empire Que­be­cor, mais il s’est battu hon­nê­te­ment et le meilleur a gagné la bataille du jour.
Cependant, Pierre Péla­deau vou­lait gagner la guerre, et il pour­sui­vit ailleurs et avec d’au­tres adver­sai­res ses com­bats quotidiens.



  
  
  
  
  

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CHAPITRE 11

His­toi­res de dons

C’était connu, Pierre Péla­deau gérait ses entre­pri­ses de façon par­ci­mo­nieuse. Il avait la répu­ta­tion d’être près de ses sous. Il ne se cachait pas non plus pour dire que lors­qu’il fai­sait son épi­ce­rie, il tenait à avoir en main des bons-rabais décou­pés soi­gneu­se­ment. Pour­tant, lors­qu’il s’agis­sait de faire un don ou de venir en aide à un ami ou même à une per­sonne recom­man­dée par un ami, il pou­vait faire émet­tre un chè­que dès le moment où sa déci­sion était prise, et par­fois dans la minute même.
J’avais cru, avant d’en­trer à son ser­vice en 1991, que les dons dis­tri­bués par Que­be­cor à dif­fé­ren­tes œuvres et orga­ni­sa­tions à but non lucra­tif étaient admi­nis­trés par un comité ; que plu­sieurs per­son­nes de l’en­tre­prise se char­geaient d’ana­ly­ser les deman­des et que ce comité, par la suite et avec l’ac­cord du pré­si­dent, pro­cé­dait à la remise des dons.
Ce n’était abso­lu­ment pas le cas. Avant que je com­mence à tra­vailler avec lui, M. Péla­deau fai­sait beau­coup de dons, en majo­rité très dis­crets. Peu de gens étaient au cou­rant. Les mon­tants pou­vaient varier du coût d’une simple facture d’épicerie à des dizai­nes de milliers de dol­lars. Il agis­sait sou­vent spon­ta­né­ment et secrè­te­ment. Mais après bon nom­bre d’an­nées, les deman­des ont com­mencé à se mul­ti­plier, éma­nant de tou­tes sor­tes de grou­pes ou de per­son­nes. Je dirais qu’à la fin, je pou­vais rece­voir jus­qu’à dix deman­des par jour, et je ne tiens compte que de cel­les qui par­ve­naient à mon bureau. Dès que l’on donnait de l’ar­gent à un groupe, c’était assuré, d’autres venaient nous voir pour obtenir sinon le même mon­tant au moins une con­tri­bu­tion. Il fal­lait exer­cer une forme de sur­veillance.
En ce qui con­cerne Que­be­cor, les dons étaient gérés par une per­sonne. M. Péla­deau pou­vait bien pré­ten­dre qu’il y avait un comité qui déci­dait, il ne s’agis­sait que d’une seule per­sonne : lui-même.
Il avait été sen­si­bi­lisé à la phi­lan­thro­pie et au par­tage par son ami le père Mar­cel de La Sablon­nière. Le Cen­tre Immaculée-Conception était situé, à l’épo­que, juste en face de son bureau sur la rue Papi­neau.
Le Cen­tre a été fondé en sep­tem­bre 1951, et il porte aujour­­d’hui le nom de Cen­tre Marcel-De-La-Sablonnière. M. Péla­deau a beau­coup con­tri­bué aux œuvres du père Sablon. J’ai eu l’oc­ca­sion de côtoyer cet homme d’une grande géné­ro­sité. Il est décédé le 20 dé­cem­bre 1999.
Un autre fait qui mar­qua à vie Pierre Péla­deau con­cer­nant le par­tage avec les moins nantis fut la mort de son père. Même s’il n’avait que de vagues sou­ve­nirs de lui, comme il l’a raconté à plu­sieurs repri­ses en public, il se souvenait de la jour­née des funé­railles d’Henri Péla­deau. Avant la nais­sance de Pierre, au moment où les affai­res rou­laient sur l’or pour la famille, son père avait aidé beau­coup de gens autour de lui et dans tout le quar­tier. Des amis et des familles dans le besoin avaient béné­fi­cié de sa géné­ro­sité lors­qu’ils s’étaient trou­vés en dif­fi­culté finan­cière. Henri avait le cœur sur la main. À sa mort, il était ruiné. Il n’y avait même pas dix per­son­nes à son enter­re­ment. Per­sonne ne se souvenait qu’il n’avait jamais hésité à dis­tri­buer le con­tenu de ses cof­fres quand ils étaient bien rem­plis.
Pierre Péla­deau n’a jamais oublié cette jour­née mar­quée par l’in­gra­ti­tude des gens.
Dès le début de sa par­ti­ci­pa­tion à “ ses œuvres ”, comme il les appe­lait, il avait déter­miné le cré­neau pré­cis qu’il pré­férait. Cha­que entre­prise choisissait ses sec­teurs d’ac­ti­vi­tés cari­ta­ti­ves. Chez Vidéo­tron, par exem­ple, on s’en­ga­geait beau­coup dans les com­pé­ti­tions spor­ti­ves avec des com­man­di­tes de pres­tige. Pour M. Péla­deau, même si le sport était l’un des élé­ments les plus ven­deurs du Jour­nal de Mon­tréal, il ne s’y inté­res­sait pas lors­que venait le temps de faire ses choix. “ Ses œuvres ”, c’étaient les artis­tes, la musi­que et les per­son­nes aux pri­ses avec des pro­blè­mes d’al­cool.
Pour toute orga­ni­sa­tion phi­lan­tro­pi­que, veiller à ce que les béné­fi­ciai­res fas­sent bon usage des som­mes reçues était la par­tie la plus dif­fi­cile à gérer. À ce cha­pi­tre, Pierre Péla­deau excel­lait.
Érik Péla­deau vou­lait une struc­ture offi­cielle pour la ges­tion des con­tri­bu­tions, mais son père ne pen­sait pas que c’était une bonne idée. D’ailleurs, nous avions déjà essayé la méthode du comité lors­que j’avais tra­vaillé la pre­mière fois sur le rap­port annuel de 1991 de Que­be­cor. Nous avions regroupé plu­sieurs per­son­nes à dif­fé­rents paliers, dont ceux de la comp­ta­bi­lité, du secré­ta­riat juri­di­que et de la firme de design gra­phi­que Vasco design. À la fin, nous lui avons pré­senté le pro­duit du con­sen­sus du comité. Il n’a pas aimé le résul­tat. Il m’a donné une pho­to­gra­phie de la façade de l’édi­fice de la rue Saint-Jacques et il m’a dit que c’était ce qu’il vou­lait voir en page cou­ver­ture. C’était une belle pho­to­gra­phie de l’édi­fice, mais elle avait été prise par un ama­teur. Il a fallu la faire cor­ri­ger en ima­ge­rie. Même après un mois de tra­vail, il trou­vait que cette pho­to­gra­phie était plus repré­sen­ta­tive de ce qu’é­tait Que­be­cor que toutes les autres que nous lui avions proposées. Il aimait les gens sim­ples et les cho­ses sim­ples. J’ai com­pris que la sim­pli­cité devait éga­le­ment domi­ner quand il s’en­ga­geait dans la com­mu­nauté.
Donc, je rece­vais les deman­des. Je les cumu­lais et les lui ache­mi­nais une fois par mois avec mes recom­man­da­tions pour qu’il les étu­die. Je devais faire une pre­mière éli­mi­na­tion. La plu­part du temps, je savais que cer­tai­nes deman­des, particulièrement en théâtre et en sport, ne l’in­té­res­se­raient pas, alors je les met­tais de côté et j’écri­vais une let­tre de refus. Il favo­ri­sait les jeu­nes artis­tes et le sec­teur de la santé. Il avait à cœur plu­sieurs cau­ses comme la Mai­son­née de Laval, Ivry-sur-le-Lac, l’Au­berge du Nou­veau Che­min, la fon­da­tion de l’hô­pi­tal Hôtel-Dieu, l’Or­ches­tre métro­po­li­tain, le Pavillon des Arts de Sainte-Adèle, pour ne nom­mer que ceux-là. Il met­tait tout en œuvre pour que ces orga­nis­mes aient du suc­cès. Lors­qu’il croyait en une cause, il était infa­ti­ga­ble et pou­vait y con­sa­crer un nom­bre incal­cu­la­ble d’heu­res, par­fois plus que pour Le Jour­nal de Mon­tréal et ses impri­me­ries.
Pour le Pavillon des Arts, par exem­ple, il ne comp­tait pas son temps ; il déci­dait de la maquette du pro­gramme, des artis­tes et des pho­to­gra­phies. S’il le fal­lait, il mobi­li­sait même ses secré­tai­res Miche­line Bour­get et Nicole Ger­main pour l’as­sis­ter, en plus de ma secré­taire Mar­tine Bérubé qui s’en occu­pait à temps pres­que com­plet.
Il don­nait en moyenne deux millions de dol­lars par année, y com­pris la publi­cité gra­tuite et les ser­vi­ces. Une année, le mon­tant de l’ap­port publi­ci­taire dans les jour­naux s’est élevé à 225 000 $ uni­que­ment pour le Pavillon des Arts.
Il était tel­le­ment effi­cace quand il se con­sa­crait à une œuvre, qu’il avait même réussi à géné­rer des pro­fits pour le Pavillon des Arts pour­tant démarré comme acti­vité à but non lucra­tif. À un cer­tain moment, il s’est dit : “ Je donne de l’ar­gent, je ne vois pas pour­quoi mes four­nis­seurs que je paye bien et qui font des pro­fits avec mes entre­pri­ses n’en met­traient pas dans mes œuvres. ” Alors il a sol­li­cité Hydro-Québec, les ban­ques, les bureaux d’avo­cats et de comp­ta­bles, ainsi que la plu­part des four­nis­seurs de Que­be­cor 1. À la fin, le Pavillon rece­vait dans ses cof­fres plus d’ar­gent qu’il n’en dépen­sait.
En l’es­pace de quel­ques années, nous avons recueilli au total plus 120 000 $ en com­man­di­tes pour le Pavillon.
Il pou­vait venir me con­sul­ter deux fois par jour pour des ques­tions con­cer­nant le Pavillon. Il avait aussi recours aux con­seils de Marie Rémillard, alors direc­trice de l’Or­ches­tre métro­po­li­tain, dont il finan­çait aussi les acti­vi­tés. Il vou­lait qu’elle lui pro­pose de jeunes artis­tes en pleine ascen­sion. Il ne les choi­sis­sait jamais au hasard. Il fal­lait qu’il aime leur tra­vail.
De nom­breux artis­tes qué­bé­cois doi­vent beau­coup à Pierre Péla­deau pour l’aide qu’il leur a accor­dée d’une façon ou d’une autre durant leur car­rière. Péla­deau entre­te­nait d’une manière con­ti­nue d’étroi­tes rela­tions avec tout le milieu artis­ti­que qu’il aimait.
Pour ajou­ter encore un peu plus de cré­di­bi­lité aux soi­rées du Pavillon des Arts de Sainte-Adèle, je lui avais pro­posé d’in­vi­ter une per­son­na­lité du milieu artis­ti­que pour agir à titre de maî­tre de céré­mo­nie. Il fut énor­mé­ment séduit par ce con­cept qui lui per­met­tait de sol­li­ci­ter un acteur, un jour­na­liste ou un chan­teur popu­laire pour pré­sen­ter le con­cert au Pavillon. Évi­dem­ment, on publiait une pho­to­gra­phie de la per­son­na­lité dans Le Jour­nal de Mon­tréal et dans Échos Vedet­tes. Comme il fal­lait s’y atten­dre, une fois que l’idée était lan­cée, la mar­chan­dise devait être livrée sans délai.
Il a dressé une liste de ceux qu’il vou­lait accuei­llir comme ani­ma­teur et je me suis mis au tra­vail pour les con­tac­ter offi­ciel­le­ment 2. À par­tir de ce moment, en sep­tem­bre 1992, une pléiade de vedet­tes ont visité le Pavillon pour y ani­mer les soi­rées heb­do­ma­dai­res. De Julie Sny­der à Mit­sou, en pas­sant par Albert Millaire, Jean-Luc Mon­grain ou Simon Duri­vage. Tous ceux que nous avons invi­tés ont accepté avec empres­se­ment.

* * *

À mes débuts en 1991, M. Péla­deau avait été pres­senti pour finan­cer une salle de spec­ta­cle pour l’uni­ver­sité du Qué­bec à Mont­réal. Cet évé­ne­ment coïn­ci­dait avec l’épo­que de la crise entraî­née par la publi­ca­tion d’un arti­cle dans le maga­zine L’Ac­tua­lité, lequel allait déclen­cher une cam­pa­gne de boy­cot­tage à son égard.
Il y eut un vif mou­ve­ment de con­tes­ta­tion de la part des pro­fes­seurs de l’UQÀM qui ne vou­laient pas que le Cen­tre soit nommé d’après le signa­taire du chè­que. Ils vou­laient bien de l’ar­gent, mais ils ne vou­laient rien enten­dre d’un Cen­tre Pierre-Péladeau.
À l’ori­gine, c’était une idée qui avait germé dans la tête de Pierre Jas­min, pia­niste et ami de Pierre Péla­deau. M. Jas­min avait déjà béné­fi­cié de l’ap­pui finan­cier de M. Péla­deau et il avait amorcé les pre­miè­res démar­ches pour la créa­tion du Cen­tre. Il avait fait part de ses inten­tions à Pierre Péla­deau en lui expli­quant com­ment le pro­jet pour­rait pro­fi­ter à Que­be­cor. Les agen­ces cul­tu­rel­les des dif­fé­rents gou­ver­ne­ments avan­ce­raient les pre­miè­res mises de fonds, mais pour con­cré­ti­ser le pro­jet, il fal­lait aussi de l’in­ves­tis­se­ment privé. M. Péla­deau était flatté non seu­le­ment qu’on lui demande d’in­ter­ve­nir, mais éga­le­ment parce qu’il avait tou­jours rêvé d’avoir un cen­tre por­tant son nom, comme c’était le cas des Bronf­man et des Des­ma­rais. C’était un sta­tut qu’il leur enviait et avec ce pro­jet de l’UQÀM, il avait la chance réali­ser un vieux rêve.
Mais les dis­cus­sions n’avan­çaient pas tel­le­ment bien, car cer­tains pro­fes­seurs pré­ten­daient qu’un cen­tre de haut savoir devait éga­le­ment por­ter un nom pres­ti­gieux. Pour cer­tains, Pierre Péla­deau ne repré­sen­tait pas la cul­ture uni­ver­si­taire et il était un peu trop coloré. Pour­tant, ce der­nier était loin d’être un auto­di­dacte. Il pos­sé­dait une licence en phi­lo­so­phie de l’uni­ver­sité de Mon­tréal et une autre en droit de l’uni­ver­sité McGill. Il avait reçu un doc­to­rat hono­ris causa de l’uni­ver­sité du Qué­bec en 1985, il en reçut un second de l’uni­ver­sité de Sher­brooke en 1996 et un autre de l’uni­ver­sité Laval en 1997. Il avait été pre­mier chan­ce­lier de l’uni­ver­sité Sainte-Anne de Nouvelle-Écosse en 1988, nommé Mem­bre de l’Or­dre du Canada en 1987 et reçu offi­cier de l’Or­dre natio­nal du Qué­bec en 1989. On lui décerna le titre d’of­fi­cier de la Légion d’hon­neur en 1997.
On a fina­le­ment pu s’en­ten­dre pour que le Cen­tre porte le nom de Pierre Péla­deau, mais que la salle de con­cert soit bap­ti­sée en l’hon­neur d’un musi­cien con­tem­po­rain, Pierre Mer­cure. Il faut sou­li­gner le tra­vail de la vice-rectrice Flo­rence Junca-Adenot dans le dénoue­ment de cette crise.
Toutefois, ce n’est pas parce qu’il avait obtenu son nom pour le Cen­tre que Pierre Péla­deau allait fer­mer les yeux sur la ges­tion. Il sur­veillait entre autres de très près la pro­mo­tion que la direc­tion du Cen­tre fai­sait dans les jour­naux au sujet des spec­ta­cles pré­sen­tés. On annon­çait par­fois que les spec­ta­cles se dérou­laient à la salle Pierre-Mercure, mais on oubliait de men­tion­ner le nom du Cen­tre Pierre-Péladeau. Cette omis­sion le met­tait en colère et il me deman­dait toujours de télé­pho­ner au direc­teur géné­ral pour lui dire de faire cor­ri­ger la chose. Un jour, il a même menacé de faire un arrêt de paie­ment sur le chè­que de sa con­tri­bu­tion. Je lui ai répondu qu’on ne pou­vait pas faire une chose pareille. Il s’est arrêté net et il a demandé :
“ Com­ment ça, on ne peut pas faire ça ?
– Mais M. Péla­deau, parce que le chè­que est encaissé depuis un an déjà. ”
Il aurait voulu qu’il en soit autre­ment, mais, dans ce cas-là, c’était trop tard. Alors il envi­sa­gea sérieu­se­ment de ne plus com­man­di­ter aucun évé­ne­ment pré­senté par le Cen­tre. Il n’ai­mait pas non plus Éric Lari­vière, alors direc­teur en place. Et s’il n’ai­mait pas quel­qu’un, il n’ai­mait pas son tra­vail même si la per­sonne était effi­cace dans ses fonc­tions. Avec lui, c’était blanc ou noir. Il n’y avait pas de zone grise. Il trou­vait que la pro­gram­ma­tion du Cen­tre Pierre-Péladeau était trop snob et ne tou­chait pas assez les gens ordi­nai­res.
C’était para­doxal de sa part, car il admi­rait des musi­ciens de la trempe d’Alain Lefe­vre et d’Alexan­dre Da Costa. Il ado­rait aussi Pierre Jas­min. Il trou­vait qu’il inter­pré­tait Bee­tho­ven d’une façon magis­trale. À tel point qu’il avait même offert au pia­niste de lui ache­ter une mai­son voi­sine de la sienne à Sainte-Adèle pour qu’il puisse venir jouer lors­que M. Péla­deau rece­vait. Et il rece­vait beau­coup. Pierre Jas­min a poli­ment refusé.
Pierre Péla­deau aidait aussi des écri­vains. S’il trou­vait que tel ou tel autre avait du talent et qu’il aimait ses écrits, il fai­sait en sorte que l’au­teur soit publié. Mais il s’at­ten­dait aussi à ce que l’au­teur con­ti­nue de pro­duire et de pro­gres­ser.
Son soutien financier laissait aussi une place impor­tante aux pein­tres. Le Pavillon des Arts était un cen­tre de ver­nis­sage et d’ex­po­si­tion. Pierre Péla­deau tenait en haute estime les artis­tes, par exem­ple Armand Vaillan­court qu’il con­si­dé­rait comme un homme qui se tenait debout et qui défen­dait ses idées. De plus, les deux hom­mes détes­taient allè­gre­ment Pierre Tru­deau, point com­mun qui les rap­pro­chaient. Une sculp­ture de Vaillan­court est ins­tal­lée devant Le Jour­nal de Mon­tréal, rue Fron­te­nac.
À par­tir du moment où Que­be­cor aidait un pia­niste, un pein­tre ou un écri­vain, de nom­breux autres se poin­taient pour être sub­ven­tion­nés. Dans leur esprit, si l’en­tre­prise aidait un pia­niste, il fal­lait aider tous les autres. Ce n’était pas facile de gérer tou­tes les deman­des. J’ai lu et entendu tou­tes sor­tes d’ar­gu­ments. Pour plu­sieurs, Que­be­cor avait l’obli­ga­tion de don­ner. Or, con­trai­re­ment aux agen­ces publi­ques qui sont créées à cette fin, l’en­tre­prise pri­vée n’a pas vrai­ment l’obli­ga­tion de sub­ven­tion­ner des pro­jets cul­tu­rels ou com­mu­nau­tai­res.
C’est un choix de direc­tion et Péla­deau choi­sis­sait ses cau­ses, tout en exi­geant que les béné­fi­ciai­res encou­ra­gés se mon­trent à la hau­teur.
Pierre Péla­deau était un organisateur-né, un ras­sem­bleur hors pair. Dès son jeune âge, il en avait fait la preuve à main­tes repri­ses lors­qu’il s’agis­sait de regrou­per des gens, de pré­sen­ter des débats ou même de par­ti­ci­per à une cam­pa­gne élec­to­rale. Il a très sou­vent raconté les motifs de son expul­sion du col­lège Bré­beuf : il avait pro­mis de dis­tri­buer des dépliants pour appuyer Jean Dra­peau, can­di­dat à la mai­rie. La direc­tion du col­lège l’avait averti de ces­ser cette acti­vité poli­ti­que qui allait par ailleurs à l’en­con­tre du parti pris qu’a­vait le clergé con­tre le futur maire, et qui lui pré­fé­rait le géné­ral Laflè­che, son oppo­sant, favo­ra­ble à la cons­crip­tion. Mais Pierre Péla­deau avait fait la pro­messe de dis­tri­buer ces tracts et, pour lui, il était impen­sa­ble de rebrous­ser che­min. Comme il se doit, il fut ren­voyé. Entre-temps, il avait tout de même eu le temps de dres­ser des lis­tes de noms et de dis­tri­bu­tion parmi les étu­diants. Il se don­nait à fond dans tout ce qu’il entre­pre­nait et fai­sait en sorte que son entou­rage en fasse autant.
Même qua­rante ans plus tard, il était inépui­sa­ble dans la ges­tion de ses affai­res et encore plus dans ses œuvres. Finan­cer l’Or­ches­tre métro­po­li­tain ne se limi­tait pas à la signa­ture d’un chè­que. Il fal­lait aussi que la salle soit pleine. Pour y par­ve­nir, il fal­lait que tout le monde mette la main à la pâte et à tous les paliers de l’or­ga­ni­sa­tion. Il se pré­oc­cu­pait de la pro­gram­ma­tion qu’il vou­lait acces­si­ble à tous. C’était sa façon de con­tri­buer à la cul­ture.
À pres­que tous les con­certs de l’Or­ches­tre métro­po­li­tain, il se trou­vait des gens dans l’au­dience qui applau­dis­saient – et qui applau­dis­sent tou­jours aujourd’­hui – entre les mou­ve­ments. Il est d’usage que l’on garde le silence jus­qu’à la fin de l’œuvre. C’est une évi­dence pour les vrais con­nais­seurs de musi­que clas­si­que. Si ces applau­dis­se­ments indis­po­sent sou­vent les chefs d’or­ches­tre ou les autres dans la salle, Pierre Péla­deau, au con­traire, était ras­suré en les enten­dant. Il se dis­ait qu’il avait réussi à ame­ner des gens ce soir-là qui décou­vraient cette musi­que pour la première fois et qu’ils revien­draient. C’était aussi une grande preuve de démo­cra­tie et de rap­pro­che­ment avec la popu­la­tion.
Il ne faut jamais oublier que même s’il avait grandi dans une cer­taine pau­vreté, il avait été édu­qué dans un milieu bour­geois et cul­tivé. Mais il a tou­jours pré­féré fré­quen­ter les gens sim­ples et sans pré­ten­tion.
Il pou­vait bras­ser des millions, mais il res­tait un être très fru­gal. Son plus grand plai­sir était de man­ger un sand­wich aux œufs accom­pa­gné de sa bois­son gazeuse pré­fé­rée.
Il avait une grande sym­pa­thie pour les miséreux et ne détour­nait pas le regard devant eux. Je me sou­viens de l’avoir accom­pa­gné un jour où il cher­chait une école pour son fils Simon-Pierre. Il avait entendu par­ler d’un éta­blis­se­ment qui avait pignon sur rue dans Saint-Henri, un quar­tier défa­vo­risé de Mon­tréal. Je m’y suis rendu avec lui dans ma voi­ture. Nous avons vu une famille démunie assise sur le bal­con de son appar­te­ment. Je lui ai demandé s’il était pos­sible pour ces gens de sor­tir de leur mis­ère. Il m’a dit en les regar­dant d’un air tri­ste :
“ Ce n’est pas facile pour eux de s’en sor­tir. Pres­que impos­si­ble. ”
Une autre anec­dote mon­tre bien com­ment il pou­vait résou­dre un pro­blème avec des solu­tions très terre-à-terre. Le direc­teur du col­lège où étu­diait Simon-Pierre avait informé M. Péladeau que son fils, alors âgé de 16 ans, n’ob­te­nait que de piè­tres résul­tats sco­laires et qu’au point où il en était, il ris­quait d’échouer ses exa­mens.
Pierre Péla­deau avait bien essayé de rai­son­ner son fils pour le moti­ver à se con­cen­trer et à se don­ner à fond dans ses étu­des. Il lui soulignait les avantages qu’il y avait à étudier dans l’un des meil­leurs col­lè­ges pri­vés, ce qui n’était pas donné à tous. Aucun argu­ment ne déclen­chait la réaction salu­taire qui aurait pu pro­pulser Simon-Pierre parmi les pre­miers de classe.
Pierre Péla­deau détes­tait se buter à un mur quand il vou­lait des résul­tats. Il est arrivé un bon matin avec l’in­ten­tion d’al­ler con­fis­quer la voi­ture de l’adolescent, laquelle était bien sûr imma­tri­cu­lée au nom de Pierre Péla­deau. Je considérais le plan auda­cieux et la mesure dra­co­nienne, mais le prin­ci­pal inté­ressé ne trou­vait pas de meilleure solu­tion.
J’ai été délé­gué comme second avec Yves Para­dis, pilote d’hé­li­cop­tère et chauf­feur de M. Péla­deau, pour aller “ kid­nap­per ” la voi­ture de l’in­dis­ci­pliné. C’était digne d’un épi­sode de James Bond. Il a fallu se cacher dans le sta­tion­ne­ment du col­lège et s’as­su­rer que Simon-Pierre était bien en classe. Le der­nière chose au monde que je vou­lais à ce moment-là était d’ar­ri­ver nez à nez avec fis­ton, en train de “ voler ” sa voi­ture. Une fois de retour au bureau, nous avons laissé la voi­ture dans le sta­tion­ne­ment de l’édi­fice et remis les clés à papa qui, entre-temps, avait pris bien soin de pré­ve­nir le direc­teur. Il y avait de for­tes chan­ces que Simon-Pierre aille le voir, en état de pan­i­que, pour l’aver­tir du vol de sa voi­ture.
Le direc­teur ne trou­vait pas sou­vent ce genre d’écho de la part de parents à qui il devait ren­dre des comp­tes. Il a féli­cité M. Péla­deau d’avoir trouvé le temps de pren­dre cette initia­tive inusi­tée. Je n’ai plus entendu par­ler des résul­tats sco­lai­res de Simon-Pierre par la suite.
Ce fait, ano­din pour cer­tains, n’est qu’un des innom­bra­bles gestes que Pierre Péla­deau pou­vait poser quand il vou­lait des résul­tats.
Autant il pou­vait faire de géné­reux dons, autant il était aux aguets dans la ges­tion des dépen­ses. Il sur­veillait tout. On ne pou­vait pas lui “ en pas­ser une ” et il était for­te­ment décon­seillé de le tes­ter, car il s’en apercevait toujours. Si on trom­pait sa con­fiance une fois, il ne par­don­nait jamais. Je devais faire attention.
Un jour, j’ai fait impri­mer une cen­taine d’exem­plai­res de sa pho­to­gra­phie offi­cielle pour la dis­tri­buer aux médias et réali­men­ter notre pro­vi­sion. Je lui ai pré­senté la fac­ture du pho­to­gra­phe. Il est venu dans mon bureau véri­fier le paquet de pho­to­gra­phies et s’as­su­rer que le compte y était.
Pour les dons, il fai­sait tou­jours un suivi afin de s’as­su­rer qu’ils étaient uti­li­sés à bon escient et pour la bonne cause. Il fouillait par­tout pour en être cer­tain. Il ne fai­sait pas un don pour l’ou­blier ensuite. S’il décou­vrait qu’on l’avait floué ou qu’on lui avait menti, il envoyait son infan­te­rie. Il pou­vait faire un arrêt de paie­ment sur un chè­que encore en cir­cu­la­tion, et le nom du ou des cou­pa­bles s’ajoutait à sa liste noire. C’était défi­ni­tif et sans appel.
Il appré­ciait aussi que ceux qui rece­vaient l’en remer­cient. Si on se con­ten­tait d’en­cais­ser le chè­que et que l’on dis­pa­rais­sait comme si rien n’était arrivé, et cela se pro­dui­sait par­fois, il n’ap­pré­ciait pas du tout. C’était une mar­que d’in­gra­ti­tude et il était inutile de se pré­sen­ter l’an­née sui­vante pour renou­ve­ler la demande.
L’in­gra­ti­tude des gens est par­fois tri­ste à cons­ta­ter. Sou­vent, des per­son­nes dont la demande était accep­tée regar­daient le mon­tant reçu et reve­naient en dis­ant : “ Il pour­rait m’en don­ner plus. ”
Pierre Péla­deau avait une autre manie qui fait main­te­nant par­tie des pra­ti­ques géné­ra­li­sées de recy­clage : il uti­li­sait le verso des lettres qu’il rece­vait, mais dont le con­tenu ne l’in­té­res­sait pas. Lors­qu’il en avait une bonne quan­tité, il la remet­tait à sa secré­taire qui s’oc­cu­pait de les faire cou­per en qua­tre. Il uti­li­sait ces feuillets afin d’écrire des notes destinées à son per­son­nel.
Un jour, je reçus un appel d’un homme plutôt anxieux qui m’expliqua qu’il atten­dait une réponse de Pierre Péla­deau depuis long­temps à pro­pos de son pro­jet. Je l’écoutai atten­ti­ve­ment me décrire tou­tes les démar­ches qu’il avait entreprises pour sa de­mande de don. Si je me sou­viens bien, il s’agis­sait d’une com­pé­ti­tion de cyclisme. Pen­dant qu’il me parlait, je lisais machi­na­le­ment un des “ petits papiers ” que “ Mon­sieur P. ” m’avait adressé. Au verso, il y avait les coor­don­nées de mon inter­lo­cu­teur. Je me sentis mal. Si la let­tre avait abouti sur la plan­che à décou­per, il était cer­tain que sa demande n’avait pas été rete­nue. Il fal­lait que je trouve les mots pour lui expli­quer que “ notre comité ” n’avait mal­heu­reu­se­ment pas acquiescé à sa demande.
Pierre Péla­deau deman­dait régu­liè­re­ment à ren­con­trer les gens qui lui adres­saient une demande de don. Lors­qu’il n’était pas cer­tain du juge­ment qu’il por­tait sur une per­sonne, il me deman­dait de la ren­con­trer pour véri­fier s’il fai­sait fausse route ou non. En prin­cipe, il avait un bon juge­ment, mais il m’est arrivé de le faire chan­ger d’opi­nion. Il remer­ciait tou­jours la per­sonne d’avoir pris le temps de venir le ren­con­trer et s’il la rac­com­pa­gnait jus­qu’à mon bureau en me dis­ant de m’oc­cu­per d’elle, géné­ra­le­ment, ça vou­lait dire  “ débarrasse-m’en ”.
Si le pro­jet lui plai­sait, il m’adres­sait un “ petit papier ” ou venait en per­sonne me dire : “ Appelle la comp­ta­bi­lité et demande leur de faire un chè­que ” pour tel ou tel mon­tant. Le chè­que était émis le jour même.
Il lui est aussi arrivé de don­ner de l’ar­gent à un artiste qui ne l’avait pas sol­li­cité. M. Péla­deau avait assisté à son con­cert et il l’avait aimé. Sachant qu’il n’était pas très en moyen, il lui avait envoyé un cadeau pour l’en­cou­ra­ger à con­ti­nuer.
On ne l’ap­pro­chait pas uni­que­ment pour lui deman­der de l’ar­gent. Il était extrê­me­ment con­voité comme con­fé­ren­cier pour des cham­bres de com­merce, des entre­pri­ses, des con­grès. À ce cha­pitre, ceux qui n’étaient pas encore sur notre liste de dons à faire étaient dans celle des con­fé­ren­ces à don­ner.
À mes débuts chez Que­be­cor, Pierre Péla­deau don­nait les con­fé­ren­ces gra­tui­te­ment parce qu’il dis­ait ne pas avoir besoin de cet argent-là. Pour lui, c’était une con­tri­bu­tion à une cause : s’il ne don­nait pas d’ar­gent, il don­nait de son temps. Mais il se pré­oc­cu­pait de voir par­fois des pla­ces vides dans les sal­les où il pre­nait la parole. On revenait tou­jours au même prin­cipe : aller cher­cher le maxi­mum. Il en était venu à la con­clu­sion que s’il deman­dait un cachet pour don­ner sa con­fé­rence, les orga­ni­sa­teurs tra­vaille­raient plus fort pour rem­plir la salle. Mais il n’était pas à l’aise pour deman­der un cachet à des asso­cia­tions qui orga­ni­saient des évé­ne­ments pour amas­ser des fonds.
Je lui ai alors sug­géré de pren­dre le cachet et de le ver­ser à une œuvre de son choix. De cette façon, il ren­drait ser­vice à un plus grand nom­bre de per­son­nes. C’est ce qu’il a fait par la suite. Il a donné plus d’une cen­taine de con­fé­ren­ces pen­dant mon séjour chez Que­be­cor. Vers la fin, il deman­dait entre 5 000 $ et 10 000 $ et il remet­tait la somme à l’une de ses œuvres per­son­nel­les.
Il a aussi donné son cachet lors­qu’on lui a demandé de faire une annonce publi­ci­taire pour Loto-Québec en juillet 1996. Il avait d’abord demandé 5 000 $. Du côté de Loto-Québec, la jeune femme qui régis­sait la pro­duc­tion a poussé quel­ques sou­pirs en disant que le bud­get était plu­tôt le tarif de base de l’Union des artis­tes, soit envi­ron 800 $. Pierre Péla­deau avait prévu un mon­tant plus élevé. Il vou­lait 5 000 $ mini­mum.
La publi­ci­taire lui a répondu qu’elle devait d’abord vérifier avec son patron et qu’elle lui “ reviendrait ” à ce sujet.
Il a ajouté : “ C’est ça, reviens-moi vite ! ”
Une semaine plus tard, la jeune femme rap­pela :
“ Bon­jour M. Péla­deau. Pour votre cachet, c’est accepté pour 5 000 $.
– J’ai pensé à tout ça et main­te­nant ce n’est plus 5 000 $, c’est 10 000 $ que je veux.
– OK ! C’est d’ac­cord ! ” répondit-elle sans le con­tre­dire.
Dès lors, elle savait à qui elle avait affaire. Et les 10 000 $ ont été ver­sés à une œuvre à but non lucra­tif.      
Pierre Péla­deau par­ti­ci­pait aussi à des pro­jets de plus grande enver­gure. Au cours des deux der­niè­res années de sa vie, il s’était inté­ressé à deux pro­jets bien pré­cis, dont la Chaire de l’en­tre­pre­neurs­hip, qu’il n’eut jamais la chance de ter­mi­ner. C’était pour­tant son inten­tion. Il m’avait dit en novem­bre 1997, quel­ques jours avant sa crise fati­di­que : “ On règle ça avant Noël ”. Quand il pre­nait ce ton, je savais que la chose allait être réglée aus­si­tôt.
Mais, aupa­ra­vant, il y a eu l’épi­sode des inon­da­tions au Sague­nay le 20 juillet 1996 et l’his­toire du don de un million de dol­lars.
Il était ami avec Yvon Mar­tin, publi­citaire et fon­da­teur de Publi­cité Mar­tin, qu’il fré­quen­tait régu­liè­re­ment et avec qui il voya­geait sou­vent en héli­cop­tère de Sainte-Adèle à Mon­tréal. Je me sou­viens d’une anec­dote mémo­ra­ble qui s’est pro­duite en com­pa­gnie d’Yvon Mar­tin lors de l’ou­ver­ture du caba­ret du Casino de Mon­tréal. Pierre Péla­deau y assis­tait. Après la soi­rée, il décida d’al­ler ten­ter sa chance au jeu. M. Péla­deau avait en poche 1 200 $ ; c’était le bud­get qu’il s’était fixé pour la soi­rée. Il les a per­dus en cinq minu­tes à la rou­lette. Puis il nous a regardé et a déclaré d’un ton sans équi­vo­que :
“ Moi, je m’en retourne dans le Nord. ”
Il s’est levé et il est parti nous lais­sant en plan, Yvon Mar­tin, Carole Gagné de la Ban­que natio­nale, et moi. Il nous avait emme­nés en héli­cop­tère, mais il nous a fallu ren­trer par nos pro­pres moyens.
Le déluge avait pro­vo­qué cette incroya­ble cata­strophe que l’on sait à Chi­cou­timi. Il était tou­ché par ce drame. Il en parla à Yvon Mar­tin.
“ J’ai l’in­ten­tion de faire un don pour les sinis­trés du Sague­nay. Ce serait bon pour eux et ce serait bon aussi pour Que­be­cor. Je vais leur don­ner 100 000 $.
– Ben voyons Pierre ! 100 000 $, c’est pas assez !
– Com­ment ça, c’est pas assez ?
– Si tu veux que ça vaille la peine, il faut que tu don­nes un mil­lion. Là, ça vaut la peine et les médias vont en par­ler. ”
La répli­que ne se fit pas atten­dre :
“ Un million ! Es-tu fou ? ”
Mais pas si fou, parce qu’une fois l’idée en tête, elle avait com­mencé à ger­mer et Pierre Péla­deau aimait vrai­ment ce con­cept. Il est entré en coup de vent dans mon bureau dès son retour rue Saint-Jacques et il m’a dit :
“ Que­be­cor va don­ner un million au Sague­nay ! Viens me voir qu’on tra­vaille ça ! ”
Il a fallu “ tra­vailler ça ”. Je l’ai d’abord taquiné quand il a télé­phoné à Lucien Bou­chard, Pre­mier minis­tre en poste. M. Péla­deau ne lui avait plus adressé la parole et l’avait rayé de son voca­bu­laire depuis le Som­met éco­no­mi­que de Qué­bec en 1996.
“ Comme ça, vous avez fini par lui par­ler ! ” lui dis-je en sou­riant.
Il me répondit avec dépit :
“ Y’a ben fallu ! J’avais pas le choix ! ”
Ce fut ensuite la chaîne d’ap­pels télé­pho­ni­ques. Il avait pris sa déci­sion finale : Que­be­cor don­nait un million au Sague­nay et il vou­lait le faire savoir main­te­nant. Ce qui sem­blait une chose simple s’est com­pli­quée et a fini par l’em­bê­ter plus que toute autre. S’il donnait un million ou dix dol­lars, il voulait savoir où allait l’ar­gent et qui le dépensait. Avec l’épi­sode du Sague­nay, le gou­ver­ne­ment Bou­chard en col­la­bo­ra­tion avec les auto­ri­tés de la région sinis­trée avaient demandé l’aide du public d’un com­mun accord, mais il fal­lait envoyer les dons en argent, en nour­ri­ture ou en vête­ments à la Croix-Rouge qui, elle, se char­ge­rait de la redis­tri­bu­tion et de la coor­di­na­tion géné­rale.
Cette mar­che à sui­vre ne plai­sait pas du tout à M. Péla­deau. Il aurait voulu con­trô­ler l’uti­li­sa­tion de son million par l’en­tre­mise de la direc­tion des heb­do­ma­dai­res à Jon­quière. De plus, il était con­vaincu qu’a­vec une con­tri­bu­tion de cette impor­tance provenant d’une entre­prise pri­vée, d’au­tres entre­pri­ses comme Bom­bar­dier, Power Cor­po­ra­tion, de même que tous les géants de l’in­dus­trie au Qué­bec, emboî­te­raient le pas. Il était con­tent rien qu’en pen­sant à tout ce qu’il était pos­si­ble d’al­ler cher­cher grâce à son initia­tive.
Ensuite, il vou­lait que la source du million soit répar­tie comme suit : 400 000 $ des Impri­me­ries Que­be­cor et 600 000 $ de Dono­hue.
“ Nous avons des usi­nes au Sague­nay et des heb­do­ma­dai­res. C’est nor­mal que l’on s’oc­cupe de notre monde. ”
Charles-Albert Pois­sant, son asso­cié de la pre­mière heure et pré­si­dent de Dono­hue, n’était pas d’ac­cord. À par­tir de ce moment, j’ai lit­té­ra­le­ment été pris entre l’ar­bre et l’écorce. M. Pois­sant n’était pas con­tre l’idée de don­ner l’ar­gent, mais il vou­lait en assu­mer la déci­sion et que ce fut Dono­hue qui en obtînt tout le cré­dit sur la place publi­que. M. Péla­deau, de son côté, ne voyait qu’un nom pour tou­tes ses filia­les : Que­be­cor. Qu’il s’agisse d’une impri­me­rie située en Beauce ou d’un heb­do­ma­daire à Jon­quière, c’était Que­be­cor. Il ne vou­lait pas faire de dif­fé­rence. Il avait tra­vaillé toute sa vie en croyant à la force d’un groupe fort et soli­daire, il n’al­lait cer­tai­ne­ment pas déro­ger à cette idée, sur­tout pas pour un million de dol­lars. À la fin de ce jeu de balle, j’étais encore le mes­sa­ger por­teur de mau­vai­ses nou­vel­les bal­loté de M. Pois­sant à M. Péla­deau.
Charles-Albert Pois­sant avait beau me dire d’in­sis­ter auprès de M. Péla­deau pour le faire chan­ger d’idée, il le con­nais­sait depuis plus long­temps que moi et devait donc savoir qu’une fois que le grand patron avait pris sa déci­sion, c’était IMPOS­SI­BLE de l’en dis­sua­der.
Il y eut un chè­que de un million de dol­lars émis à la Croix-Rouge dont 600 000 $ venaient de Dono­hue et 400 000 $ des Impri­me­ries Que­be­cor, comme prévu.
Ce n’était pas tout. Il a tenu à aller pré­sen­ter le don de Que­be­cor en per­sonne à Chi­cou­timi. Nous nous y som­mes ren­dus avec son héli­cop­tère. Une fois sur place, il a ren­con­tré le direc­teur de la Croix-Rouge res­pon­sa­ble de l’opé­ra­tion de finan­ce­ment et lui a demandé quelle somme le comité de secours avait reçu en plus de son million.
Je ne sais pas avec quels mots décrire la décep­tion de M. Péla­deau lors­qu’il s’est aperçu qu’il n’y avait pas eu de suivi, pas d’effet d’en­traî­ne­ment comme il l’es­pé­rait. Ce qui le déprima le plus fut de cons­ta­ter qu’au lieu d’être motivés pour acti­ver les démar­ches et faire fruc­ti­fier cette con­tri­bu­tion, les gens de l’or­ga­ni­sa­tion n’avaient pas vrai­ment fait d’ef­forts sup­plé­men­taires pour sol­li­ci­ter d’au­tres entre­pri­ses. M. Péla­deau n’en reve­nait pas. Il était d’au­tant plus aigri par cette léthar­gie qu’il avait la conviction que s’il avait pu gérer ce don lui-même, il y en aurait eu dix fois plus dans les cof­fres du comité de secours.
Une impor­tante inon­da­tion frappa une région de la Sas­katc­he­wan dans les jours qui suivirent. M. Péla­deau piqua une sainte colère lors­que, pour tour­ner le fer dans la plaie, il apprit que la Croix-Rouge avait uti­lisé les fonds de secours du Sague­nay pour en don­ner une par­tie aux sinis­trés de l’au­tre pro­vince. Il trou­va le geste inaccep­ta­ble et incom­pré­hen­si­ble.
“ J’ai donné cet argent pour aider mon monde, pas les autres d’ailleurs. C’est au Qué­bec que ça devait res­ter. Je savais que je ne pou­vais pas faire con­fiance au gars de la Croix-Rouge. ” Il n’a jamais digéré cet épi­sode.
Son der­nier pro­jet phi­lan­thro­pi­que, qu’il considérait comme sa der­nière grande con­tri­bu­tion à la société, fut la créa­tion d’une chaire d’en­tre­pre­neurs­hip con­sa­crée aux jeu­nes. Dans ses dis­cours et ses ren­con­tres, il ne ména­geait jamais ses con­seils à ceux qui venaient lui en deman­der, sur­tout s’il s’agis­sait de créa­tion d’em­plois et de jeu­nes entre­pri­ses. Ce tra­vail l’ins­pi­rait et il vou­lait faire davan­tage pour pous­ser les jeu­nes qui désiraient se pren­dre en main et réus­sir.
L’idée de cette chaire lui est venue au cours de ses voya­ges qui l’ame­naient à don­ner des con­fé­ren­ces un peu par­tout. Il aimait la région de Monc­ton. Il trou­vait que les Aca­diens étaient éner­gi­ques et soli­dai­res de leur milieu. Lors d’une con­fé­rence à l’uni­ver­sité de Monc­ton le 25 janvier 1997, il avait parlé de cette idée au rec­teur et à des direc­teurs de dépar­te­ment.
Au départ, M. Péla­deau prévoyait un pro­jet modeste. Il vou­lait com­men­cer avec un mon­tant de 100 000 $ à 150 000 $ réparti entre deux ou trois uni­ver­si­tés. Les uni­ver­si­tés, quant à elles, visaient plu­tôt autour de un ou deux millions de dol­lars. Elles vou­laient aussi avoir l’ar­gent et le gérer tan­dis que M. Péla­deau vou­lait s’oc­cu­per de la ges­tion à par­tir de Que­be­cor.
L’uni­ver­sité de Monc­ton lui plai­sait beau­coup. Il y trou­vait l’es­prit d’ac­tion qu’il cher­chait, mais il con­si­dé­rait que c’était trop loin de Mon­tréal. Il aurait été appelé à se dépla­cer et il n’avait plus tel­le­ment d’éner­gie à con­sa­crer à des voya­ges.
Plu­sieurs autres uni­ver­si­tés vou­laient aussi obte­nir la chaire. Les gens de l’uni­ver­sité Laval pré­ten­daient qu’ils repré­sen­taient l’en­tre­pre­neurs­hip au Qué­bec, les gens de l’uni­ver­sité de Sher­brooke dis­aient la même chose ; l’École des hau­tes étu­des com­mer­cia­les pro­po­sait de join­dre un sur­croît d’étu­diants, tan­dis que l’uni­ver­sité du Qué­bec à Mon­tréal se dis­ait jeune, dyna­mi­que, etc. Bref, il y avait plu­sieurs ven­deurs.
Fina­le­ment, les gens se sont par­lé entre eux et c’est Lau­rent Beau­doin, pré­si­dent de Bom­bar­dier, qui a com­mu­ni­qué avec Pierre Péla­deau pour lui pro­po­ser une ren­con­tre au club Saint-Denis. Cette ren­con­tre devait réunir l’en­sem­ble des repré­sen­tants des grandes uni­ver­si­tés du Qué­bec et faire déblo­quer le pro­jet. M. Beau­doin repré­sen­tait l’uni­ver­sité de Sher­brooke.
Il fal­lait voir le groupe et la dif­fé­rence de men­ta­lité qui exis­tait entre les uni­ver­si­tai­res et les entre­pre­neurs pré­sents. Les cho­ses n’al­laient pas assez vite au goût de M. Péla­deau. Ce n’était pas dans sa nature de créer de comi­tés de ges­tion ou d’étude. Il trou­vait que les uni­ver­si­tai­res per­daient trop de temps à rédi­ger des rap­ports que per­sonne ne lisait. Les uni­ver­si­tai­res pen­saient théo­rie, M. Péla­deau pen­sait pra­ti­que. Il faut essayer de vous l’ima­gi­ner avec le doigt pointé vers le ciel, comme sa mère Elmire Péla­deau.
“ Je ne veux pas finan­cer des cher­cheurs, je veux finan­cer des trou­veurs. ”
Il avait cons­taté que, même avec la meilleure volonté du monde, les jeu­nes avaient sou­vent de la dif­fi­cul­té à pré­sen­ter leurs pro­jets devant les finan­ciers. Si on ne leur mon­trait pas com­ment faire un plan d’af­fai­res, com­ment pré­pa­rer un bilan, com­ment par­ler à un ban­quier, ils avaient beau avoir tous les diplô­mes ima­gi­na­bles, ils n’ob­tien­draient pas une marge de cré­dit.
Au fur et à mesure que la réunion avan­çait, je voyais que l’on essayait de met­tre de l’eau dans son vin des deux côtés de la table et la volonté de trou­ver un ter­rain d’en­tente était pal­pa­ble. Con­nais­sant M. Péla­deau, je n’avais aucun doute qu’il fini­rait par l’avoir sa chaire de l’en­tre­pre­neurs­hip et qu’elle con­tri­bue­rait à for­mer de grands ges­tion­nai­res.
Pierre Péla­deau avait déjà financé des bour­ses d’étu­des dans un pro­gramme con­joint réalisé, entre autres, avec Mar­cel Cou­ture d’Hydro-Québec. Il avait bien voulu y con­tri­buer, mais il avait aussi voulu savoir ce à quoi ser­vaient les bour­ses. Une année, il apprit que la bourse qu’il avait payée avait été remise à une étu­diante en bio­lo­gie qui avait éla­boré une “ patente ” dont le nom était impro­non­ça­ble et qui ne ser­vait stric­te­ment à rien dans la théo­rie comme dans la pra­ti­que. Cette “ patente ” ne serait jamais déve­lop­pée ailleurs que dans cette ses­sion. Il fut d’au­tant plus amer que la réci­pien­daire ne lui adressa jamais un mot de remer­cie­ment. Il ne vou­lait pas que les fonds de la chaire d’en­tre­pre­neurs­hip soient dépen­sés de la même façon, pour des “ paten­tes ” inuti­les.
Le pro­jet de chaire vit le jour, mais uni­que­ment après sa mort, en février 2001. Cette chaire est diri­gée par Pierre Lau­rin, président, et Laurent Lapierre, professeur titulaire à l’École des hautes études commerciales.
Pierre Péla­deau a reçu plu­sieurs hon­neurs durant sa vie, mais par­fois c’étaient de sim­ples peti­tes démons­tra­tions qui le tou­chaient le plus. Ce fut le cas lors­que le pré­si­dent de la Ban­que natio­nale du Canada lui pré­senta des pla­ques en bronze à ins­tal­ler dans les deux sal­les de spec­ta­cles qu’il finan­çait. Ce cadeau pro­ve­nait du ban­quier André Bérard, auquel on avait cepen­dant quel­que peu forcé la main.
Sur le plan des rela­tions publi­ques, la durée à long terme d’une action est un fac­teur impor­tant à con­si­dé­rer au cha­pi­tre de la pro­mo­tion. Je trou­vais dom­mage que les ges­tes posés par Pierre Péla­deau pour le Cen­tre Pierre-Péladeau et pour le Pavillon des Arts de Sainte-Adèle ne reçoi­vent pas la recon­nais­sance méri­tée. Par exemple, après un con­cert donné au Pavillon, on ne mentionnait pas la participation de M. Péla­deau, et rien n’in­di­quait que le Cen­tre Pierre-Péladeau por­tait ce nom à cause de la dévo­tion de l’homme d’af­fai­res envers les arts. J’ai donc eu l’idée de faire cou­ler des plaques en bronze, les­quel­les ren­draient hom­mage au fon­da­teur de Que­be­cor pour son œuvre. Mon objec­tif était d’im­mor­ta­li­ser un peu le tra­vail de Pierre Péla­deau comme le font les musées ou les éta­blis­se­ments his­to­ri­ques un peu par­tout dans le monde.
Je savais cepen­dant que Pierre Péla­deau ne vou­drait pas payer pour une telle coquet­te­rie. J’ai donc décidé de faire le tour de la liste des com­man­di­tai­res du Pavillon des Arts de Sainte-Adèle afin de cibler l’en­tre­prise qui pour­rait finan­cer un pareil pro­jet, modeste en soi, d’en­vi­ron 5 000 $. J’ai pensé à la Ban­que natio­nale et j’en ai parlé à Carole Gagné, direc­trice des rela­tions publi­ques, qui en a tou­ché un mot à André Bérard, pré­si­dent de la Ban­que. Il a accepté l’idée.
J’ai fina­le­ment abordé la ques­tion avec Pierre Péla­deau, prin­ci­pal inté­ressé, pour lui faire part du pro­jet. Il devait être d’ac­cord, sinon les pla­ques ne ver­raient jamais le jour.
Il m’a répondu :
“ C’est une bonne idée, mais je ne paie­rai pas pour ça.
– Non, ça ne vous coûtera rien ! Elles sont payées par un com­man­di­taire. La Ban­que natio­nale a décidé de vous les offrir. ”
Il fut tou­ché par ce clin d’œil de son ami de la Ban­que qui avait immé­dia­te­ment dit oui à ma demande de finan­ce­ment. Pour M. Péla­deau, ce geste était une mar­que de res­pect de la part de M. Bérard et une sorte de recon­nais­sance à son égard. Il men­tionna sou­vent par la suite dans ses dis­cours com­bien ce geste sim­ple, mais réalisé de bon cœur par André Bérard, lui avait fait plai­sir. Il demanda aussi que le compte ban­caire du Pavillon fût trans­féré à la suc­cur­sale de la Ban­que natio­nale de Sainte-Adèle, une sorte de réponse au clin d’œil du grand ban­quier de la rue voi­sine de Que­be­cor.
1.     Quel­ques noms parmi les prin­ci­paux dona­teurs de 1995 à 1997 : Hydro-Québec, la Ban­que natio­nale du Canada, Ray­mond Cha­bot, Mar­tin Paré, Gra­ve­nor Beck, Bell Heli­cop­ter Tex­tron, Mar­ti­neau Wal­ker, Trus­tar, Léger & Léger, Imasco, Lise Watier, Léves­que Beau­bien Geof­frion, Dale Parizeau-Sodorcan, la Ban­que Lau­ren­tienne, Bom­bar­dier, Mer­rill Lynch Canada, Gaz Métro­po­li­tain, Bell Canada, Alcan, Pro­vigo, Réno-Dépôt, KPMG Pois­sant Thibault-Peat Mar­wick Thorne, Loto-Québec, le Groupe Avia­tion Innotech-Execaire, Métro-Richelieu, la Ban­que Royale du Canada, Air Canada, Ali­men­ta­tion Cou­che-Tard, Ogilvy Renault, Société cana­dienne des Pos­tes, Puro­la­tor, les Arts du Mau­rier, Télé­globe, Cler­mont Che­vro­let.
2.     Voir la liste du Pavillon des Arts, en annexe 2.




 

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CHAPITRE 12

Le dau­phin Pierre-Karl

Pierre-Karl Péla­deau était cer­tai­ne­ment celui que son père vou­lait voir occuper le siège de pré­si­dent. Le pro­blème est qu’il ne lui a jamais vrai­ment con­firmé le poste de son vivant et qu’en plus il le maintenait sur la corde raide en s’op­po­sant à ses idées et à ses métho­des de ges­tion.
Con­trai­re­ment à son père, Pierre-Karl n’a jamais voulu être à l’avant-scène média­ti­que. Je me sou­viens, lors­que j’avais à tra­vail­ler avec lui, qu’il me dis­ait tou­jours :
“ La vedette c’est mon père ! Moi, je ne suis pas un acteur. ”
Peut-être changera-t-il d’opi­nion un jour, mais Pierre-Karl Péla­deau ne se voit pas comme un patron de presse. Il a une façon indus­trielle d’abor­der les cho­ses. Pour PKP, comme on le sur­nom­mait fami­liè­re­ment à l’épo­que, il importe davan­tage de maxi­mi­ser les retom­bées éco­no­mi­ques des jour­naux et des impri­me­ries que de véhi­cu­ler un mes­sage natio­na­liste comme son père l’a tou­jours fait.
Pierre-Karl devait nor­ma­le­ment atten­dre qua­tre ou cinq ans après la mort de son père avant de pren­dre la direction de l’em­pire. Je me rappelle, juste avant mon départ, en jan­vier 1998, que quel­qu’un de la direc­tion m’a dit que l’on “ mâte­rait ” le jeune PKP et qu’il allait devoir atten­dre et appren­dre à vrai­ment faire des affaires. J’ai alors répondu que c’était bien mal éva­luer la situa­tion et sur­tout le talent de Pierre-Karl.
Effec­ti­ve­ment, moins de 15 mois plus tard, au début de 1999, Pierre-Karl Péla­deau devint pré­si­dent et chef de la direc­tion de Que­be­cor. Le jeune dau­phin a éva­lué les adver­sai­res en lice et dans un style dont son père aurait été fier, il s’est levé et il s’est emparé du fameux siège tant con­voité de pré­si­dent.
* * *
Pierre-Karl Péla­deau a un style de direc­tion plus moderne que celui de son père. Il voya­geait beau­coup au début de son arri­vée à la pré­si­dence. Il se déplace moins aujourd’­hui, mais il se tient tou­jours informé des affai­res inter­na­tio­na­les. Il parle plu­sieurs langues : le fran­çais, l’an­glais, l’al­le­mand, l’ita­lien et l’es­pa­gnol. Pierre-Karl ne se per­met pas de fami­lia­ri­tés envers ses inter­lo­cu­teurs et il est très direct en affai­res. Sur le plan per­son­nel, il est plus sym­pa­thi­que, mais il ne faut pas lui par­ler d’af­fai­res.
Pierre-Karl affi­che plus son côté intel­lec­tuel que ne le fai­sait son père. Il se sent à l’aise de montrer son savoir et peut tenir une dis­cus­sion avec des uni­ver­si­tai­res ou avec des gens de la haute finance. Il con­naît suf­fi­sam­ment ce domaine pour tirer son épin­gle du jeu avec les experts. Pierre-Karl Péla­deau n’est cer­tai­ne­ment pas un fai­ble ni un trouillard, mais il est par­fois timide. On ne lit pas en lui comme en un livre ouvert.
Son enfance n’a pas été facile, pas plus que pour son frère Érik et ses sœurs Is­abelle et Anne-Marie. Pierre-Karl a vécu un cer­tain temps chez la famille de Ray­mond et Marie Lafram­boise, ce qui lui a permis d’acqué­rir une forme d’in­dé­pen­dance vis-à-vis de son père. Marie Lafram­boise est une femme extraor­di­naire et très gen­tille que j’ai eu l’oc­ca­sion de ren­con­trer sou­vent lors de con­certs de l’Or­ches­tre métro­po­li­tain ou au Pavillon des arts.
Même si Pierre-Karl n’aime pas être iden­ti­fié à son père, il a plu­sieurs points en com­mun avec lui, ce qui expli­que pourquoi les deux hom­mes étaient tou­jours en com­pé­ti­tion. Cette com­pé­ti­tion expli­que­rait le désir pres­sant qu’a aujourd’hui Pierre-Karl d’im­po­ser sa pro­pre mar­que à Que­be­cor et de faire oublier qu’il est l’hé­ri­tier du fon­da­teur. Il veut prou­ver qu’il est aussi capa­ble de réali­ser de gran­des cho­ses. C’est mal­heu­reux, mais à cause de ce sen­ti­ment, immé­dia­te­ment après le décès de Pierre Péla­deau, cer­tai­nes œuvres comme l’Or­ches­tre métro­po­li­tain ont été rapi­de­ment aban­don­nées. Par con­tre, d’au­tres œuvres refu­sées par le père, comme La La La Human Steps, ont été appuyées finan­ciè­re­ment.
Je me rappelle que Pierre-Karl avait demandé que Quebecor par­ti­ci­pe à la cam­pa­gne de finan­ce­ment de La La La Human Steps, troupe de danse que je trou­vais moi-même très inté­res­sante. Pierre Péla­deau s’était pres­que fâché.
Il m’avait répondu : “ Mon­sieur Ber­nard, vous me fai­tes per­dre mon temps ! ”
Une autre dif­fé­rence entre le père et le fils se trouve dans leur allé­geance poli­ti­que. Pierre-Karl est apo­li­ti­que et il dit qu’il fera en sorte de ne pas être au pays le jour des élec­tions.
* * *
Pierre-Karl Péla­deau a fait ses étu­des au col­lège Jean-de-Brébeuf où il ani­mait ponc­tuel­le­ment une émis­sion de la radio étu­diante. On dit qu’il y lisait des extraits du Jour­nal de Mon­tréal. C’était auda­cieux, car à Bré­beuf on pré­fé­rait Le Devoir. Son pre­mier emploi d’été en 1975 fut celui de pho­to­gra­phe au Jour­nal de Montréal, comme Érik qui fut lui aussi pho­to­gra­phe au jour­nal à un autre moment.
Pierre-Karl étu­dia ensuite en phi­lo­so­phie à l’uni­ver­sité de Mont­­réal, comme son père. Il s’y décou­vrit une voca­tion marxiste et se rebella con­tre sa famille. Il démé­nagea pour s’ins­tal­ler avec Char­les, fils de Roger D. Lan­dry, ancien pré­si­dent et édi­teur de La Presse, dans un appar­te­ment qua­li­fié de tau­dis sur la rue Saint-Dominique à Mon­tréal. Pierre-Karl ne voulait rien savoir de l’ar­gent de son père et il tra­vaillait au Big Boy, res­tau­rant greasy spoon du quar­tier Côte-des-Neiges.
Pour ses 18 ans, le 16 octo­bre 1979, son père avait orga­nisé une petite fête en son hon­neur au club Saint-Denis. Pierre-Karl se leva devant le groupe et lança :
“ Vous êtes tous des bour­geois ! Je ne veux rien savoir de vous autres. Laissez-moi tran­quille. ”
Son père lui répondit :
“ Tu es libre, mais si tu chan­ges d’idée, tu seras le bien­venu ! ”
En 1982, à l’âge de 21 ans, Pierre-Karl décida de par­tir pour la France et il s’ins­crivit à la maî­trise en phi­lo­so­phie à l’uni­ver­sité de Paris VIII. Il s’isola dans ses étu­des, mais garda le con­tact avec sa sœur Isa­belle à Mon­tréal. En octo­bre de l’an­née sui­vante, le jour de son anni­ver­saire, son père débar­qua à Paris et l’in­vita au pres­ti­gieux res­tau­rant Maxim’s. Ce fut alors une sorte de récon­ci­lia­tion, selon ce qu’en dis­ait Pierre Péla­deau.
Pierre-Karl s’ins­crivit ensuite en droit à l’uni­ver­sité Panthéon-Assas Paris II. Il pour­suivit ainsi ses étu­des jus­qu’en 1985 pour ensuite reve­nir à Mon­tréal et tra­vailler chez Que­be­cor, tout en ter­mi­nant ses étu­des en droit et en pré­pa­rant son bar­reau. C’est à cette époque qu’il com­prit la valeur de Que­be­cor et, sur­tout, le poten­tiel de l’en­tre­prise.
Pierre Péla­deau était très fier de son fils et il voyait d’un bon œil que ses enfants s’in­té­res­sent à l’en­tre­prise. À la fin des années 1980, Que­be­cor com­men­çait à s’im­po­ser et les acqui­si­tions se mul­ti­pliaient. Les plus remar­qua­bles furent très cer­tai­ne­ment l’achat de la pape­tière Dono­hue en 1987 et l’ac­qui­si­tion des impri­me­ries Ronalds Prin­ting de Bell Canada (BCE) en 1988, opé­ra­tion qui amena Charles Cavell dans les rangs de Que­be­cor. C’est à ce moment, en 1988, que fut lancé le quo­ti­dien The Mont­real Daily News.
Pierre-Karl Péla­deau n’avait pas encore 29 ans, en 1990, qu’il dirigeait l’ac­qui­si­tion des impri­me­ries amé­ri­cai­nes de Max­well Gra­phics d’une valeur de 510 millions de dol­lars. Les obs­er­va­teurs s’en­ten­dent pour dire que c’est avec ce dos­sier qu’il commença à faire sa mar­que.
Pierre-Karl était un tra­vailleur infa­ti­ga­ble qui res­tait très tard la nuit pour négo­cier, sans man­ger ni boire. Cet achar­ne­ment n‘est pas sans rap­pe­ler les métho­des uti­li­sées par Brian Mul­ro­ney, lorsqu’il négo­ciait à titre d’avo­cat des conven­tions col­lec­ti­ves pour ses clients dans les années 1970. L’opé­ra­tion de Pierre-Karl per­mit d’ajou­ter 14 usi­nes d’im­pri­me­rie, ce qui pla­ça Que­be­cor au deuxième rang des impri­meurs en Amé­ri­que du Nord. C’est à ce moment que l’em­pire prit véri­ta­ble­ment forme.
Assez étran­ge­ment, c’est aussi à par­tir de ce moment que les rela­tions entre le père et le fils ont recom­mencé à se dété­rio­rer, du moins ver­ba­le­ment. C’était un peu comme si les suc­cès du fils fai­sait crain­dre au père d’être éjecté de son siège. Pierre Péla­deau con­tes­tait pres­que tou­jours la manière de faire de son fils. Il pré­ten­dait qu’il avait encore beau­coup à appren­dre, mal­gré ses suc­cès.
Cette façon d’agir était pro­ba­ble­ment  sa façon de moti­ver Pierre-Karl et de le pous­ser au-delà de ses limi­tes. Lors­que je fus en poste auprès de Pierre Péla­deau, il m’a souvent dit qu’il était fier de son fils. Tou­te­fois, il ne le men­tion­nait jamais en pré­sence de Pierre-Karl.
Dès 1991, je savais que Pierre-Karl Péla­deau rem­pla­ce­rait un jour son père. Mais dans la vie rien n’est cer­tain et Pierre Péla­deau ne dis­cu­tait jamais du choix d’un suc­ces­seur poten­tiel, ni devant les cadres de Que­be­cor ni devant son fils.
Le 30 octobre 1993, durant un col­lo­que sur les entre­pri­ses fami­lia­les et la relève orga­nisé par le Dr Yvon Per­reault de l’UQÀM, et pour lequel je devais pré­pa­rer l’al­lo­cu­tion de Pierre Péla­deau, ce dernier m’avait demandé de sou­li­gner dans le texte l’ap­port impor­tant de tous ses enfants, en par­ti­cu­lier celui d’Érik, d’Is­abelle et de Pierre-Karl. J’avais dis­cuté avec Pierre Péla­deau durant un voyage à Qué­bec et j’avais com­pris qu’il vou­lait sur­tout dire qu’il n’était pas prêt à par­tir. J’ai alors eu l’idée de le com­pa­rer avec un autre magnat que j’avais ren­con­tré durant mon séjour à Monc­ton, Ken­neth C. Irving, mieux connu au Nouveau-Brunswick sous le nom de K.C. L’em­pire de ce der­nier res­sem­blait un peu à Que­be­cor avec la par­ti­cu­la­rité que ses trois fils, Jack, Jim et Arthur, alors âgés de plus de 60 ans, appe­laient encore leur père papa (Father) au bureau. Le fon­da­teur, bien qu’âgé de 90 ans, n’avait pas encore passé le flam­beau. Il a fallu atten­dre son décès, vers la fin des années 1990, pour que les trois fils devien­nent héri­tiers en règle de l’en­tre­prise, mais avec une clause au tes­ta­ment qui for­çait ces der­niers à s’établir aux Baha­mas, sinon pas d’hé­ri­tage…
Lors du col­lo­que sur les entre­pri­ses fami­lia­les, Pierre Péla­deau avait donc ins­crit dans son texte mon allu­sion à K.C. Irving et il avait rajouté :
“ Je suis très fier des per­for­man­ces de mes fils Érik et Pierre-Karl, mais je n’ai sur­tout pas l’in­ten­tion de quit­ter ma chaise. ”
Cer­tains jour­na­lis­tes ont rap­porté que ce dis­cours avait pro­fon­dé­ment trou­blé Pierre-Karl qui voulait tout aban­don­ner.

* * *

J’ai tou­jours pensé que Pierre Péla­deau admi­rait Pierre-Karl, mais je n’ai jamais com­pris pour­quoi il ne le lui dis­ait pas. C’est comme s’il ne réus­sis­sait pas à lui avouer son amour de père et son admi­ra­tion pour l’éner­gie et l’au­dace dont il fai­sait mon­tre au tra­vail.
J’étais pré­sent lors­que Pierre-Karl est arrivé à l’Hôtel-Dieu de Mon­tréal le 2 décem­bre 1997. Je le revois encore devant le lit en métal de son père que l’on avait ins­tallé dans une cham­bre indi­vi­duelle. L’image était celle d’un fils qui aime son père. Durant les pre­miè­res jour­nées où je me ren­dais encore visi­ter Pierre Péla­deau, j’ai pu cons­ta­ter que c’était Pierre-Karl qui avait pris les cho­ses en main. Il était con­ti­nuel­le­ment à son che­vet et les autres écou­taient ses con­si­gnes. Il a dit plu­sieurs mois plus tard en entre­vue :
“ J’ai tou­jours gardé espoir de le revoir vivant. ”
Pierre-Karl Péla­deau était l’hé­ri­tier en ligne pour assu­rer la relève, en com­pa­gnie de son frère Érik. Le tes­ta­ment n’a jamais été lu en dehors de la famille, mais on sait que le fon­da­teur a légué à parts éga­les les actions votan­tes majo­ri­tai­res de Que­be­cor appar­te­nant à la famille, soit 66,24 % des droits de vote en date du 6 février 2002.
Érik Péla­deau n’a pas du tout la même per­son­na­lité que son frère et il n’est pas sur­pre­nant que les deux se soient très bien enten­dus sur le par­tage des pou­voirs, et ce, sans aucun con­flit.
Pierre-Karl Péla­deau est un ges­tion­naire beau­coup plus car­té­sien que son père, mais il a hérité de son éner­gie. Comme son père, il par­court à la nage 50 lon­gueurs de pis­cine cha­que matin au Spor­ting Club de sa rési­dence du Sanc­tuaire à Mon­tréal. À l’instar de son père qui dis­ait avoir été champ­ion au ten­nis, Pierre-Karl est très habile dans les sports. Il a long­temps affi­ché sur son bureau du 612 de la rue Saint-Jacques Ouest une photo de lui le repré­sen­tant en train de faire du ski nau­ti­que.
Pierre-Karl a une fille, Marie, née en avril 2000 de son mariage avec Isa­belle Her­vet, fille d’un grand ban­quier fran­çais. Le cou­ple est séparé et Pierre-Karl fré­quente Julie Sny­der, ani­ma­trice et pro­duc­trice.
J’ai eu l’oc­ca­sion de col­la­bo­rer avec Mme Her­vet à l’oc­ca­sion de la pré­pa­ra­tion du mariage en 1994. Pierre Péla­deau était inquiet par rap­port au pro­to­cole et, sur­tout, il vou­lait que je m’as­sure que le mes­sage qu’il vou­lait livrer aux invi­tés soit appro­prié. Plus tard, en 1996, la pré­sence à Paris de la famille Her­vet faci­lita la coor­di­na­tion du dos­sier de la Légion d’hon­neur accordé à Pierre Péla­deau.
J’ai bien connu aussi Julie Sny­der ; elle avait col­la­boré à quelques repri­ses aux acti­vi­tés orga­ni­sées par Pierre Péla­deau. Julie est une fille très éner­gi­que, mais qui a eu une enfance dif­fi­cile, comme Pierre-Karl. J’avais des con­tacts professionnels régu­liers avec Julie, avant le décès de M. Péla­deau en 1997, mais comme mes acti­vi­tés ne me lient plus au milieu artis­ti­que, je ne la revois pas sou­vent.
Pierre-Karl Péla­deau a tou­jours été con­si­déré comme un beau gar­çon et il est cer­tain que son père se “ mirait ” en lui. Il n’hé­si­tait pas à dire qu’il trou­vait son fils beau.
Pierre-Karl mène une vie plu­tôt sobre sur le plan des loi­sirs et de ses dépen­ses per­son­nel­les. Con­trai­re­ment à d’au­tres hom­mes d’af­fai­res riches, il n’a pas de voi­ture sport extra­va­gante ou de col­lec­tion quel­con­que. Il aime faire du sport et fumer un bon cigare à l’oc­ca­sion.

* * *

Depuis sa venue à la direction de Que­be­cor, Pierre-Karl Péla­deau a pour­suivi les acqui­si­tions. Il s’est fait remar­quer par son audace et sa témé­rité.
La pre­mière tran­sac­tion im­por­tante fut sans aucun doute la fusion de Sun Media avec Que­be­cor à la fin de 1998. L’en­tente fut signée le 9 jan­vier 1999 à Toronto entre Paul God­frey, grand patron de Sun Media, et Pierre-Karl Péla­deau qui était accom­pa­gné de Char­les Cavell. C’est à la suite d’une offre d’achat hos­tile en oc­tobre 1998 par Tors­tar (Toronto Star), entre­prise rivale, que Que­be­cor devint pro­prié­taire de la tota­lité des actions. Mal­gré l’échec de son père en 1996, Pierre-Karl a réussi à s’im­po­ser à Toronto en grande par­tie grâce à Char­les Cavell qui avait con­servé ses con­tacts avec God­frey. La nou­velle filiale, Cor­po­ra­tion Sun Media, per­met­tait alors à Que­be­cor d’aug­men­ter con­si­dé­ra­ble­ment ses jour­naux et de cen­tra­li­ser la ges­tion de ses publi­ca­tions, en plus d’oc­cu­per une place de choix sur le mar­ché onta­rien.
Une deuxième acqui­si­tion de grande impor­tance fut l’achat de l’im­pri­me­rie amé­ri­caine World Color Press en 1999. Cette tran­sac­tion attei­gnit 2,7 milliards de dol­lars amé­ri­cains et créa une nou­velle entité. Que­be­cor World devint par le fait même le plus grand impri­meur au monde, devan­çant le com­pé­ti­teur amé­ri­cain Don­nel­ley. Que­be­cor World compte envi­ron 40 000 employés et plus de 160 usi­nes par­tout dans le monde. Les acti­vi­tés sont liées entre elles par un même site vir­tuel à par­tir de la Suisse. Tou­tes les com­man­des de papier, d’en­cre et de machi­nes sont regrou­pées à par­tir de ce site, ce qui per­met d’ob­te­nir une meilleure syner­gie, de meilleurs prix et, par con­sé­quent, une marge de pro­fit accrue.
La vente de la par­ti­ci­pa­tion de Que­be­cor dans Dono­hue et la fusion des acti­vi­tés en avril 2000 a été une autre opé­ra­tion finan­cière d’en­ver­gure qui tour­nait la page sur une épo­que impor­tante de l’his­toire de l’em­pire Que­be­cor. Il s’agis­sait cepen­dant d’un déles­tage plu­tôt que d’une nou­velle acqui­si­tion. C’est Abitibi-Consolidated qui est devenu le nou­veau pro­prié­taire des usi­nes de Dono­hue.
Mais c’est sans con­tre­dit l’ac­qui­si­tion de Vidéo­tron qui a trans­formé l’im­por­tance de Que­be­cor au Qué­bec. La tran­sac­tion, réali­sée à la fin de mars 2000, lia Que­be­cor inc. et Capi­tal Com­mu­ni­ca­tion, filiale de la Caisse de dépôt et pla­ce­ment du Qué­bec. Une opé­ra­tion de l’or­dre de 5,4 milliards de dol­lars. La struc­ture de l’opé­ra­tion accor­dait 54,6 % des actions à Que­be­cor, 14,0 % à Capi­tal Com­mu­ni­ca­tion et 31,4 % en actions échan­gées en Bourse. Cette offre d’achat était auda­cieuse, car le prix payé de 49 $ par action de Vidéo­tron était de beau­coup supé­rieur à l’of­fre de Rogers.
L’en­sem­ble de l’ac­tif en com­mu­ni­ca­tion a été inté­gré à la nou­velle entité qui com­prend Vidéo­tron Cable, Sun Media, TVA, les maga­zi­nes de Que­be­cor, ainsi que les élé­ments d’ac­tif inter­net Canoe, Net­gra­phe et Infor­mis­sion.
Pierre-Karl Péla­deau est aujourd’­hui à la tête d’un empire dont les reve­nus annuels dépas­sent les 12 milliards de dol­lars selon les chif­fres de décem­bre 2002. Comme le men­tionne la cap­sule des com­mu­ni­qués de presse de l’en­tre­prise, celle-ci exerce ses acti­vi­tés par­tout en Amé­ri­que du Nord, en Europe, en Amé­ri­que du Sud et en Asie. Elle exploite cinq sec­teurs d’ac­ti­vité : l’édi­tion de jour­naux, de maga­zi­nes et de livres, la vente et la dis­tri­bu­tion de disques, la télé­dif­fu­sion, le mul­ti­mé­dia et l’im­pri­me­rie. Que­be­cor compte près de 60 000 employés dis­per­sés dans quinze pays.
Du petit ate­lier d’im­pri­me­rie du Jour­nal de Rose­mont sauvé de la faillite en 1950 par Pierre Péla­deau, grâce à un prêt de 1 500 $ de sa mère Elmire, le rêve a dépassé les plus gran­des espé­ran­ces. Il a fallu un demi-siè­cle pour que l’en­tre­prise qué­bé­coise s’af­firme et dépasse les fron­tiè­res.
Le fils du fon­da­teur, Pierre-Karl Péla­deau, est né 11 ans après le début de l’aven­ture, mais il se trouve aujourd’­hui à la barre d’une des plus impor­tan­tes créa­tions indus­triel­les de notre épo­que.
Le rêve de Pierre Péla­deau était de faire oublier la faillite de son père et de prouver, entre autres à sa mère, qu’il était un meilleur homme d’af­fai­res. Il a gagné son pari. C’est main­te­nant au tour de son pro­pre fils d’en­trer en scène et d’es­sayer de mon­trer que l’aven­ture se pour­suit.


   


 

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CHAPITRE 13

L’après-Péla­deau

L’his­toire se répète inlas­sa­ble­ment d’une épo­que à une autre. De jeu­nes entre­pre­neurs, hom­mes ou fem­mes, lan­cent une affaire à par­tir d’une sim­ple idée. L’en­tre­prise gran­dit, par­fois au-delà de tou­te espé­ran­ce, et elle devient gigan­tes­que.
Puis le cycle tourne. Le jeune entre­pre­neur devient vieux et il s’éteint. Ses enfants, s’il en a, peu­vent alors pren­dre la relève ou tour­ner la page en ven­dant l’en­tre­prise.
L’his­toire de Que­be­cor n’est pas uni­que. Il s’agit de l’his­toire d’une entre­prise fami­liale qui a réussi et pour laquelle nous en sommes à la deuxième géné­ra­tion. Que nous réserve l’ave­nir ?
Pierre Péla­deau répé­tait souvent :
“ On ne naît pas entre­pre­neur, on le devient. ”
Il dis­ait aussi qu’il y a trois sor­tes de per­son­nes :
“ Ceux qui font par­tie de la parade ; ceux qui regar­dent pas­ser la parade et ceux qui ne savent pas qu’il y a une parade. ”
Pierre Péla­deau a non seu­le­ment mené la parade, mais il l’a créée.
Un jour­na­liste lui a demandé quel­ques mois avant sa mort s’il était heu­reux à l’ap­pro­che de la fin. Il a répondu :
“ J’ai réussi dans la vie, mais je n’ai pas réussi ma vie. ”
C’est une nuance impor­tante. Pierre Péla­deau a choisi de con­sa­crer sa vie à bâtir un empire, au détri­ment de sa vie privée et aux dépens de son pro­pre bon­heur. Mais M. Péla­deau était un rebelle et il n’ac­cep­tait pas de s’en faire impo­ser. On peut pré­su­mer qu’il a assumé ses choix jus­qu’à la fin de sa vie.
Qu’arrivera-t-il de l’em­pire Que­be­cor ? Pierre-Karl Péla­deau pour­suit l’élan amorcé par son père d’une façon fré­né­ti­que et presque dan­ge­reuse. Cer­tains le voient comme un cou­reur auto­mo­bile qui se dirige droit dans un mur de béton.
La taille de l’em­pire Que­be­cor est énorme, mais son évo­lu­tion a été pro­gres­sive et elle a pro­fité d’évé­ne­ments ponc­tuels tout au long de son his­toire. De plus, la teneur des cri­ti­ques n’est pas tel­le­ment dif­fé­rente aujourd’­hui, en 2003, de ce qu’elle était en 1990. Il suf­fit de relire l’ar­ti­cle publié dans le maga­zine L’Ac­tua­lité du 15 avril 1990, précisément celui qui a tant bou­le­versé Pierre Péla­deau et son entre­prise. Les ana­lys­tes finan­ciers y met­taient en garde les inves­tis­seurs con­tre Que­be­cor. Voici un extrait de l’ar­ti­cle de Jean Blouin :
“ La dette de Que­be­cor atteint 800 millions de dol­lars, dit l’ana­lyste finan­cier chez Mid­land Doherty : soit un dol­lar dix pour cha­que dol­lar des action­nai­res. C’est énorme ! Le plus inquié­tant, c’est que l’en­tre­prise n’a pres­que plus de marge de manœuvre.
” Les der­niè­res acqui­si­tions ont coûté cher. Les taux d’in­té­rêt sont éle­vés. Les pro­fits de Dono­hue sont à la baisse. On a englouti 10 millions de dol­lars dans le Mont­real Daily News avant de met­tre le cade­nas à la porte. Super-Hebdo, qui devait éli­mi­ner tous les jour­naux de quar­tier de l’île de Mon­tréal, s’ap­prête à subir le même sort : 10 millions de dol­lars envo­lés en fumée. La Bourse a réagi, et en quel­ques mois, les actions de Que­be­cor sont tom­bées de 20 $ à 13 $ (au 8 mars).
” Que­be­cor a beau avoir des filia­les dans tout le con­ti­nent, les milieux finan­ciers mon­tréa­lais se méfient de Pierre Péla­deau. On le trouve impré­vi­si­ble, brouillon. Pour­quoi, demande-t-on, avoir acquis Dono­hue quand les spé­cia­lis­tes étaient una­ni­mes à pré­dire, pour le début de la décen­nie, plu­sieurs années de vaches mai­gres pour les fabri­cants de papier jour­nal ? La pré­sence de Robert Max­well à ses côtés (il détient 49 % des actions) ne ras­sure pas tout à fait. ”
Un peu plus loin dans l’ar­ti­cle :
“ Je ne veux pas d’ac­tions de Que­be­cor, même pour mes pla­ce­ments à haut ris­que ! s’ex­clame le pro­vo­cant Ste­phen Jaris­lowsky, un des plus impor­tants admi­nis­tra­teur de fonds de pen­sion au Canada. Je n’ai pas con­fiance. Je vais at­tendre un an, même deux. ”

* * *

Treize ans plus tard, en 2003, la situa­tion n’a pas vrai­ment changé en ce qui con­cerne les cri­ti­ques des obs­er­va­teurs. Seule la cible a changé de nom. Aujourd’­hui, plu­tôt que de s’at­ta­quer au père, que l’on qua­li­fie main­te­nant de ges­tion­naire pru­dent et pres­que génial, on cri­ti­que le fils en lui attri­buant les même qua­li­fi­ca­tifs que ceux qui étaient autre­fois acco­lés au fon­da­teur de Que­be­cor. On pré­tend que Pierre-Karl est trop auda­cieux et qu’il va faire cou­ler l’em­pire bâti par son père. On lui a même repro­ché d’avoir vendu Dono­hue, que l’on avait repro­ché à son père d’avoir achetée. L’ar­ti­cle publié dans le jour­nal La Presse de Mon­tréal, en date du 5 décem­bre 2002, pré­sente un exem­ple des atta­ques en règle con­tre la for­mule Pierre-Karl. Dans ce texte, signé Michèle Bois­vert, c’est Ste­phen Jaris­lowsky qui mène la charge, le même qui s’at­ta­quait au père dans l’ar­ti­cle de L’Ac­tua­lité de 1990. Voici un extrait de l’ar­ti­cle :
“ Que­be­cor inc. a de bons élé­ments d’ac­tif, mais ils sont très mal gérés. Il y a trop de gens de qua­lité qui ont quitté l’en­tre­prise et ses filia­les. L’an­nonce récente des départs de Char­les Cavell et Chris­tian Paupe, les deux plus impor­tants diri­geants de Que­be­cor World, en est un bon exem­ple. Pierre-Karl Péla­deau est intel­li­gent, mais il ne pourra pas réus­sir tout seul. Il en a actuel­le­ment trop dans son assiette. Il court dans tou­tes les direc­tions.
” La firme de Ste­phen Jaris­lowsky détient 19,6 % des actions avec droit de vote sub­al­terne de Que­be­cor inc.
” Au 30 sep­tem­bre der­nier [2002], la dette totale de Que­be­cor inc. s’éle­vait à 6,9 milliards de dol­lars dont 3,7 mil­liards liés à Que­be­cor Media.
” Je ne vou­drais pas être à la place de Pierre-Karl Péla­deau. Avec la dette énorme que Que­be­cor a con­trac­tée, il est dans le pétrin. Au fond, il me fait un peu pitié. La situa­tion est très, très dif­fi­cile pour lui.
” C’est ter­ri­ble que Que­be­cor inc. se soit endet­tée au point où elle se trouve obli­gée de ven­dre des actions d’une entre­prise qui va bien, pour ren­flouer une entre­prise qui ne marche pas ”, déplore M. Jaris­lowsky.
Plus loin dans l’ar­ti­cle, la jour­na­liste demande au ges­tion­naire ce qu’il pense des rumeurs selon les­quel­les un groupe de diri­geants de Que­be­cor World, sou­tenu par le Hol­ding Kohl­berg, Kra­vis Roberts & Co, de New York, aurait pro­posé d’ac­qué­rir Que­be­cor World. Ces rumeurs avaient été niées caté­go­ri­que­ment par Que­be­cor inc. dès qu’el­les avaient com­mencé à cir­cu­ler. Dans l’ar­ti­cle, M. Jaris­lowsky affirme que, si cette rumeur était cepen­dant fon­dée, et si le groupe KKR offrait un bon prix, Que­be­cor devrait sérieu­se­ment envi­sa­ger une vente. Il pour­suit en lan­çant un mes­sage direct à Pierre-Karl Péla­deau, l’égra­ti­gnant au pas­sage :
“ Il lui faut une équipe solide, un bon con­seil d’ad­mi­nis­tra­tion et un bon men­tor. Il fau­dra aussi que Pierre-Karl Péladeau écoute son con­seil d’ad­mi­nis­tra­tion, et res­pecte le man­dat qu’on lui don­nera. M. Péla­deau est un homme intel­li­gent, il n’y a pas de doute, mais ce n’est pas un homme facile pour les gens qui tra­vaillent pour lui. ”

* * *

Est-ce que Pierre-Karl Péla­deau gagnera son pari ?
Il fau­dra atten­dre de voir l’évo­lu­tion de l’em­pire au cours des pro­chai­nes années. Mais une chose est sûre : plus ça change, plus c’est pareil. Que­be­cor n’est pas la seule entre­prise aux pri­ses avec le chan­ge­ment. C’est un phé­no­mène uni­ver­sel : on naît, on gran­dit et on s’éteint. Ce qu’il importe de savoir, c’est à quel stade se situe l’évo­lu­tion de Que­be­cor.
Par ailleurs, si l’on regarde dans l’en­sem­ble des entre­pri­ses de com­mu­ni­ca­tion qui ont pris le virage du mul­ti­mé­dia, il se trouve aussi des géants de cette indus­trie qui se sont effon­drés. Ils étaient pour­tant plus en moyens et avaient de meilleu­res assi­ses que Que­be­cor Media. Des entre­pri­ses ayant connu cet effri­te­ment sont cotées au plus bas niveau de NAS­DAQ, lors­qu’el­les ne font pas par­tie des grandes dis­pa­rues des deux der­niè­res années.
Mais Que­be­cor Media est encore debout.
Sur le plan pra­ti­que, il sera inté­res­sant de voir les rôles que joue­ront les autres enfants de Pierre Péla­deau. Que feront Simon-Pierre, Esther et “ Petit Jean ” ? Isa­belle s’est reti­rée de Publi­cor en octo­bre 1998 et elle s’oc­cupe de sa famille. Érik est tou­jours très actif, mais dis­cret.
Sou­vent, lors­que je suis dans le Vieux-Montréal et que je mar­che vers le centre-ville en remon­tant la rue McGill, je passe devant l’édi­fice du 612 de la rue Saint-Jacques Ouest. À l’oc­ca­sion, je ren­con­tre d’an­ciens col­lè­gues de tra­vail de Que­be­cor avec qui j’étais quo­ti­dien­ne­ment en con­tact, et que Pierre Péla­deau aimait par­ti­cu­liè­re­ment : Clau­dine Trem­blay, qui était à l’épo­que la secré­taire juri­di­que avec qui je devais véri­fier cha­que infor­ma­tion sur Que­be­cor avant publi­ca­tion ; Miche­line Mal­lette, secré­taire d’Érik et Chan­tale Lalonde, son assis­tante per­son­nelle ; Made­leine Ber­ge­ron, secré­taire de Pierre-Karl durant les années où j’étais l’ad­joint du père ; Michel Malo, mes­sa­ger mai­son qui dépan­nait sou­vent Pierre Péla­deau en le conduisant à l’hé­li­port.
C’est inévi­ta­ble, cha­que fois que la con­ver­sa­tion s’en­gage au-delà du sim­ple bon­jour, l’échange fait tou­jours allu­sion “ à l’épo­que de Pierre Péla­deau ”. Les remar­ques sont géné­ra­le­ment les mêmes : “ on aimait beau­coup Mon­sieur Péla­deau ”.
La réac­tion est semblable, même à l’ex­té­rieur du per­son­nel de Que­be­cor. J’ai sou­vent l’oc­ca­sion de croi­ser Vasco Cec­con et Fran­cine Léger, pro­prié­tai­res de Vasco Design. Ils étaient de grands amis de Pierre Péla­deau bien avant que j’ar­rive chez Que­be­cor. Je les ai bien con­nus, car ils ont réalisé la majo­rité des rap­ports annuels de l’en­tre­prise entre 1991 et 1997. Péla­deau les aimait bien aussi, et il appré­ciait leur tra­vail. Sou­vent, lors­que la firme de con­cep­tion gra­phi­que envoyait sa fac­ture, il s’ex­cla­mait que c’était trop cher. Il télé­pho­nait alors à Vasco et il négo­ciait un rabais de quelques cen­tai­nes de dol­lars. Vasco Design ne pro­duit plus les rap­ports annuels de Que­be­cor, mais les pro­prié­tai­res de cette firme con­ser­vent, eux aussi, un sou­ve­nir impé­ris­sa­ble du fon­da­teur.

* * *

En ce qui me con­cerne, lors­que j’ai quitté Que­be­cor en jan­vier 1998, je suis devenu con­su­ltant privé. J’ai con­tri­bué à plu­sieurs pro­jets depuis cinq ans.
Par­fois, je dois faire face aux con­sé­quen­ces du passé et aux retom­bées de cer­tai­nes vic­toi­res remportées par Pierre Péla­deau. Un exem­ple de ces con­sé­quen­ces est la perte d’un man­dat que j’avais obtenu à Qué­bec en avril 2001 avec un minis­tre impor­tant du gou­ver­ne­ment de Ber­nard Lan­dry. Je devais le con­seiller au cha­pi­tre des com­mu­ni­ca­tions. J’ai com­mencé le tra­vail le 11 avril au matin, date d’an­ni­ver­saire de nais­sance de M. Péla­deau, mais vers 16 heures, le chef de cabi­net, qui était une femme, m’a dit :
“ Je regrette, mais on ne pourra pas con­ti­nuer. Tu es pro­ba­ble­ment très effi­cace, mais j’ai reçu un appel télé­pho­ni­que m’avi­sant qu’il valait mieux ne pas t’avoir avec nous. ”
J’en ai appris la rai­son par la suite : un res­pon­sa­ble d’un grand cabi­net de rela­tions publi­ques à Mon­tréal, très pro­che du gou­ver­ne­ment de Ber­nard Lan­dry, avait eu maille à par­tir avec Pierre Péladeau. Ce der­nier avait ordonné en 1994, à l’oc­ca­sion de l’inau­gu­ra­tion de Que­be­cor Mul­ti­me­dia, que l’on annule un con­trat d’or­ga­ni­sa­tion d’évé­ne­ment lors­qu’il avait appris que cette firme avait été embau­chée par son fils Érik. Pierre Péla­deau en avait con­tre le pré­si­dent de la firme en ques­tion pour une rai­son per­son­nelle.
C’est le genre de repré­sailles qui peut exis­ter dans le monde des affai­res, mais il ne faut pas trop s’en for­ma­li­ser. D’ailleurs, deux semai­nes plus tard, j’ai obtenu un man­dat beau­coup plus inté­res­sant : diri­ger les com­mu­ni­ca­tions pour la société Air France au Canada.
You miss a deal, you get a deal !

* * *

L’his­toire est une roue qui tourne. Pierre Péla­deau dis­ait que les affai­res sont aussi comme une roue qui tourne. L’im­por­tant est qu’elle ne s’ar­rête jamais. C’était là son secret, m’avait-il dit : tou­jours con­ser­ver la roue en mou­ve­ment.


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Photos prises lors du lancement officiel du livre à la Bibliothèque nationale du Québec
en février 2013.

                    
   
  



 


       

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VOIR LIVRE PARTIE 2: "PIERRE PÉLADEAU 10 ANS PLUS TARD" (2007)

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